Les Méfaits du tabac
Les Méfaits du tabac, concert en un acte, d’Anton Tchekhov, mise en scène de Denis Podalydès, conception du spectacle de Floriane Bonanni.
Sur la scène nue des Bouffes du Nord, le public admire la sobriété des instruments de musique, avec à cour, une chaise et son chevalet ; à jardin, un piano à queue. Quelques chaises éparpillées en attente de visiteurs, un pied de micro qui patiente avant la venue de son récitant et acteur ; des métronomes anciens et modernes au rythme sonore cadencé, posés çà et là, à même le sol, espèrent l’arrivée de leurs musiciens.
De son côté, le spectateur intrigué attend la représentation: la scénographie de Delphine Sainte-Marie est particulièrement soignée avec des objets choisis de salon de musique. À ce tableau désuet, s’ajoutent les signes évocateurs du monde tchekhovien, avec une forte connotation poétique et un désenchantement existentiel: dans le fond, suspendu et comme décroché par endroits, avec l’usure du temps, un rideau rouge, à la façon de celui du petit théâtre improvisé de Treplev dans La Mouette.
Des pas précipités et indécis se font entendre dans les coulisses, et un vieil homme, grand et voûté, en costume d’époque, apparaît sur le plateau en bougonnant, traverse l’espace, le quitte, puis semble revenir. C’est le grand acteur Michel Robin qui interprète Nioukhine, l’anti-héros incertain et inquiet des Méfaits du tabac, du nom de la conférence à venir de cet autodidacte.
Il ne parviendra jamais à dérouler le fil de son discours pseudo-savant, mais on comprend, au cours de ses aveux, qu’il juge son existence inutile, rendant presque légitime le mépris de sa femme à son sujet qui le traite d’épouvantail. Directrice d’une académie de musique – le lieu de l’intrigue -, elle l’a enjoint à produire une conférence « dans un but de bienfaisance ». On devine que cette femme autoritaire inflige à son mari une vie sans armature, une existence apeurée et sans désir. Le portrait du vieil homme en mouvement est comique et charmant, d’un charme émouvant et navrant: il ne s’avoue jamais vaincu et prétend fuir.
Heureusement, pour donner un peu de baume à la blessure intime du vieil homme, surviennent, comme en rappel des Trois Sœurs de Tchekhov, trois belles musiciennes habillées de robes dessinées par Christian Lacroix. La violoniste Floriane Bonanni, conceptrice de ce concert en un acte, est en robe noire, la pianiste Emmanuelle Swiercz en robe safran et la soprano Muriel Ferraro, en robe rouge, avec des parures à la fois sobres et somptueuses – croupe et cambrure marquées.
On ne sait si ces figures sont les filles de Nioukine ou bien des pensionnaires de l’académie. Mais, grâce au piano, au violon et au chant, la « petite musique tchekhovienne » s’est aimablement invitée sur la scène, en prenant une vie autre – du côté de la musique et non plus du texte. La Sonate n°1 en si mineur BW1014 pour violon et piano de Bach apporte sa nostalgie et sa tendresse mutine, et La Partita n°2 pour piano en do mineur se fait plus sombre et austère, pour la venue finale de l’épouse supposée. Ces deux morceaux de Bach encadrent le monologue de Nioukhine sur l’amer descriptif de ses jours.
Quant à La Sequenza VIII pour violon de Berio, inspirée par ailleurs de Bach encore, elle ajoute de la rage et de la colère aux propos du vieil homme et un désespoir plus incisif. Et la tourneuse de page, qui est aussi chanteuse soprano lyrique, offre à tous La Romance (op.47 N°1) de Tchaïkovski, un instant pur de voix profonde et aérienne.
Véronique Hotte
Théâtre des Bouffes du Nord. T: 01 46 07 34 50, du 18 au 22 mars et du 1er au 12 avril, du mardi au samedi à 19h.