Oncle Vania d’Anton Tchekhov, adaptation du texte traduit par André Markowicz et Françoise Morvan, mise en scène d’Eric Lacascade.
C’est avec une belle constance qu’Eric Lacascade explore l’œuvre de Tchekhov : après Ivanov, Les Trois Sœurs, La Mouette et Platonov, il s’arrête aujourd’hui sur Oncle Vania, texte qu’il crée à l’ombre de L’Homme des bois, une version initiale d’Oncle Vania. La pièce dessine une constellation paysanne et urbaine de personnages d’âge et de condition divers, réunis auprès de Sérébriakov (Jean-Baptiste Malartre), acariâtre professeur d’université à la retraite, en villégiature avec sa jeune femme Éléna dans la maison familiale.
Sonia, fille d’un premier mariage, et dont la mère est décédée, gère vaillamment le domaine avec son oncle maternel Vania et sa grand-mère, Maria Vassilievna (Maud Rayer), veuve d’un conseiller d’État.
Astrov, le quelque peu cynique médecin (Jérôme Bidaux), est un rayon de soleil dans la maison quand il vient rendre visite à Sonia ; c’est un beau parleur attentif aux êtres… et aux bouleaux, défenseur de la forêt saccagée et militant vert avant l’heure, doué de prémonition quant au destin de la planète et des hommes.
Alentour, quelques proches composent un monde attachant, des gens simples ou des petits notables – des stéréotypes- que jouent avec conviction Jean Boissery, Arnaud Chéron, Arnaud Churin, Stéphane E. Jais et Laure Werckmann. On se salue et on s’embrasse, on rit et on manifeste son plaisir d’être ensemble.
La mise en scène privilégie dans les mouvements chorégraphiés, les gestes, les postures, les signes d’amitié et cette chaleur qu’on éprouve à partager en commun des morceaux de vie et de temps révolu, qu’ils soient heureux ou douloureux. Les acteurs adoptent symboliquement des pas de danse légers et graciles, et marchent à l’amble sur le plateau dans le bonheur de se retrouver pour l’anniversaire d’un des leurs.
Impatience de célébrer l’instant privilégié avant qu’il n’échappe, effervescence des bouteilles de champagne débouchées puis versées généreusement sur une longue table dressée, conviviale et festive. Il y aura ensuite des scènes plus tendues, comme la réunion d’un conseil de famille exigée par le tyran. Et Lacascade a très bien peint cette toile subtile, tissée d’ennui existentiel.
Sur les histoires du passé dont on se souvient, chacun en rajoute sur la permanence de la tendresse ou de la rancœur, le sentiment de l’échec intime, la sensation amère d’avoir gâché sa vie, les rêves de réussite jamais conquis.Et les derniers sursauts rebelles de la quête d’amour se catalysent sur la personne idéalisée d’Eléna (Ambre Kahane) qui aimante le désir de Vania et celui d’Astrov; la sincère et tonique Sonia (Millaray Lobos Garcia), attirée par la liberté de ce médecin, n’obtient nulle reconnaissance amoureuse.
Tchekhov représente, dans sa modernité, le sentiment tragique de la vie où l’homme ne peut jamais se consoler de la mort qui le guette à travers les nécessités quotidiennes et le temps qui passe. Le poids des habitudes ne laisse jamais advenir ce qu’on attend depuis si longtemps ni les aveux cachés, d’où ici « ce déferlement d’humanité » et « ce bouillonnement des passions ».
C’est Alain d’Haeyer qui interprète Vania l’introverti, il exprime bien l’usure intérieure de l’être abîmé, au milieu d’une démission morale généralisée. Vania qui a renoncé à ses penchants littéraires pour subvenir aux besoins d’un beau-frère égoïste et vaniteux, représente avec Astrov, les êtres justes, ceux qui ressentent le plein sentiment de la vie et la beauté de la nature. Au-delà des des coups de colère provocateurs, d’une lucidité amère et d’un esprit critique, ce duo décalé et trivial symbolise pourtant la dignité, l’élégance et la délicatesse d’âme , capables d’atteindre, , selon Tchekhov, un certain bonheur d’exister.
