En attendant Godot

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En attendant Godot de Samuel Beckett, un spectacle de Jean-Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra, Marcel Bozonnet.

La pièce avait été créée par le grand Roger Blin en janvier 1953, dans feu le petit Théâtre de Babylone, au fond d’une cour au 38 boulevard Raspail, tout près du métro Sèvres-Babylone à Paris. Sans le scandale dont on dit souvent qu’il fut accompagné, mais avec quelque charivari, pendant les premières et la désapprobation du critique officiel du Figaro, Jean-Jacques Gautier,  désavoué le surlendemain dans ce même journal par Jean Anouilh avec cette phrase:  » Les pensées de Pascal jouées par les Fratellini, phrase un peu facile mais qui  résumait assez bien l’ambivalence de la pièce,  aux aspects philosophiques et farcesques à la fois; le critique Jacques Lemarchand  avec une remarquable lucidité, sut, lui,  voir tout de suite combien la pièce en avance sur son époque, allait devenir une œuvre-culte dans le monde entier. Il soulignait aussi combien il était très difficile d’en parler correctement,  ce dont nous témoignons, comme l’ont aussi fait nos collègues venus au Colloque international de de la critique accueilli par Jean Lambert-wild à Hérouville., et qui ont parlé chacun de Godot dans leur pays où  la pièce fut jouée souvent peu de temps après la création à Paris.
En attendant Godot, en quelque soixante ans, a été créée sous toutes les formes et dans toutes les scénographies possibles, avec évidemment plus ou moins de bonheur… Une des dernières en dates, celle de Bernard Lévy (voir Le Théâtre du Blog) était remarquable. Mais il y faut d’évidence des interprètes qui puissent à la fois faire preuve d’humilité et d’une concentration exceptionnelle, et endosser nombre de répliques qui sont devenues aussi cultes que la pièce elle-même. La pièce en France n’est pas si souvent jouée que cela: difficile à monter, elle comporte quelques tunnels et de plus, elle supporte mal qu’on ne respecte pas les didascalies très précises, auxquelles Beckett, comme s’il avait pris ses précautions, tenait absolument.
Il y faut donc à la fois une précision d’orfèvre, une absence de prétention et de dérive personnelle, dans la mise en scène mais, en même temps, une mise en valeur d’un texte aux fulgurances inouïes. Sans cesse en équilibre entre le burlesque le plus délirant (Beckett s’inspira des comiques américains, en particulier Laurel et Hardy mais aussi Buster Keaton pour lequel il écrivit Film, un court-métrage de 24 minutes réalisé par Alain Schneider en 65;  et il y a dans Godot des jeux sur les mots, des formules à l’emporte-pièce du plus haut comique, absolument fabuleux). Mais il y a aussi l’expression du tragique le plus noir et le plus insoutenable: Beckett en effet, qui faisait partie d’un réseau de résistance, dut fuir dans le Midi de la France où il gagna durement sa vie dans les champs. Comme nous le faisait remarquer un jour Valentin Temkine, l’époux de notre consœur Raymonde Temkine qui allait encore au théâtre quatre ans avant sa mort à 99 ans, les allusions aux camps de concentration et atrocités nazis, dont Beckett avait connu l’existence, sont, même discrètes, tout à fait évidentes dans Godot, et la faim comme la hantise de la mort y est souvent évoquée: « Sans moi, tu ne serais plus qu’un petit tas d’os à l’heure qu’il est », dit Wladimir à Estragon.
Il y a ici, avec  ce travail orchestral à trois dans la conception et dans la réalisation qui pourrait surprendre,  une forme de solidarité et d’engagement: aucune mise  en avant d’un point de vue personnel – c
e n’est pas si fréquent dans la profession! – et une volonté de mettre en valeur chaque personnage. Y compris celui de Lucky,* le pauvre hère tenu en laisse par Pozzo,  qui se met à débiter un monologue étonnant, dont souvent les metteurs en scène font peu de cas. Alors que c’est une sorte de magnifique poème incandescent, frappé au coin du délire poétique, dont s’est emparé formidablement avec une gourmandise évidente, Jean Lambert-wild en pyjama bleu rayé, le visage blanc et les longs cheveux filasse, qui se met soudain à danser.
