Seul dans Berlin
Seul dans Berlin, d’après le roman de Hans Fallada, mis en scène de Luk Perceval, et Seul dans Berlin ? de René Fix, librement adapté de ce même roman, mise en scène de Claudia Morin.
Ce n’est pas un hasard, ni une mode. Qu’on puisse voir en même temps à Paris, deux adaptations très différentes du roman de Hans Fallada est révélateur d‘une inquiétude justifiée. Quand les extrêmes-droites sortent du bois, quand les thèses et les partis néo-nazis s’affichent, il est urgent de rappeler que ce ne sont pas seulement des mots.
L’ample roman de Fallada dont le titre original est Jeder stirbt für sich allein (Chacun meurt pour lui seul) décrit, à travers le parcours d’Otto et Anna Quangel, lui-même inspiré de l’histoire vraie d’Otto et Elise Hampel, la vie d’un peuple soumis à un régime fasciste. Peur, délation généralisée et mépris empoisonnent les relations entre les êtres et les gangrènent eux-mêmes en profondeur. Sous le couvercle du terrorisme d’état, les pires pulsions sont encouragées et se libèrent. Sauf exception…
Otto et Anna Quangel forment un couple des plus discrets, soumis, sans histoire, jusqu’au jour où ils apprennent la mort de leur fils « tombé en héros » à la bataille de France. Mensonge et propagande ! Ils savent bien qu’il y était allé en traînant les pieds, et pour quel fantôme de gloire ?
Alors, ce couple, anonyme et effacé, trouve sa propre forme de résistance, anonyme, effacée. Otto, suivi d’Anna, va déposer dans les cages d’escalier, sur les rebords de fenêtres, de simples cartes postales, avertissements, alertes, en guise de souvenirs de vacances, dans un pays où personne n’ose en prendre. Deux cent-soixante cartes seront ainsi déposées, et toutes, à dix-huit exceptions près, remises à la police, tant elles brûlaient les doigts. Elles existent, dans le dossier d’Otto et Elise Hampel, exécutés le 8 avril 1943 à la prison de Plötzense. Et Fallada les a eues entre les mains, avec leur langage simple et leurs fautes d’orthographe.
Luk Perceval a voulu rendre sur scène le roman dans son épaisseur. D’où la durée du spectacle : quatre heures et demi. On résiste, d’autant qu’après un début lent et statique, le théâtre s’empare de plus en plus du plateau. D’où aussi son caractère choral : autour du couple Quangel, on suit les destins des divers personnages comme à autant de « vécus » du nazisme. Enno Kluge (l’« avisé » alors qu’il n’est qu’un sombre crétin), petit abuseur de femmes, se laisse piéger par le commissaire, Eva Kluge, sa femme, la postière qui a apporté la lettre fatale, trouve une nouvelle vie en rompant avec la ville et avec le nazisme, le conseiller Fromm reste, dans l’ombre, un homme bon, et le commissaire Escherich, le « seul converti » (en vain) par les cartes de Quangel, finit par se suicider.
Le jeu des comédiens est tout aussi pluriel , du récit presque froid au dialogue, avec des moments de pure clownerie, de caricature : c’est une femme qui joue Prall, le supérieur hiérarchique du commissaire, outrant jusqu’à la nausée l’image de la virilité nazie. L’inévitable et obligatoire : Heil Hitler joue sur toute la gamme des positions possibles, hoquet, râle, grognement, salut servile, automatisme vidé de tout sens. Un petit mot qui en dit long sur l’usure d’une dictature encore en pleine puissance. C’est très brechtien, avec une simple table sur le plateau nu, au pied d’un gigantesque (allusion aux folies architecturales du nazisme ?) et dérisoire plan vertical de Berlin en ruines : la scénographie d’Annette Kurz installe puissamment le destin de la ville derrière le récit.
******
L’adaptation de René Fix pour le spectacle mis en scène par Claudia Morin, est radicalement différente, et dans une autre économie. Tout y est concentré autour du couple Quangel et du commissaire Eschrich. Les autres personnages sont là, hors-jeu, comme une menace permanente pour le couple ou pour eux-mêmes. La courte ivresse de la résistance fera ensuite oublier les brutalités des voisins, le suicide de la veuve Rosenthal, et la situation dangereuse où se trouve le conseiller Fromm.
Ici, Quangel apparaît comme un mari ordinaire, un peu méprisant pour sa femme, mais la décision de répandre dans Berlin, leurs cartes postales subversives les rapprochera, alors que le policier resserre ses cercles autour d’eux.
Dans le huis-clos du théâtre: cuisine étroite du couple, ou salle d’interrogatoire, on voit fonctionner la machine, inéluctable qui mène le couple à la mort : « chacun meurt seul », et qui conduit le policier au doute. En ajoutant au titre un point d’interrogation, René Fix s’est montré un peu plus optimiste que Fallada : on sait aujourd’hui qu’il y eut plusieurs foyers de ces petites résistances.
Mais l’épilogue, inspiré de la fin réelle des époux Hampel, l’est moins : l’amour, la dignité, ont-ils vraiment résisté au jeu pervers des promesses et des menaces, à l’instinct de survie ? Belle interprétation de Marc-Henri Boisse et de Claudia Morin, justes, émouvants, sans que l’intelligence y perde. Jean-Paul Dubois (Escherich), lui, succombe parfois à la tentation de surjouer.
Mais c’est un bon spectacle, à la fois modeste et ambitieux, qui dit bien ce qu’il a à dire.
Christine Friedel
Théâtre Nanterre-Amandiers, T : 01 46 14 70 00, jusqu’au 1er février.
Théâtre du Lucernaire T : 08 92 68 69 17, jusqu’au 1er mars.
Seul dans Berlin de Hans Fallada, est publié dans la collection folio-Gallimard