Retenons surtout une scène particulièrement réussie sur le plaisir de vivre, le moment d’ivresse incontrôlable ou de biture contrôlée… que les deux amis partagent sur le plateau. Vania verse un, deux, puis trois petits verres de vodka sur une longue table de bois qu’il soulève d’un côté pour les faire glisser; Astrov les rattrape en catastrophe, et les boit illico. Ces deux jongleurs contrôlent leur numéro à merveille pour le bien-être d’une solide représentation d’Oncle Vania…
Véronique Hotte
Désolé, chère Véronique, nous avons un regard bien différent, vous aviez vu le spectacle à sa création à Rennes et vous l’avez revu hier au Théâtre de la Ville à Paris, où nous étions assis l’un à côté de l’autre. Oui: les scènes d’ensemble sont bien traitées avec de beaux mouvements chorégraphiques; oui, Astrov et Vania, dans le scène de beuverie avec Vania sont tout à fait crédibles, comme l’est aussi Vania, à la presque fin, quand il il déchiquette son gros bouquet de roses rouges, en le frappant sur la grande table, dans une violente colère inassouvie depuis des années contre son beau-frère Sérébriakov qui, avec sa femme, Elena, va quitter très vite la maison familiale. Mais pour le reste, on est quand même loin du compte, et c’est un spectacle très décevant, surtout quand on le compare à La Cerisaie ou à Platonov que Lacascade avait autrefois montées.
Ce qui ne nous plaît pas du tout: trop d’erreurs de conception! D’abord, pourquoi avoir choisi de réunir en un seul texte L’Homme des Bois et Oncle Vania, sans qu’on en voit bien la nécessité dramaturgique? Est-ce pour justifier le sous-titre: Scènes de la vie à la campagne en quatre actes. Mais cela n’apporte rien à la pièce, et c’est donc peu de dire que l’intelligente traduction de Françoise Morvan et André Markovics a été plus qu’ « adaptée »? Dommage aussi que l’on n’entende pas les belles phrases de Sonia à la fin de la pièce…
Personne n’est obligé de respecter les didascalies de Tchekhov mais on se demande bien pourquoi Lacascade a demandé à son scénographe de faire commencer le spectacle non par l’évocation du jardin avec la vieille nounou, mais avec le décor de l’acte II, disposé à l’envers: les murs gris du salon de la demeure familiale à la campagne, disposés sur roulettes que les acteurs retourneront ensuite. Théâtre dans le théâtre? Petite provocation pour faire moderne? On ne saura jamais…
Il y a aussi une passerelle descendue des cintres et qui y remontera, où Sonia et Vania vont disposer verres, zakouskis et bouteilles de Champagne. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué? Et cette scène traîne singulièrement en longueur: Lacascade aurait pu nous épargner ainsi l’arrivée par la salle, qui reste éclairée au début, de tous les personnages, vieille scie du théâtre contemporain… comme cette boule à facettes de bal. Cela se voudrait novateur, alors que ce sont des procédés plus qu’usés!
Ensuite, cet Oncle Vania se poursuit dans une pénombre généralisée, sauf à la fin où la lumière devient presque violente, et ce pénible sous-éclairage ne se justifie absolument pas. Pourtant Lacascade savait bien que le spectacle se jouerait au Théâtre de la Ville; on se demande en tout cas, ce que les spectateurs, au delà du rang J, peuvent bien discerner des visages des acteurs qui, sans doute mal dirigés, peinent à convaincre, en particulier, Jean-Baptiste Malartre (Sérébriakov) que l’on a vu meilleur!
Ils semblent perdus sur le grand plateau du Théâtre de la Ville qui n’est pas l’endroit idéal pour jouer Oncle Vania; du coup, les scènes intimes comme celles des adieux d’Elena à Astrov et à Vania tous les deux amoureux d’elle, qui devraient avoir quelque chose de très poignant, ne fonctionnent pas du tout. Et là, il y a au départ, une erreur de conception scénographique.
