À la Périphérie

À la Périphérie, texte de Sedef Ecer, mise en scène de Thomas Bellorini.

280_1314AlaPeripherieBenoitFantonCela se passe dans un bidonville de Turquie où cette auteure  veut nous emmener. C’est une sorte de conte contemporain, celui de Diclha et Bilo, qui ont quitté la campagne où ils n’arrivaient pas à vivre pour arriver dans un des bidonvilles situés à la périphérie d’une grande ville, où il ont aussi le plus grand mal à vivre.
Installés sur la colline des anges et des djinns, près de la décharge, et de l’usine Stop Herbe, qui arrose généreusement tout le monde de ses déchets et vapeurs toxiques… Où lui a succédé une usine de sablage de jeans destinés à l’exportation. et terriblement dangereuse pour les poumons. Mais où tout le monde travaille en désespoir de cause…
Vingt ans plus tard, leurs enfants rêvent de partir pour l’étranger vers une autre misère sans doute, au-delà d’un autre périphérique, un… tout petit moins misérable (le pire n’est pas toujours sûr!). La jeune fille pourra rejoindre son amoureux, grâce aux bons soins d’une animatrice qui réalise les rêves des pauvres, la marque de casseroles dont elle fait la promotion sur une chaîne de télé commerciale  finançant les opérations. Ils rêvent tous les deux d’un avenir meilleur et à deux. Bref, c’est toujours la même misère qu’ils subissent, et les mêmes espoirs qui les font tenir.
C’est joué par de jeunes comédiens et chanteurs autour de Sedef Ecer, qui joue l’animatrice de télévision: Anahita Gohari, Lou de Laâge, Adrien Noblet, Christian Pascale, Céline Ottria, Zsuzsanna Vàrkonyi. Il y a de belles lumières signées par Jean Bellorini, (un Bellorini peut en cacher un autre: c’est Thomas qui assuré la mise en scène et la musique avec Zsuzsanna Vàrkonyi et Céline Ottria à la guitare.)
“P
uisque la musique rend l’émotion universelle et permet de dépasser les frontières, je souhaite, dit-il, qu’elle prenne le relais quand les mots ne suffisent plus.“ Effectivement le chant et la musique occupent une place importante et heureusement! Thomas Bellorini a bien dirigé ses comédiens qui sont tous crédibles, notamment Lou de Laâge,  tout à fait remarquable dans le rôle de la jeune fille.
Mais gros point noir: la dramaturgie, avec un coup de théâtre gros comme une maison: le cadeau par l’animatrice de télé d’un voyage à Paris pour la jeune amoureuse, et  les dialogues imaginés par Sedef Ecer, sont d’une pauvreté affligeante et ne dépassent pas ceux de
Plus belle la vie. Quant à la scénographie, signée aussi Thomas Bellorini censée représenter de façon réaliste, un bidonville, avec des tonneaux métalliques et des tôles ondulées vite noircies, elle est bien conventionnelle.
Restent le jeu et l’énergie des jeunes comédiens mais cela ne suffit quand même pas à faire un spectacle réussi… Alors à voir?  A la  grande rigueur, et si vous êtez vraiment indulgent…

Philippe du Vignal

Théâtre de Suresnes jusqu’au jeudi 27 mars à 21h.

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Archive pour mars, 2014

Une Femme de Philippe Minyana

Une Femme de Philippe Minyana, mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo.

