Jean Babilée
Jean Babilée s’est éteint. La mort a rattrapé ce jeune homme de 90 ans. On oubliait son âge. Avec toujours la même silhouette fine, altière, Jean Babilée restait ce jeune homme, pour qui Jean Cocteau, inspiré par son hypersensibilité et son tempérament rebelle, écrivit l’argument du Jeune Homme et la mort.
Il restait ce danseur pour qui Luchino Visconti, subjugué par sa jeunesse insolente, inventa deux ballets, Mario il mago et Maratona di danza. D’une grâce incomparable, cet être insaisissable ne touchait terre que pour s’envoler plus haut.
Colette l’avait compris, quand, en le voyant entrer un jour chez elle, conduit par Jean Cocteau, elle s’écria avec son accent bourguignon: « C’est le garrrrçon qui vole ! » Son charme agissait sur tous les êtres vivants. De son enfance auprès d’une mère aimante qui emmenait son enfant chéri voir les auteurs classiques et applaudir les Ballets Russes, et d’un père médecin, ami des artistes, Jean Babilée, qui s’appelait encore Jean Gutmann, avait gardé le goût de la poésie (il connaissait tant de textes par cœur).
Sa santé fragile ne laissait pas supposer la maîtrise corporelle absolue qui serait la sienne. Mais quand la volonté de devenir danseur s’affirma –il n’avait pas treize ans-, toute sa vie s’organisa autour de cette décision. L’école de l’Opéra de Paris était à l’époque, le choix le plus exigeant pour un Parisien; il y fit donc ses classes et entra ensuite dans le corps de ballet.
Il y noua des amitiés durables mais y découvrit aussi la vilenie et la haine raciale, quand, en 1940, sur le miroir de sa loge, le mot JUIF avait été écrit en grosses lettres ! Et les officiers nazis, qui appréciaient l’Opéra,s’y retrouvaient souvent. Il quitta donc Paris pour la France libre et dansa avec les Ballets de Cannes de Marika Besobrasova, avant de rejoindre le maquis. A la Libération, quelques jeunes danseurs, sous l’égide de Jean Cocteau, de Boris Kochno et d’autres artistes de renom, se réunissent et fondent les Ballets des Champs-Elysées, où Babilée se distingue immédiatement.
Pour Jeux de cartes, un ballet de Janine Charrat, il créa le rôle d’un joker irrésistible. Un an plus tard, en 1946, Le Jeune Homme et la mort le fit, d’un bond, entrer dans la légende. Désormais, ce qu’il fait, ce qu’il vit, intéresse la presse. Les journaux le suivent dans ses moindres déplacements, commentent ses succès, et bien sûr, ses amours.
Il est courtisé par les metteurs en scène et les réalisateurs, et ses apparitions au théâtre ou au cinéma lui valent autant de lauriers. Raymond Rouleau, Peter Brook, Jacques Rivette, Georges Franju, sont quelques-uns des nombreux compagnonnages artistiques dont sa carrière est jalonnée.
Et pourtant, autour de lui, tout semblait si naturel, si léger, si évident, comme si tout ce qu’il réalisait allait de soi; sa vie et son art étaient si intimement liés qu’il n’entreprenait rien qui ne lui fasse plaisir… Aucune cage n’a jamais pu emprisonner cet esprit libre. Il fut nommé Etoile mais quitta vite l’Opéra de Paris et ses règles pesantes. Sa présence sur les plus grandes scènes mondiales, ses choix artistiques, très éclectiques, relevaient toujours d’une exigence qu’il se devait à lui-même.
Il est parti comme les chats qu’il aimait tant, discrètement, élégant jusqu’à la fin…
Sonia Schoonejans