Marguerite Duras les trois âges
Didier Bezace qui vient de quitter après seize ans, la direction du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, met en scène un triptyque d’œuvres de Marguerite Duras (décédée en 1996, elle aurait eu cent ans en cette année): Marguerite et le Président, et plus connues sans doute, Le Square, et Savannah Bay.
« Il fut un temps où les intellectuels aimaient la politique, et les politiques aimaient les artistes et les écrivains. C’est le cas de ces deux-là, que le théâtre réunit ici pour le plaisir d’un échange inattendu » dit Didier Bezace.
François Mitterrand et Marguerite Duras avaient des relations anciennes, c’est François « Morland » qui avait arraché Robert Antelme, le mari de Marguerite, aux griffes de la mort, en allant le chercher à Dachau. Ils se connaissaient donc bien mais s’étaient perdus de vue, avaient grandi dans leurs fonctions. Elle, devenue célèbre femme de lettres et lui, Président de la République.
En 1985, quelques jours après la publication de Coupable, forcément coupable, un article de Marguerite Duras sur l’affaire Grégory Villemin dans Libération, elle avait invité le Président Mitterrand à déjeuner chez elle, rue Saint-Benoît. Didier Bezace a repris ce texte en transposant cette conversation à l’Élysée. Mais Marguerite Duras devenue une délicieuse petite fille blonde de onze ans (Loredana Spagnuolo) qui l’interprète ici avec un sérieux imperturbable; le Président est Jean-Marie Galley, étrangement proche de son modèle.
Il sert le thé à cette petite fille, lui fait des tartines de confiture, pendant qu’elle disserte avec le plus grand sérieux sur des sujets graves; lui, déclare » avoir appris des tas de choses sur des sujets que je ne connaissais pas ». François Mitterrand se livre aussi à des confidences: il était le cadet d’une vieille famille berrichonne, et son père était chef de gare.
Il évoque la guerre et la nécessité de s’armer: « Ce n’est pas pour faire la guerre que nous construisons des sous-marins, c’est pour faire la paix ! » Elle s’étonne : « Dites, vous connaissez bien les Français ? » Il répond: « Les Français sont des Gaulois, les Gaulois étaient des paysans ! »
« Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est en effet qu’il aurait affaire à une Duras aussi paradoxale, aussi imprévisible et parfois, cela sonne très actuel », dit Didier Bezace! On rit et on est ému aussi par cette conversation insolite entre cette femme de lettres et un président, déjà brisé par une cancer tenu secret.
Le Square, d’après le roman de Marguerite Duras, mise en scène de Didier Bezace.
Marguerite Duras, décédée en 1996, avait publié ce roman en 1955 et une adaptation de ce texte avait été monté un an plus tard, au Studio des Champs-Élysées, puis de nouveau, en 1965, par Alain Astruc qui l’interprétait avec Évelyne Istria.
« Le Square, un des plus beaux textes de théâtre populaire que je connaisse, pour Didier Bezace, c’est la rencontre dans un square d’une jeune bonne à tout faire et d’un voyageur de commerce qui a bourlingué. Ces gens démunis sont dans une solitude totale et Marguerite Duras fait une chose formidable en leur donnant la parole. Et même quand elle parle toujours d’elle, à travers les personnages qu’elle crée, elle a ce talent de nous parler aussi de nous. »
Didier Bezace interprète ici ce voyageur de commerce, chargé d’une grosse valise qui entre dans un parc, où une jeune femme (Clotilde Mollet) essaye de tuer le temps, en promenant un petit garçon. Une conversation, très cérémonieuse, s’engage, d’abord à distance: chacun témoigne de son ennui et de sa solitude, en gardant l’espoir d’un changement au bout du chemin.
Elle s’inquiète pour lui, qui a toujours tout accepté, en parvenant à vivre tant bien que mal de son commerce: il ne reste jamais plus de deux jours dans la même ville! Elle survit à sa solitude, en allant chaque samedi au bal de la Croix-Nivert à Paris. L’enfant les interrompt et elle sert à boire au voyageur de commerce; une fois la glace rompue, ils se mettent à valser tous les deux.
Et puis ils se séparent. On ne sait pas: peut-être se retrouveront-ils ? Ces deux grands acteurs nous emmènent dans un passé si proche… et si lointain, celui où on s’appelait encore: « Monsieur » et « Mademoiselle »!
Edith Rappoport
Savannah Bay de Marguerite Duras, mise en scène de Didier Bezace.
Emmanuelle Riva, à quatre-vingt-six ans, revient sur scène après des années d’absence, et après joué dans Amour (2012), le grand film de Michael Haenneke. Et trente ans ont passé depuis l’interprétation de Savannah Bay par le couple mythique Madeleine Renaud-Bulle Ogier. Mais l’importance du sous-texte est toujours là, dans ce dialogue entre une actrice âgée et une jeune femme avec qui elle essaie, avec difficulté, de se ressouvenir. Au bord du grand âge, au bord de la disparition -de la mémoire et de la vie- Emmanuelle Riva, assise sur un praticable, au centre d’un sobre dispositif blanc se déplace peu. C’est la légère Anne Consigny qui bouge.
Le mouvement palpite en Emmanuelle Riva, dans le frémissement qu’elle insuffle aux mots à un rythme hésitant; ses doigts fragiles font vibrer l’espace dans l’éclat de ses yeux attentifs à la moindre chose. Performance immobile et versatile. Emmanuelle Riva danse au bord du gouffre : pendant une heure, funambule sur le texte de Marguerite Duras, elle nous tient en haleine, et nous fait respirer plus vite, plus haut. Et un autre fil renforce l’émotion théâtrale, celui qui relie les deux femmes, la plus âgée et la plus jeune. Anne Consigny à l’écoute, une écoute extrême, s’exprime par le regard, par les mains qui tiennent, retiennent ou soutiennent, devinent et devancent.
On ne sait ce qui provient du jeu, des personnages ou des actrices. Réel et fiction s’interpénètrent ici dans ce duo poétique, puissant et fragile à la fois, relié par la même grâce que celle des acrobates, et nous tiennent en haleine. Mystère du théâtre, plus fort encore que celui qui émane du texte. Acrobates de la scène, Emmanuelle Riva et Anne Consigny nous donnent une immense leçon de théâtre et nous font vivre une heure d’intense émotion.
Béatrice Picon-Vallin
Théâtre de l’Atelier, Place Charles Dullin, Paris XVIIIème jusqu’au 9 mars T. : 01 46 06 49 24.