03-15Fe060Si «inspiré» signifie avoir de l’intensité dans la réflexion, elle-même doublée d’une rare sensibilité, l’écrivain de théâtre Philippe Minyana a certes été inspiré, quand il a brossé ce portrait existentiel en pied, racé et bien frappé.
Ce qui ajoute au plaisir: la pièce prend vie, à la façon d’un conte atemporel et universel, grâce à un baladin imaginé par Marcial di Fonzo Bo.
Une Femme donne en effet à voir  un  modèle de la gent féminine et le public y reconnaît un exemple d’humanité relevant d’un théâtre de l’existence : «Le projet, dit l’auteur, est bien de raconter ce que nous sommes, nous, les êtres humains».
Catherine Hiegel joue, avec conviction, l’attachante Élisabeth, la
Femme, et elle œuvre avec panache, accompagnée de comédiens à la personnalité marquée: Marc Bertin, Raoul Fernandez, Helena Noguerra et Laurent Poitrenaux qui jouent le père d’Elisabeth, son second compagnon, son fils, sa fille, son amie, sa mère, des rôdeurs encore…
À la lisière de l’ombre nocturne des sapins dans un bois profond, se croisent les vivants et les morts,  dans le reflet de la pensée intime d’Elisabeth. La forêt, au théâtre, est, on le sait, le lieu privilégié des renversements de situations, des scènes de travestissement et de changement de sexe.
La dramaturgie de Minyana participe d’une série élaborée de scènes symboliques,  avec des gisants sur leur lit de douleurs: l’héroïne, comme une mater dolorosa, se souvient, en remontant le temps, de son père malade à l’agonie, et des souffrances de son compagnon moribond. Renaissent aussi des colères familiales avec des enfants qui voient
un intrus dans ce compagnon de leur mère…
Les vieux parents apparaissent, plutôt inquiétants, et une amie de toujours surgit à l’improviste ; les événements s’apparentent ainsi à des souvenirs, des rêves salutaires de mémoire, et se mêlent aux rencontres réelles. Les visions se propagent alternativement, ou simultanément sur le plateau.
Dans la nuit, le public devine un horizon découpé par la dentelle sombre des cimes élevées de sapins verts, lieu d’errance et d’obscurité, où Elisabeth cherche à retrouver une innocence et une vérité dont elle s’est éloignée avec le temps. Parfois, un tronc d’arbre s’abat sur les sentiers forestiers, rappel lointain de l
a cerisaie tchekhovienne à abattre…
Ces incidents aléatoires simulent des événements comme des maladies, des ruptures, des morts, situations qui dépassent l’être, et contre lesquelles on ne peut rien. Elisabeth tente enfin de s’emparer du présent qui lui a toujours échappé; sa vie n’a été que passion dévolue à autrui, et elle a supporté la souffrance des proches, la vue de leur corps malade, l’affection et le trouble de leur âme, tout comme sa solitude à elle.
La gamme des émotions, sentiments, peines et joies, l’a égarée hors du champ de sa volonté. Pour conquérir sa liberté, cette femme, devenue sage doit se démettre de l’emprise de la passion, et ne céder ni aux désirs ni aux craintes. Mais l’altruisme ne sauvegarde en rien l’intégrité de celui qui l’éprouve mais il le creuse et Elisabeth, est, au milieu de ses fantômes, en quête d’un présent saisissable.
Le visage et la voix de Catherine Hiegel expriment la belle usure ouvragée de l’aventure existentielle, sur  un chemin illuminé par la forte présence de ses comparses.

Véronique Hotte

Théâtre de la Colline, du 20 mars au 5 avril et du 9 avril au 17 avril, du mercredi au samedi 21h, le mardi à 19h et le dimanche à 16h. T : 01 44 62 52 52.

Le texte est publié chez L’Arche Éditeur.

Les Fourberies de Scapin

Les Fourberies de Scapin de Molière, adaptation des Fourberies de Scapin de Molière, mise en scène de Jean Sclapis.

Fourberies-de-Scapin-1-9a53cC’est en quelque 80 minutes que l’on pourrait presque assimiler à une sorte de  performance avec un seul acteur, Jean Sclavis, capable d’assumer tous les personnages incarnés par huit marionnettes de cent quarante cms. Marionnettes qu’il anime grâce à trois leviers avec contre-poids, quelque sacs de toile, aidé dans la coulisse deux régisseurs qui veillent au grain.Pas vraiment de décor sinon un parquet de larges lattes de bois avec quelques marches.
Jean Sclavis, après sa sortie du conservatoire de Lyon, où il s’était spécialisé dans l’emploi de valet de comédie, et où il avait créé le rôle de Scapin dans une production lyonnaise ; suite aux empêchements successifs de plusieurs comédiens, il avait dû aussi jouer leurs personnages, et il eut l’idée d’un spectacle en sol. Enfin, quinze ans d’expérience avec Emilie Valantin l’ont conforté dans la faisabilité d’un spectacle en soliste avec des marionnettes.
« Le personnage de Scapin, dit-il, qui laisse le choix de plusieurs degrés de lecture, est une des sources de l’art de « l’innocence / insolence », associée à la solitude sociale, et à l’auto-dérision. Nous avons déjà exploré cette attitude, si compatible avec la marionnette, dans J’ai gêné et je gênerai sur des textes de Daniil Harms, et avec le personnage du Zay, inspiré des contes de Nasr-Eddin, dans le répertoire des Castelets ».
Pas de reconstitution, ici les personnages sont habillés façon 17 ème siècle, mais c’est en clin d’œil, et avec juste ce qu’il faut d’accessoires. Et quelques moments de musique au clavecin de .
Le spectacle, créée en 2008, est parfaitement rodé, et joué avec une grande sensibilité et une incontestable virtuosité ; Scapin_2-60e6dJean Sclavis arrive à jouer Scapin et anime au sens strict sens du terme, les autre personnages. C’est intelligent et brillantissime, et parfois même émouvant, quand, entre autres moments, qaund le père et le fils se regardent avec une certaine connivence.
« Objets inanimés, avec-vous donc une âme ? écrivait Baudelaire». Ici, la réponse est oui, huit fois et Sclavis arrivent à rendre vivants deux personnages à la fois. Et, à la fin quand le comédien installe ses huit comparses à tous réunis à une table de banquet, cela touche alors au sublime. Oui, mais… la dramaturgie de ces Fourberies de Scapin, revue et corrigée par Sclavis, avec un texte assez coupé, ne tient pas vraiment la route,  et c’est dommage. Que vient-on voir? Un acteur brillant et virtuose, qui a une intimité évidente avec ses marionnettes, remarquables sculptures créées par Emilie Valantin et François Morinière, dont il est l’âme, et bien costumées par Mathilde Brette, Coline Privat et Laura Kerouredan, ou bien un véritable spectacle… Si on reste admiratif devant la technique fabuleuse de Sclavis qui fait souvent penser à celle des acteurs de bunraku japonais, on reste quand même un peu déçu par cette pièce qui, ici, n’en est pas vraiment une, et un peu ennuyeuse par moments…

