À tous ceux qui
À tous ceux qui de Noëlle Renaude, mise en scène de Sophie Thebault.
Les Robichon, Oscur, Gloriette, Moulard, Gloton, Faitard et branches collatérales, soit trente-six personnages, ou plutôt trente-six voix, peuplent cette pièce initialement écrite pour la radio : quinze hommes, vingt-et-une femmes de quatre à quatre-vingt seize ans ans, pris dans l’instantané d’un dimanche de fête.
Une table est dressée pour un banquet. Il règne une gaîté nostalgique induite par de vieilles chansons françaises :« Et hop en s’en sortira, on s’en tirera, comme toujours en France » ou « « Non, je ne me souviens plus du nom du bal perdu », etc… Douze comédiennes investissent la scène : elles feront entendre tous les personnages (ou presque).
Tour à tour, elles se présentent : nom, prénom, âge. Puis elles racontent : leurs vies, leurs amours, Elles parlent de ce qu’elles ont perdu : un mari, un frère, les cheveux, la raison, des illusions. Disent leurs rêves, leurs joies et leurs chagrins. Des existences déballées, au féminin mais aussi au masculin car les actrices, par le truchement de la mise en scène, lisent la partition des hommes manquants.
À travers les petites histoires de ces familles, dont les versions diffèrent selon les protagonistes, se compose une fresque sociale de la France profonde. La guerre hante encore les mémoires: 14-18, 39-45, l’Algérie… Les chronologies se brouillent d’une génération à l’autre. Mais on chante et on danse, on mange et on boit à la paix toute nouvelle, à l’avenir, au progrès, au bachot d’Albert, à la fiancée de Bouboule, aux absents, aux morts, à tous ceux qui …
De libation en libation, il appartient au spectateur de remonter le fil des généalogies, des alliances et des cousinages, depuis la petite fille au seuil de sa vie qui, en ouverture du spectacle, serre un oiselet mort dans sa poche, jusqu’au vieillard de «l’âge des déjà morts» à qui elle va l’offrir à la fin. Celui-ci conclut, en voix off, venue de l‘au-delà, que, comme l’oiseau, il « n’a vu de la vie qu’un fragment de ciel ».
La mise en scène, précise, directe, prend le texte à bras le corps. Le pari de faire interpréter la pièce au féminin, en constituant un chœur de femmes aux personnalités et aux morphologies contrastées, confère une délicatesse et une élégance au spectacle. L’auteure ne se sent pas trahie : « Ce choix s’inscrit dans une cohérence scénique et textuelle bien décidée : qu’on dise le texte ou qu’on le lise, au fond, l’histoire se racontera d’elle-même, les corps s’inventeront d’eux-mêmes, et la question du genre (risquée) se dissout d’elle-même pour laisser juste la place à de l’humain. »
La justesse de l’interprétation, le travail des rythmes, des silences, jusqu’aux hésitations et aux flottements, collent à l’écriture acérée, alerte, drôle, grinçante, toujours musicale de Noëlle Renaude. Ce flot de paroles, conçu comme un oratorio, constitue une partition brillante mais d’une grande simplicité, d’où naît une série de portraits hauts en couleurs.
Sophie Thébault monte essentiellement des textes d’auteurs contemporains, de Philippe Minayna à Remi De Vos ou Urs Widmer en passant par Christophe Pellet ou Jean-Luc Lagarce : elle a une fois de plus tenu son pari.
Mireille Davidovici
À tous ceux qui est paru aux éditions Théâtrales- 2002 – 68 pages.