Quant à la musique de films qui, au début, couvre sans doute exprès la voix des personnages, elle est inutile et sans aucune unité, et sonne vraiment faux… Même si Lacascade ne voulait pas tomber dans la musique folklorique russe, il aurait pu trouver autre chose!
Au total, un spectacle, avec quelques rares bons moments, comme la toute dernière fin. Mais qui n’a jamais pleuré à un soleil couchant sur fond d’accordéon? L’ensemble un peu prétentieux, un peu ennuyeux, reste, somme toute, assez fadasse. On a vu de meilleurs Vania – on repense entre autres, au merveilleux Vania à la campagne du Théâtre de l’Unité (voir Le Théâtre du Blog) qui se joue en plein air, avec maintenant plus de 88 représentations au compteur…
Sans doute était-ce la première à Paris, et après un second rodage, le spectacle devrait se bonifier mais, disons les choses franchement, on reste tout de même sur sa faim; Oncle Vania et Tchekov méritent mieux que ce travail approximatif et décevant. Le public toussait souvent, ce qui n’est jamais très bon signe et des spectateurs sont même partis en cours de route. Alors, à vous de décider…
Philippe du Vignal
Nous avons reçu ce message d’une spectatrice qui a assisté à cette même première et qui analyse assez bien le travail d’Eric Lacascade:
J’ai lu votre critique hier soir et ce matin. Hier soir, j’analysais vos réflexions et commentaires. Et finalement, ce matin, je me retrouve dans la totalité de vos propos.
Je relisais votre commentaire et j’ai essayé de murir une réflexion plus subjective du travail de Lacascade.Ainsi, je ne vous trouve pas sévère mais juste un peu acerbe, au sens piquant du mot.
Comme vous, la première scène m’a déconcertée. Je la trouve trop « en dehors » du théâtre de Tchekhov, pas assez convaincante. Elle instaure une intemporalité gênante, et l’arrivée des personnages en pleine lumière depuis la salle n’est pas justifiée, et contraire au théâtre de Tchekhov qui, pour moi, nous laisse toujours en dehors, inutiles spectateurs. Et la boule à facette qui plonge tout le théâtre dans un espace cosmique ? Vouloir nous intégrer tout en nous laissant passifs est un paradoxe.
Pour la lumière, certes il y avait beaucoup de pénombre mais j’ai trouvé les ambiances lumineuses de Berthomé assez sensibles. La musique est un élément agréable que l’on voit apparaître de plus en plus dans le théâtre contemporain, mais le choix n’était peut être pas toujours bien géré, avec en plus, une coupure pas très juste au milieu de certaines scènes. Alors que la pièce possède quelque moments de longueur indispensables au rythme de la vie comme l’ont traduit les artistes russes, comme, entre autres, Andreï Tarkovski.
Je trouve l’ennui merveilleux quand il s’agit de temps qui passe. J’ai trouvé qu’il y avait de très beaux moments scènographiques, notamment quand la mère de Vania pousse une des parois, en laissant apparaitre une sorte de lumière céleste, ou quand, à la dernière scène, la lumière devient jaune « coucher de soleil » et que Sonia dit un texte sur l’avenir merveilleux, englouti par le son de l’accordéon de son oncle Vania.
L’espoir est là mais rongé par la tristesse. Le jeu des acteurs est vraiment très bien, mis à part le médecin un peu trop naturel, et peut-être pas assez dans son personnage…
Maëlle Bourges
Théâtre National de Bretagne à Rennes jusqu’au 1er mars 2014, relâches les 23 et 24 février. T : 02 99 31 12 31 Et du 5 au 22 mars au Théâtre de la Ville à Paris. Du 26 au 29 mars au Théâtre National de Bordeaux Aquitaine. Du 2 au 4 avril au Quartz de Brest. Du 9 au 18 avril au Théâtre du Nord à Lille. Les 6 et 7 mai à L’Hippodrome de Douai. Du 14 au 16 mai à la Maison de la Culture de Bourges.