Philippe du Vignal

Le spectacle s’est joué au Mouffetard, Théâtre de la Marionnette, et se poursuit en tournée ; et du 25 mars au 27 mars, Faust et usages de Faust à Paris par la compagnie Emilie Vallantin au Mouffetard.

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Sidération, Festival des imaginaires spatiaux

Sidération, festival des imaginaires spatiaux.

 

 Mise en page 1L’Observatoire de l’Espace du CNES (Centre national d’études spatiales), organisait son quatrième festival du 21au 23 mars, avec une trentaine d’artistes qui, immergés dans l’univers de la conquête spatiale livrent leurs “Obsessions et fascinations” pour ces nouveaux territoires. Leurs projets en cours. Trois jours de voyage hors sol. L’occasion de découvrir un lieu secret riche en mystères au bord du chantier des Halles*.
Au bout de l’étroit et long couloir qui mène à la salle Ariane, confinée comme une cabine d’avion, Claire Rengade accueille ses clients pour un vol en orbite. “On est tous déguisés en des peluches à taille humaine…Vous êtes en orbite, pour toujours, en 45 minutes, c’est l’hiver, en 45 minutes, c’est l’été… Le bleu, c’est fini…” Après avoir fréquenté les salles de video-transmission où l’on suit le lancement des fusées, beaucoup observé, interrogé les ingénieurs et les techniciens, l’autrice a mis des mots pour inviter le spectateur au plus près de cette expérience, au ras du vocabulaire des spécialistes. Au rythme particulier de sa langue, elle faire revivre ces situations étranges. Et attention : “Si vous vous mettez sur le pole, vous aller tourner sur vous-même”, prévient-elle.
C’est une autre aventure que raconte avec humour et sérieux Pierre Senges dans Remarques faites (ou subies) la tête en bas*. Accompagné du compositeur Jean-Jacques Birgé et ses drôles d’instruments électroniques dont un tenorion japonais, autres flûtes et baudruches bizarres, l’écrivain relate le vol en impesanteur qu’il a fait à bord de l’Airbus Zéro G, en 2013 : “L’inoubliable première fois des primovolants”, au milieu des scientifiques plongés dans l’ “étude expérimentale de la combustion des brouillards” ou de “l’ébulition convective en micro-pesanteur”.
Lui se contente d’éprouver l’impondérabilité qui “s’exerce sur tous les côtés à la fois”. Il nous attire, avec la force de son récit, dans ce monde étrange, où flottent des mascottes en peluche, soutenu par la musique non moins étrange et fascinante de son comparse. L’atterrissage nous laisse rêveur, comme lui.
L’absence de gravité, la chorégraphe Kitsou Dubois la connaît bien : une vingtaine de vols Zéro-G ont bouleversé sa manière de travailler. Accompagnée du réalisateur Nicolas Lissaraque, complice de ses recherches, elle nous dévoile les étapes de sa prochaine création. Elle tente de reproduire au plus près, le flottement des corps en apesanteur, en répétant un duo qui sera bientôt dansé, lors d’un vol parabolique. Ce vol ménagera trente fois vingt-cinq secondes d’impesanteur. “En l’absence de gravité les corps se repoussent, il faut s’accrocher”. Cest ce que montrent les danseuses en mouvement, suspendues à des guindes, puis dans l’eau d’une piscine.
Une captation de leurs ébats projetée au ralenti, puis en images accélérées, accentue les effets de dilatation et de contraction du temps et de l’espace propres à là-haut. “Là-haut” où “il n’y a plus de chute. Cela bouscule complètement notre psychologie“, explique Kitsou, alors que sur terre, « nous sommes toujours à nous battre pour ne pas tomber, à résister à la force gravitationnelle.” On attend avec impatience son spectacle sur terre **
Irons-nous vivre un jour dans l’espace ? Quand et pourquoi ? Frédéric Ferrer nous répond dans le cinquième épisode de ses Cartographies/ Petites Conférences théâtrales : Wow. Schémas à l’appui, il explique que “l’espèce humaine n’a pas d’avenir sur terre” ; elle va disparaître d’ici 500 millions d’années, au mieux. A moins qu’un météorite ne vienne nous percuter auparavant. Elle devra donc s’installer sur une autre planète. Laquelle ? Où est-elle ?
