Phèdre, de Jean Racine, mise en scène Jean-Louis Martinelli
Phèdre, l’une des pièces les plus jouées de Racine, aujourd’hui, et l’une des plus énigmatiques : comment traiter cette affaire de culpabilité, d’inceste symbolique et d’adultère espéré sans tomber dans le drame bourgeois ? C’était arrivé, en grande partie, à la mise en scène de Michel Marmarinos à la Comédie-Française, peut-être à cause des beaux costumes très 1910 de Virginie Merlin qui emmenaient la pièce du côté de Madame de… Bref, les dieux n’y trouvaient pas leur place.
Jean-Louis Martinelli leur en a donné une, très simple : ils sont la lumière, ou plus exactement l’exposition à la lumière de tous les personnages. À Hippolyte et Aricie, la lumière devrait être naturelle, bienveillante : « tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux ». Pourtant, Hippolyte la craint, dans la grande ombre de son père, qu’il craint d’offenser en aimant sa prisonnière, la fille de ses ennemis. On pourrait ajouter : dans l’ombre que le désir de Phèdre jette sur lui.
Thésée, lui, y est habitué, sous le feu de ses exploits, et c’est pour cela qu’elle l’éblouit, qu’il ne voit pas quel tyran il est devenu pour sa famille: « Si je reviens si craint et si peu désiré… ». Cette mise en lumière est donnée par le dispositif scénique bi-frontal où se croisent les chemins des uns et des autres, tout près du public, dans le public Mais la pente un peu trop faible contraint les spectateurs à quelques contorsions pour « tout » voir : est-ce voulu pour les rendre encore plus voyeurs, ou sommes-nous en train de sombrer dans les méandres de la dramaturgie a posteriori? Quant à Phèdre, elle se réfugie parfois derrière son décor.
On n’échappe pas à cette évidence, le théâtre est un art au présent. Cette Phèdre là est d’ici et maintenant, et non renvoyée aux temps légendaires, ni liée à l’époque de l’écriture. Coulée (et non moulée) dans une robe couleur de peau, Anne Suarez donne de Phèdre un personnage à la Marilyn, d’une sensualité évidente et presque innocente. « Vénus tout entière à sa proie attachée », c’est l’échange des désirs aussi impossible à détacher que sa propre peau, femme fatale d’abord à elle-même. « Je meurs, je meurs », dit-elle, comme Hippolyte (Mounir Margoum) dit: « « Je pars » et ne part pas, sinon vers la mort. Martinelli le voit en dépressif, et du coup, ralentit à l’excès la première scène, pour lui comme pour Théramène (Abbès Zahmani). Le complexe paralysant du « fils de » pouvait se manifester avec plus de nervosité.
Quant à Phèdre, elle constate sa mort prochaine sans la désirer, comme elle constate les actes d’Œnone (impeccable Sylvie Milhaud), qui se voudrait son double. Mais ce fameux désir qui lui colle à la peau, elle en a sa part, et c’est pour tout de suite. On s’étonne qu’Aricie manque un peu d’éclat (Sophie Rodriguez) : vraie précieuse dans l’aveu détourné et pudique de son amour, elle est aussi, comme la Junie de Britannicus, de ces héroïnes positives, fortes, dont Racine est capable. Thésée plus encore que ses partenaires nous ramène à notre temps. Hammou Graïa, d’une puissance à la limite de la trivialité, fait rire parfois, en Hercule furieux. Sa tendresse s’exprime à gros coups de patte sur le cou de son fils, d’une main pesante qui fait ployer plus qu’elle ne caresse. Il transpire une virilité massive, qui ne peut, à la fin, que le laisser penaud. Tout cela sous nos regards impartiaux : nous sommes les dieux.
Cette Phèdre-là n’est pas la Phèdre absolue, la Phèdre qui irait au-delà de ce qu’on peut rêver–c’est pourtant ce qu’on peut espérer du théâtre-c’est une Phèdre d’aujourd’hui qui prête à discussion, à questions, et cela, non sans plaisir.
Christine Friedel
Théâtre de Nanterre-Amandiers jusqu’au 20 décembre, 01 46 14 70 00
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