Le Canard sauvage
Le Canard sauvage, d’Henrik Ibsen, mise en scène de Stéphane Braunschweig
Voici une pièce vraiment tirée par les cheveux, ou par les plumes. Dans un monde parfaitement réaliste, tant en ce qui concerne la psychologie des personnages que les rapports sociaux –on ne parlera pas ici de naturalisme-, Ibsen introduit une métaphore onirique, à plusieurs niveaux.
La famille Ekdal est installée sous les toits, avec son atelier de photographie et de retouches, et un vaste grenier où le grand-père a reconstitué un petit bout de forêt, avec une basse-cour en guise de gibier. Et un canard sauvage à demi blessé offert à la petite Hedwig. Tout irait presque bien sans la découverte de l’aide envahissante du riche Werle.
Pourquoi donne-t-il du travail au peu productif grand-père ? Pourquoi et comment a-t-il marié le jeune Ekdal à son ancienne servante ? Pourquoi leur a-t-il procuré ce travail –facile- de photographe ? Quels replâtrages, là-dessous ? Il faut que Gregers, le fils Werle, revienne de son usine lointaine poser la question, pour que s’enclenche au nom de la vérité le mécanisme fatal. La légende veut que le canard sauvage blessé plonge dans les eaux et s’accroche aux algues du fond pour être sûr de ne pas remonter…
Voici donc le fils de famille interrogeant son ancien condisciple moins favorisé sur sa jolie famille et sur les surprenants coups de pouce donnés par son propre père. Naturellement, quand on soulève les pierres, on trouve dessous des larves peu ragoûtantes. Et, au nom de quoi, ce grand ménage moral ? Au nom des espérances que Hajlmar Ekdal, inventeur paresseux, génie à venir (peut-être) a données à Gregers Werle. Au nom de la Vérité, de la Pureté, de l’Idéal. Gina, l’épouse, et Relling, le médecin, savent ce que valent ces grands mots, et leur pouvoir destructeur. Mais la machine est en route, et rien ne peut l’arrêter.
Ibsen déplie soigneusement les tenants et aboutissants de cette lutte sans merci, et expose ici un pessimisme radical: pour lui, les hommes moyens et paresseux comme Hjalmar Ekdal sont incapables de trouver une troisième voie entre la compromission et l’idéal. Et les êtres d’amour comme la petite Hedwig non plus : petit canard blessé, elle ne peut survivre au désamour de son père adoré. Il faudrait avoir le courage du mensonge. Seuls « tiennent » ceux qui vivent dans l’illusion, comme le grand-père (Charlie Nelson) ou le voisin théologien alcoolique (Thierry Paret), ou dans une totale désillusion, comme Gina et le docteur. Encore une fois, on voit Ibsen engager ce que Witkiewicz appellera plus tard le « combat des cerveaux » : la puissante image d’un père cynique et jouisseur écrase le fils qui a son tour broiera son mai, qui lui-même brisera sa fille…
Claude Duparfait incarne droit comme flèche l’ange mortel de l’idéal. Idéal, ou méchanceté, ou jalousie féroce ? Ce sera au public d’apporter la nuance. Les autres acteurs sont justes : Rodolphe Congé fait passer avec assurance la position fausse de celui qui se ment à lui-même, à qui la vie réussit à peu près sans qu’il puisse être très sûr de ses bases. Mentions spéciales à Suzanne Aubert (Hedwig) et à Chloé Rejon (Gina) pour leur interprétation toute en sensibilité pour la première, et toute en retenue, pour la seconde, et à Christophe Brault, qui apporte une belle humanité, concrète, vivante, au rôle du médecin Relling. La mise en scène est heureusement aussi claire et directe que la pièce est compliquée et « tordue », éclairée par l’irruption poétique d’une nature inattendue dans ce grenier.
Le décor, construit comme l’envers d’un décor de cinéma, crée une nouvelle métaphore : qui dira de quel côté est le vrai ? La question ne vous quitte pas de tout le spectacle.
Christine Friedel
Théâtre National de la Colline, 01 44 62 52 52, jusqu’au 15 février