A la lumière des dernières découvertes, le voilà explorant les différentes possibilités, sachant qu’il y aurait mille huit cents milliards d’exoplanètes dans notre galaxie, la Voie lactée, dont 1.900 qui ne sont pas trop loin. La mission européenne PLATO va partir à la recherche d’une vingtaine d’exo-planètes habitables dont Glease 667 Cc, satellite de Glease 667C, dans la constellation du Scorpion, à vingt-trois années-lumière ! Soit un voyage de 210.000 ans, et le metteur en scène-géographe de nous montrer combien de générations cela représente,  avec des photos projetées en enfilade depuis le portrait de l’homo sapiens jusqu’à celui de Gérard Azoulay, directeur artistique du festival, en passant par Louis XlV ! De quoi vous donner le vertige.
Cela nous conduit tout naturellement à
Recherche d’autres vies dans l’espace, l’amusante démonstration de Michel Viso. Responsable des programmes d’exo-biologie au CNES, grand savant et néanmoins pince-sans-rire, il met en scène et au tableau, les recherches actuelles sur la vie extraterrestre. Se fondant sur l’équation de Drake, il tente d’estimer le nombre potentiel de civilisations extraterrestres dans notre galaxie avec qui nous pourrions entrer en contact. Entre 17 et 40 milliards !!! Des chiffres sidérants ! Et à l’arrivée on n’est pas sûr d’avoir tout compris de ses impressionnantes équations.
Heureusement,
Grand Magasin est là pour nous décomplexer avec Le Sentiment de compréhension. Les deux compères explorent les limites de cette faculté, découvrant que «de comprendre à ne pas comprendre, il n’y a qu’un pas». Ils déploient une fantaisie clownesque, basée sur des jeux de mots rigolos, tels que : poste esso = pose tes seaux ; «Cette année le printemps est en avance, la saison des marteaux !» chantent-ils en brandissant des marteaux. On finit par piger, eurékâ ! : «la saison démarre tôt». Bientôt, une certaine madame Fusée (c’est, paraît-il, son vrai nom), venue réellement de la station Etoile, en passant par Concorde, les rejoint pour conclure cette performance scénique réjouissante.
Avec Fractal, Clément Thirion se lance lui aussi dans la quête des extra-terrestres en partant de la très sérieuse notion mathématique de fractal, qu’il expose grâce à un bricolage sonore et vidéo : “Les fractales sont des objets dont la structure de base se répète à l’infini à différentes échelles.” Il prend l’exemple des musiques de Bach, aussi bien que la structure du chou-fleur : ”En regardant l’univers à l’échelle microscopique, nous verrions également un chou-fleur.” Un travail en cours que le metteur en scène poursuit en résidence en Belgique…
Bien d‘autres réjouissances étaient au programme,  dont les mini-concerts de l’ensemble Laborinthus qui joue une musique contemporaine mais festive. Ils interprètent notamment avec brio,  Bonjour comment ça va de Luc Ferrari, une pièce mutine : causerie répétitive entre une harpe, une clarinette et un violoncelle, dont l’écriture, contrairement aux apparences, n’a rien d’aléatoire
Bref, toutes ces petites formes se répondent et s’entrecroisent : entre sérieux et fantaisie, elles nous propulsent vers des rêveries hallucinantes. Elles sont pour la plupart présentées comme des recherches en cours, le point de départ de projets de spectacle ou d’écriture plus vastes. A suivre donc…

 Mireille Davidovici

 -A lire aussi la revue littéraire Espace(s) qui fête son dixième numéro avec une série de conférences pour continuer le voyage*** *in la revue Espace(s) n° 10 – www.cnesobservatoire-leseditions.fr

Observatoire de l’Espace 2, place Maurice Quentin 75001 Paris 01 4476 76 18

observatoire.espace@cnes.fr


** Attractions plurielles création le 19 novembre, scène nationale de Châlon sur Saône puis en tournée pour en savoir plus : www.kitsoudubois.com

 

*** Espace(s) fait sa revue : Et l’extra terreste alors ? conférence : 11 avril, 19 h – Ent’revues, 174 rue de Rivoli 75001 Paris. Réservations 0153342323, info@entrevues.org

chat en poche de Georges Feydeau

Chat en poche de Georges Feydeau, mise en scène d’Anne-Marie Lazarini.