Une autre belle idée: avoir confié les rôles de Wladimir et Estragon à deux acteurs ivoiriens. Pas si sûr que le texte résonne de façon politique et contemporaine avec les migrations du Sud au Nord,  comme le prétend la note d’intention, disons de départ, mais qu’importe… L’essentiel n’est en effet pas là mais dans leur jeu très particulier: mélange de distance due à un léger accent, d’humour et d’humanité qu’ils savent mettre au service du texte.
Pas de grands effets, zéro cabotinage mais une prise en charge intelligente de chaque réplique, une présence exceptionnelle en scène et une générosité tout à fait rares: ces deux grands acteurs africains, Michel Bohiri (Wladimir)et Fargass Assandé (Estragon) sont exceptionnels et donnent une vision renouvelée de ce texte que nous avons souvent lu et entendu au théâtre. Il résonne tout d’un coup, de façon étrange, comme si nous le découvrions pour la première fois.
Et c’est d’autant plus remarquable que le travail de répétitions a été amputé de quinze jours à cause de la difficulté à faire venir Michel Bohiri depuis la Côte-d’Ivoire. Le Ministère des Affaires étrangères n’a pas en effet brillé par son efficacité… Les voir jouer tous les deux est un vrai bonheur et, quand le quatuor est rassemblé, il y a, à ces moments-là,  une rare osmose entre les deux couples français et ivoiriens, notamment sur le plan gestuel.
Le Pozzo composé par Marcel Bozonnet est en effet tout à fait intéressant: ce n’est plus le gros homme, balourd et antipathique comme on le représente souvent mais un être étrange qui cisèle ses paroles, assez pervers, long comme un jour sans pain, au crâne chauve, mais tout aussi inquiétant.
godot_20140314tjv_65Il y a aussi et enfin, une très jeune femme Lyn Thibault, que l’on avait pu voir dans Walden de Jean-François Peyret au dernier festival d’Avignon et qui joue ici le jeune garçon; certes ce n’est pas un grand rôle mais un personnage important qui représente en quelque sorte l’absence, l’envers de cet invisible Godot avec des répliques la plupart du temps négatives. Elle y  est étonnante de présence et de vérité.
Le grand mérite de cette création, tient avant tout dans cette interprétation d’une grande unité, et dans  le rythme impeccable de la représentation juste ponctuée d’une petite pause, le temps d’accrocher un rameau de feuilles entre les deux actes dans un décor d’une grande sobriété: juste un sol couvert de grains noirs de pneus déchiquetés (comme dans le Godot de Serge Noyelle (voir Le Théâtre du Blog)
) et des toiles peintes de cieux délavés. Et une copie en résine synthétique d’un arbre du Ténéré qui sent le toc à cent mètres: dommage, mais c’est la seule réserve que l’on puisse avoir sur le spectacle!.
Au risque de se répéter,  c’est une mise en scène d’une très grande qualité et d’une rigueur absolue, et qui laisse la part belle au comique; le trio de ses créateurs a eu raison de se soumettre aux didascalies de l’auteur et cette contrainte leur a sans doute permis de donner le meilleur d’eux-mêmes, à la fois comme créateurs mais aussi, pour Jean Lambert-wild et Marcel Bozonnet, comme acteurs.
Et jamais, même dans la mise en scène de Roger Blin quand il reprit la pièce aux Théâtre des Bouffes du Bord, on n’avait si bien entendu le texte…C’est vraiment un moment de grand bonheur que cette mise en scène sobre, dépouillée et efficace, sans vidéo, sans musique aucune, sans artifices inutiles, dans une pureté absolue. Cela fait du bien, à une époque où nombre de spectacles ploient sous une pluie de technologie. Ce Godot, après Hérouville, fera une longue tournée en 2014 puis en 2015, et s’il passe près de chez vous, n’hésitez surtout pas.

