Mademoiselle Julie d’August Strindberg, adaptation de Mikhail Durnenkov, mise en scène de Thomas Ostermeier (en russe sur-titré)
C’était la première en France et pour une seule représentation, à l’occasion de l’ouverture du Festival d’Automne en Normandie au Cadran/Scène Nationale d’Evreux qui a accueilli cette pièce, l’une des plus jouées du théâtre moderne, dans la mise en scène d’Ostermeier. Mikhail Durnenkov a respecté tout à fait la pièce du grand auteur suédois mais lui donne une couleur plus politique et y dénonce le pouvoir de l’argent dans la Russie actuelle.
Sur la grande et belle scène du Cadran (mais la récente architecture de la salle et du bâtiment est d’une laideur insoupçonnable!), l’habituel plateau construit tournant cher à Thomas Ostermeier, construit par son scénographe Jan Pappelbaum et programmé à la seconde près. Il y a seulement très réaliste, un vaste piano de grande cuisine tout en inox, avec plaque de cuisson, évier, plan de travail et, de l’autre côté du plateau tournant, une sorte d’arrière-cuisine/resserre avec grand réfrigérateur.
Tout se passe une nuit d’été dans ce huis-clos, entre trois personnages, Julie, Jean et Christina, dans une unité complète de temps et de lieu, et sans aucune action secondaire, mais, avec la forte présence du père de Julie que l’on ressent fortement, même si on ne le voit jamais. Au-dessus, un grand écran vidéo qui relaie en gros plan de façon obscène au sens étymologique du mot, la préparation d’un poulet par Christina, la cuisinière de la riche maison dont elle est l’employée. Comme pour souligner le travail épuisant et quotidien auquel elle est soumise en gagnant probablement le smic.
C’est aussi la fiancée de Jean, le chauffeur et serviteur du maître des lieux. Dont la fille, l’orgueilleuse mademoiselle Julie, dans la pièce de Strindberg, est la fille d’un ancien général devenu homme d’affaires et méprise les employés de maison qui le lui rendent bien.
Mais, comme rien n’est jamais simple dans les relations humaines, elle semble aussi fascinée par la personnalité de Jean et se met à affronter le serviteur et l’homme à la fois. Et Jean va vite céder à la tentation, mais il maîtrise parfaitement ce jeu de séduction/domination, en se servant parfois des mots les plus crus: « T’es qu’une grosse vache complexée que personne ne veut se faire », même s’il sait qu’à ce jeu, il risque très gros… Et le duel est sans pitié: «
Ce qui sera assez, ce sera quelques années de prison pour viol » lui dit ensuite Julie.
Les relations humaines entre classes sociales différentes existent mais, comme disait Brecht, « l’huile et l’eau ne se mélangent pas ». Et c’est pour refuser, quand il s’agit de relations amoureuses, de se soumettre à ces codes sociaux, que Jean et Julie iront à leur perte…
La situations sociales imaginées par Strindberg-la fille d’un aristocrate qui se permet de séduire le serviteur de son père, lequel va se venger cruellement en la poussant au suicide, avaient quelque chose de très subversif à la fin du 19 ème siècle, et la pièce-on l’a oublie souvent fut d’abord interdite en Suède!
Mikhail Durnenkov, Roman Dolzhansky, le dramaturge et Thomas Ostermeier ont eu raison de mettre plutôt l’accent sur la différence de classe entre Jean, Cristina d’un côté, et Julie et son père de l’autre. Avec un dialogue très solide fondé sur une stichomythie singulièrement efficace que Sophocle comme Euripide puis Shakespeare et Corneille ont souvent pratiquée et qui fait les beaux jours du cinéma actuel.
Et ils ont très bien su garder le processus d’identification entre les personnages et le public, savamment mis au point par August Strindberg, si bien qu’aussitôt, entrés sur le plateau, les trois acteurs ont tous les trois tout à fait crédibles, et nous assistons médusés à l’ascension sociale du pauvre serviteur qui va le payer très cher. Croit-il vraiment à cette fuite à l’étranger avec Julie?
Elle, en tout cas, enfermée dans sa violence intérieure, est plus fragile qu’il n’y paraît. Elle ne sait sans doute pas très bien non plus, dans sa solitude désespérée ce qu’elle veut au fond d’elle-même, et finira, incapable de vivre dans le réel, par se suicider. Christina, elle, paye aussi le prix fort de la trahison de Jean et restera seule dans sa cuisine.
Thomas Ostermeier a aussi mis l’accent sur la passion érotique qui unit Jean et Julie et qui va les emporter dans une spirale infernale. Il est, on le sait depuis longtemps, un remarquable directeur d’acteurs et a bien choisi ses trois interprètes : Chulpan Khamatova, Evgeny Mironov, grandes vedettes du cinéma russe, et Elena Gorina, sont tous les trois d’une présence et d’une sensibilité absolument exceptionnelles, que ce soit dans le dialogue ou dans la gestuelle. Vraiment de la grande interprétation avec toutes les les nuances nécessaires, et sans aucune faille durant une heure et demi. Elena Gorina a même, nous a-t-on dit, l’accent d’une femme de la campagne.
Et rien dans cette mise en scène- lumières, costumes, accessoires, musique, images vidéo n’est laissé au hasard; tout y est aussi juste que précis, notamment dans cette violence des corps, que les personnages se battent ou fassent l’amour. Le public très à l’écoute, a bien accepté le surtitrage- sur des écrans latéraux et un peu petits, ce ce qui suppose une attention soutenue-et a longuement ovationné les trois comédiens russes.
Mystère des productions théâtrales : quelques centaines de spectateurs français seulement -ceux de Normandie et ceux du Nord-auront pu voir ce formidable spectacle…Et c’est vraiment dommage ! Reste à espérer qu’il vienne un jour à Paris et/ou au festival d’Avignon…
Philippe du Vignal
Spectacle vu au Cadran/Scène nationale d’Evreux, le 12 novembre, et joué aussi les 15 et les 16 novembre à La Rose des Vents de Villeneuve-d’Asq.