 Chat-en-poche-la-folie-Feydeau-a-l-Artistic-Athevains_article_mainLa pièce fut créée en 1888, sans grand succès, au Théâtre Dejazet, oui, l’actuel Dejazet… Feydeau n’a alors que vingt-six ans, mais, comme dans ses pièces les plus connues, le moteur de Chat en poche, c’est  déjà un formidable quiproquo…
M. Pacarel est un riche  industriel parisien qui a fait fortune dans le sucre; il veut absolument monter, (mais on ne saura jamais vraiment pourquoi sinon que cela arrange bien Feydeau!) un opéra qu’a composé sa fille à partir du Faust de Gounod. Laquelle fille est fiancée à un certain Lanoix de Vaux..Feydeau adore déjà les jeux de mots!

  Et M. Pacarel, qui ne doute de rien, surtout pas de lui-même, a donc décidé de faire venir un célèbre ténor de l’opéra de Bordeaux. Pourquoi Bordeaux? Cet éloignement de la capitale, permet à Feydeau d’imaginer une situation plausible à l’époque,  encore qu’un peu tordue… En effet, Pacarel ne connaît pas du tout le soi-disant ténor qui  arrive alors chez lui, qui est, en réalité, le fils de son ami Dufausset,  fils qu’il ne connaît pas non plus,   et que son père  lui a  envoyé  pour qu’il  vienne  faire ses études de droit …
M. Pacarel, obstiné et,  tout à son idée de son futur opéra, ne douterait un seul instant que ce soit le fameux ténor tant attendu. Il lui fait donc aussitôt signer, sans même l’avoir entendu chanter, un contrat mensuel, avec une somme plus que rondelette comme salaire,  puisqu’il s’agit de l’équivalent en francs de quelque 12.000 euros!
 Ce que le jeune homme- pas très scrupuleux-  se gardera bien de refuser, même s’il se doute bien que la situation est des plus absurdes et ne va pas manquer de dégénérer: la première audition va en effet se révéler catastrophique… Et Dufausset semble aussi être tombé amoureux de  Marthe Pacarel, ce qui va compliquer inutilement les choses.
Mais M. Pacarel persiste; tout est désormais en place  pour que la mécanique implacable fondée sur un quiproquo de base, qui débouche sur une série de malentendus, de rencontres aussi imprévues que catastrophiques, et de situations absurdes, imaginés avec  brio  par Feydeau, se mette alors à fonctionner. Et le jeune écrivain sait très bien rendre les choses normales, alors qu’elles sont frappées au coin de la plus profonde folie poétique. Il n’y a pas encore chez Feydeau ces cocufiages en série qui seront plus tard  sa marque de fabrique…

 « Voyez-vous, mes amis… reconnaîtra Pacarel, que vous achetiez des navets ou que vous traitiez avec un ténor…demandez toujours à voir la marchandise…On ne sait jamais ce que l’on risque à acheter chat en poche. » L’expression signifiait: acheter quelque chose sans vérifier l’objet de la vente. En fait,  Pacarel, comme tous les autres personnages ici, semblent autistes et enfermés dans leur logique personnelle, même si elle est absurde, et  pris dans une sorte d’engrenage implacable et sans issue.
« Dans Chat en poche, dit Anne-Marie Lazarini, l’art de l’absurde est tel qu’il atteint une dimension poétique. Il n’y a pas de place pour la réflexion. On se borne à agir. Tout est vitesse et précision. Les personnages se retrouvent engagés dans une fuite en avant dont ils ne peuvent s’extraire et qui les conduit à leur propre perte. Mais il y a surtout dans cette pièce une virtuosité du langage : les « créatures » de Feydeau se constituent avant tout à travers ce qu’elles disent verbalement. Et là encore, on frôle la déraison : l’enchaînement des mots, des répliques, la langue, l’absence totale d’écoute mutuelle, tout laisse à croire que cette engeance est frappée de démence. »