Philippe du Vignal

*Le créateur du rôle  Jean Martin, décédé il y a une dizaine d’années, avait trente ans, et sans le sou, accepta cette unique réplique « au texte difficile à mémoriser » comme il l’a dit-lui même. Il se précipita au théâtre  et n’eut pas à le regretter! Comme il l’a écrit dans un  tout petit livre publié chez Archambault éditeur, ce fut le commencement d’un travail et d’une longue amitié avec le grand Sam et son épouse…

Comédie de Caen-Centre Dramatique National de Normandie-Hérouville Saint-Clair. T: 02 3146 27 21 jusqu’au 28 mars, puis en tournée.


Archive pour 21 mars, 2014

Les Méfaits du tabac

LesMéfaitsdutabac4©PascalVictor_ArtComArt

 

Les Méfaits du tabac, concert en un acte, d’Anton Tchekhov, mise en scène de  Denis Podalydès, conception du spectacle de Floriane Bonanni.

 Sur la scène nue des Bouffes du Nord, le public admire  la sobriété des instruments de musique, avec à cour, une chaise et son chevalet ; à jardin, un piano à queue. Quelques chaises éparpillées en attente de visiteurs, un pied de micro qui patiente avant la venue de son récitant et acteur ; des métronomes anciens et modernes au rythme sonore cadencé, posés çà et là, à même le sol, espèrent l’arrivée de leurs musiciens.
De son côté, le spectateur intrigué attend la représentation: la scénographie de Delphine Sainte-Marie est particulièrement soignée avec des objets choisis de salon de musique. À ce tableau désuet, s’ajoutent les signes évocateurs du monde tchekhovien, avec une forte connotation poétique et un désenchantement existentiel: dans le fond, suspendu et comme décroché par endroits, avec l’usure du temps, un rideau rouge, à la façon de celui du petit théâtre improvisé de Treplev dans La Mouette.
Des pas  précipités et indécis se font entendre dans les coulisses, et un vieil homme, grand et voûté,  en costume d’époque, apparaît sur le plateau en bougonnant, traverse l’espace, le quitte, puis semble revenir. C’est le grand acteur Michel Robin qui interprète Nioukhine, l’anti-héros incertain et inquiet des Méfaits du tabac, du nom de la conférence à venir de cet autodidacte.
Il ne parviendra jamais à dérouler le fil de son discours pseudo-savant, mais on comprend, au cours de ses aveux, qu’il juge son existence inutile, rendant presque légitime le mépris de sa femme à son sujet qui le traite d’épouvantail. Directrice d’une académie de musique – le lieu de l’intrigue -, elle l’a enjoint à produire une conférence « dans un but de bienfaisance ». On devine que cette femme autoritaire inflige à son mari une vie sans armature, une existence apeurée et sans désir. Le portrait du vieil homme en mouvement est comique et charmant, d’un charme émouvant et navrant: il  ne s’avoue jamais vaincu et prétend fuir.
Heureusement, pour donner un peu de baume à la blessure intime du vieil homme, surviennent, comme en rappel des Trois Sœurs de Tchekhov, trois belles musiciennes habillées de robes dessinées par Christian Lacroix. La violoniste Floriane Bonanni, conceptrice de ce concert en un acte,  est en robe noire, la pianiste Emmanuelle Swiercz en robe safran et la soprano Muriel Ferraro, en robe rouge, avec des parures à la fois sobres et somptueuses – croupe et cambrure marquées.
On ne sait si ces figures sont les filles de Nioukine ou bien des pensionnaires de l’académie. Mais, grâce au piano, au violon et au chant, la « petite musique tchekhovienne » s’est aimablement invitée sur la scène, en prenant une vie autre – du côté de la musique et non plus du texte. La Sonate n°1 en si mineur BW1014 pour violon et piano de Bach apporte sa nostalgie et sa tendresse mutine, et La Partita n°2 pour piano en do mineur se fait plus sombre et austère, pour la venue finale de l’épouse supposée. Ces deux morceaux de Bach encadrent le monologue de Nioukhine sur l’amer descriptif de ses jours.
Quant à La Sequenza VIII pour violon de Berio, inspirée par ailleurs de Bach encore, elle ajoute de la rage et de la colère aux propos du vieil homme et un désespoir plus incisif. Et la tourneuse de page, qui est aussi chanteuse soprano lyrique, offre à tous La Romance (op.47 N°1) de Tchaïkovski, un instant pur de voix profonde et aérienne.

 Véronique Hotte

 Théâtre des Bouffes du Nord. T: 01 46 07 34 50,  du 18 au 22 mars et du 1er au 12 avril, du mardi au samedi à 19h.

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