  La pièce, qui, sans doute, n’est pas aussi forte que les suivantes de Feydeau, est déjà assez habilement construite, si l’on veut bien admettre le quiproquo de départ, inimaginable aujourd’hui, vu la rapidité des communications. En fait, mieux vaut la prendre comme une sorte de conte scénique avec des personnages qui tiennent davantage de marionnettes que d’êtres humains.
Le décor imaginé par François Cabanat est une grande pièce bourgeoise mais toute en déséquilibre comme les personnages, avec de drôles de fenêtres, des marches d’escaliers ne menant nulle part et des fauteuils aux couleurs démentes: c’est drôle et assez bien vu, d’autant que les costumes
de notre époque, dessinés par Dominique Bourde sont en complet décalage, ce qui renforce encore le caractère foutraque de l’ensemble .
Anne-Marie Lazarini a conçu une mise en scène solide, où elle prend en compte le surréalisme avant la lettre de l’univers imaginé par Feydeau. On aurait aimé qu’elle aille encore plus loin dans la direction de ses acteurs qui font un travail honnête mais un peu trop sage, et où Cédric Colas, ce soir de première,
n’avait  pas tout à fait la dimension pour jouer Dufausset. Dommage.
A voir? Oui, ce
Chat en poche, pièce encore imparfaite d’un déjà brillant mais encore débutant Georges Feydeau, a de belles couleurs poétiques. On n’y rit pas tout le temps mais assez souvent: par les temps qui courent, c’est toujours bon à prendre

Philippe du Vignal

Théâtre Artistic Athévains 45 Rue Richard Lenoir, 75011 Paris.  T: 01 43 56 38 32

 

 

L’Ami des Belges

L’Ami des Belges de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Jean Lambert.

20130704_0177_DSC46431Jouer une pièce d’un auteur belge qui parle des Belges au centre Wallonie-Bruxelles, c’est s’assurer déjà la moitié d’un succès! Mêlant intelligentsia et autorités belges parisiennes à un public de jeunes et de comédiens, le public, ce soir-là,  était vivant et joyeux, comme souvent dans ce lieu  qui propose la fine fleur, en théâtre comme en cinéma, de ce pays francophone.
 C’est l’histoire d’un grand patron français venu conquérir une  Belgique qui l’a attiré dans ses filets … fiscaux ! Malheureusement,  le millionnaire tombe en panne dans la  campagne, au milieu de nulle part. Notre patron du CAC 40 se laisse donc aller, s’en prenant à son chauffeur et à  la terre entière dans ce temps d’ennui forcé : « Où va le monde, si il n’y a pas de différence entre un homme qui vaut cinquante milliards et un paresseux du RMI ».
Cynique, ordurier, ce patron va si loin qu’il en devient ridicule et méprisable, et, surtout il  fait inventer à son biographe un amour pour la Belgique depuis qu’il est tout petit, en tentant de faire  croire que son installation dans le plat pays est un acte d’amour plus qu’autre chose …! Et il se met  à entonner la fameuse chanson de Jacques Brel;  au début,  on rit de son peu d’aise et puis finalement, même mal chantés, les mots de Brel surnagent dans cette médiocrité.  Fabrice Schillaci incarne ce personnage avec un certain talent, jouant de mimiques, de petits sons et de gestes  pour témoigner de ce mépris affiché qu’ont les puissants pour tous les autres,  avec un  côté Valérie Lemercier au masculin …
 Oui,  c’est drôle mais cela agace ! Il  a en effet un jeu sans nuances, qui, certes, fonctionne mais qui manque de variations. La mise en scène?  Un travail propre qui ne révèle pas assez le caractère un  brin surréaliste  du texte, bien écrit et qui porte à s’interroger. Trop peu d’intentions  dans cette mise en scène qui se contente de donner le texte, avec des lumières un peu grossières et des lancements de son approximatifs, et sans ajouter une dimension que l’on est en droit d’attendre.
On sort de là, déçu, malgré un texte riche et un potentiel d’acteur qui est ici peu mis en valeur …

Julien Barsan


Centre Wallonie-Bruxelles Paris (France) du 19 au 22 mars 2014
Théâtre du Moulin de Saint Denis (Belgique) les 20 et 21 juin 2014
Festival de Spa (Belgique) les 12 et 13 août 2014.

Love letters

Love letters de A.R. Gurney,  mise en scène de Benoît Lavigne.

5946-photo-love-lettersA.R. Gurney (84 ans) a écrit des pièces comme  Scènes de la vie américaine, Les Enfants et La salle à manger qui mettent en scène la vie de la société du Nord-Est américain; il est aussi  l’auteur de plusieurs romans.
Mais il est surtout connu pour cette pièce, créée à New York en 1989 et traduite en une trentaine de langues; elle a été  souvent jouée en France, notamment par Anouk Aimée avec  Jean-louis Trintignant, puis Jacques Weber, Alain Delon et  le mois dernier  avec  Gérard Depardieu.
Ce mois-ci, c’est au tour de Jean-Pierre Marielle de s’y coller avec son épouse Agathe Natanson.
Ce n’est pas vraiment une pièce mais plutôt un échange de lettres en direct,   entre  Melissa et Andy qui se sont connus enfants puis jeunes adolescents au collège. Ils se sont aimés, puis se sont mariés chacun de leur côté sans jamais se perdre de vue, puis, les années passant, n’ont jamais cessé de s’écrire, même quand la vie semblait les rapprocher ou les éloigner l’un de l’autre.
Divorce pour elle, illusions perdues pour lui, tout se dit et s’exprime dans cette relation épistolaire, alors qu’ils auraient eu du mal, à se le dire en face. Merveilles de la correspondance écrite, les amants d’aujourd’hui garderont-ils la trace de leurs mails? 
Michel Cournot, le critique du Monde,  avait dit en 90 que  ces Love letters tenait de « l’ encéphalogramme plat : du tout-venant, gentil, facile, attendu ». C’était quand même assez méchant mais pas  totalement faux.
La pièce dégouline en effet de  gentillesse, mais on le sait depuis longtemps, le vrai théâtre n’a rien à voir avec les bons sentiments, et ce n’est pas pour rien que les pièces de Marivaux ou de Feydeau sont si cruelles et si fascinantes. L’écriture de Gurney, elle, est un peu fade et propre sur elle, sans aucune prétention, (c’est déjà cela!) mais conventionnelle: cette relation épistolaire nous révèle un Andew qui n’est pas d’un milieu aisé mais qui est sérieux et ambitieux, alors que Mélissa  est riche et, bien entendu, comme toutes les dames riches,  assez mélancolique. Tous aux abris!

 La mise en scène est correcte mais les deux comédiens sont assis loin de l’autre à une table d’au moins cinq mètres, sans qu’on en voit la nécessité, et leur voix est légèrement amplifiée. Et immobiles, ils lisent, lisent pendant une heure vingt,  jetant, une à une la feuille lue pour prendre la suivante. Bon!  C’est on l’aura compris, un exercice pour acteurs qui ont envie de se faire plaisir et c’est souvent agréable à écouter.  La pièce est  d’évidence vite écrite, les personnages sont assez falots mais, comme toujours, on retrouve avec plaisir  le grand Jean-Pierre Marielle que l’on a si souvent vu, que ce soit dans Guitry, Claudel, Tchekhov, Pinter ou Feydeau. Comme le mois dernier, le public allait sans doute, pour les mêmes raisons, retrouver Anouk Aimée et Gérard Depardieu sur ce même plateau.
   Oui, il est bien là, le grand Marielle, comme dans ses nombreux films, et c’est visiblement lui que les gens sont venus voir; à 81 ans, il a toujours cette même voix magique, reconnaissable entre toutes, et il emmène le public là où il veut.  Il y a même un petit moment  d’émotion, quand Andew apprend la mort de Melissa.   Agathe Nathanson, elle,  semble rester un peu en retrait, comme si elle voulait ne pas lui voler la vedette.
  Voilà! Que vous dire de plus? Que le public a fait une longue ovation debout aux comédiens. Que les places coûtent 66 euros au parterre! Cela fait quand même un peu cher pour un exercice d’acteurs, même brillant. A vous de voir… Le spectacle se jouera ensuite en avril avec Francis Huster et Cristiana Reali. C’est comme pour Les Monologues du vagin, on  ne prend pas les mêmes mais on recommence…

  Philippe du Vignal

Théâtre Antoine à Paris jusqu’au 30 mars.  
  

Festival d’Avignon 2014

2014: 78 ème Festival d’Avignon.

olivierpy.jpgPlus de 600 personnes au Théâtre de la Ville pour la présentation de ce 78 ème festival d’Avignon par Olivier Py,  son nouveau directeur,  dont on se souvient  qu’il avait été débarqué de l’Odéon il y a deux ans par les soins de Frédéric Mitterrand, ci-devant ministre de la Culture, sous l’influence de l’Elysée, ce qui avait provoqué pas mal de remous dans le petit monde de la Culture….
Olivier Py a commencé par donner la parole à Samuel Churin, acteur, dont on connaît l’action au sein de la coordination des artistes et techniciens intermittents du spectacle. En 2003, un protocole d’accord  signé pour réformer le régime spécifique d’assurance chômage des intermittents, avait provoqué leur colère et l’annulation du festival d’Avignon.
Preuves à l’appui, Churin et ses camarades ont  démontré pendant dix ans que ce déficit n’existait pas, que cela ressemblait à une prise de position idéologique de la part du Medef. Et ils ont posté sur le net deux films, Ripostes numéro 1 et Ripostes numéro 2, pour encore, et toujours le prouver; l’an passé enfin, Aurélie Filippetti, ministre de la Culture, et Michel Sapin, ministre du Travail, auditionnés devant la mission d’information parlementaire, sur les conditions d’emploi dans les métiers artistiques, ont aussi réfuté l’argument du prétendu déficit. Notamment, en affirmant qu’il y avait  confusion entre comptabilité analytique et déficit et qu’il n’y a pas lieu d’identifier une catégorie de bénéficiaires. Le MEDEF, qui avait recommencé à attaquer ce mois-ci, semble enfin faire preuve de plus de lucidité.. Mais restons vigilants.
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 Olivier Py a ensuite commencé par remercier les deux bonnes dizaines de mécènes institutionnels et privés, sans lesquels cette nouvelle édition n’aurait pu avoir lieu et a reconnu que l’un des deux grands défis à relever étaient le vieillissement du public, et le prix souvent trop élevé des places. La solution étant pour lui une diminution, même symbolique, des tarifs en général, et une politique d’abonnements à tarif réduit (10 euros quand même!) pour les jeunes de moins de 26 ans, et les spectateurs qui restent longtemps au festival, une programmation jeune public et l’établissement de meilleurs liens avec l’Education nationale. Toutes mesures très concrètes.
Mais force est de constater que, si les salles du Festival sont pleines, le public- et les faits sont têtus comme disait le camarade Lénine- n’a cessé de s’embourgeoiser ces dernières années. Et il va falloir ramer pour faire revenir les jeunes au Festival in, alors qu’ils sont souvent nombreux dans le off… « Le rapport au public n’existe que s’il est pensé et acté par un geste social d’envergure. comment allons-nous désormais nous agrandir, pas tant en nombre qu’en différence? « , dit justement Olivier Py.
En effet, à l’heure des restrictions budgétaires et quand il lui faut encore quelques millions pour assumer les frais de la FabricA, on comprend mal comment il va pouvoir faire moins cher, en augmentant le nombre de jours du Festival (cette année du 4 au 27 juillet) aux mêmes dates que le off, désormais aussi connu et plus populaire, et en créant deux autres lieux d’accueil: l’Hôtel des Monnaies, le Gymnase Paul-Giéra… Mais qui vivra verra.
avignon-s-agrandit-naissance-de-la-fabrica,M115413En tout cas, le programme préparé par Olivier Py et son équipe ne manque ni de panache ni d’ambition, avec 25 artistes jamais venus au Festival et dont la moitié ont moins de trente cinq ans, et avec quatorze auteurs vivants.
D’abord, joli clin d’œil à Jean Vilar et au passé, la création du Prince de Hombourg de Kleist dans la Cour d’Honneur, dans la mise en scène de Giorgio Barberio Corsetti avec Xavier Gallais et Eléonore Joncquez; soixante-trois ans après, ils vont succéder à Jeanne Moreau et à Gérard Philipe…
Le théâtre français comme étranger du passé comme du présent (Gustave Akakpo), avec des valeurs sûres… et d’autres moins sûres, des metteurs en scène reconnus  ou moins connus, se taille la part belle avec, entre autres: Intérieur de Maurice Maeterlinck par Claude Régy, Huis de Michel de Ghelderode par le Belge Josse de Pauw,  Othello Variation d’après Shakespeare, par Nathalie Garraud et Olivier Saccamano, La famille Schroffenstein de Kleist par Corsetti avec les jeunes acteurs de l’Ecole de Cannes,  Notre peur de n’être par Fabrice Murgia, jeune créateur belge  et Henry VI de Shakespeare  (en 18 heures!) par Thomas Jolly, dont une partie a été récemment donnée au Théâtre des Gémeaux  (voir Le Théâtre du Blog) mais aussi Vitrioli de Yannis Marvitsakis, mise en scène par Olivier Py.
Et Mai, Juin,Juillet de Denis Guénoun, mise en scène de Christian Schiarreti, une sorte de saga sur le festival d’Avignon, Hypérion d’après Hölderlin par Marie-José Malis,la nouvelle directrice d’Aubervilliers, Orlando ou L’Impatience de et par Oliver Py, Falstafe de Valère Novarina, mis en scène par Lazare Herso-Macarel….
Et trente ans après celui, fameux de Peter Brook qui avait inauguré la Carrière Boulbon, un Mahabarahta dans ce même lieu devenu mythique, par Staoshi Miyagi, etc… Et la Société des auteurs et compositeurs dramatiques avec Sujets à vif.  Mais impossible de citer toutes les créations…
Au chapitre danse: Coup fatal avec Julie Nioche, Serge Kakudji, Fabrizio Cassol,  mais aussi Alain Platel, Thomas Lebrun, Arkadi Zaides, Robyn Orlin, et l’Américain Lemi Ponifasio dans la cour d’Honneur. Et en musique:  Don Giovanni, letzte party, variation de l’Allemand Antu Romero Nunes, venu de Hambourg  et, avec la collaboration de l’Abbaye de Royaumont, Cinq chants aux accents d’orient et de Méditerranée et, venus du Caire, Hassan El Geretly et El Warsha.
Et enfin pour finir,  le 27 juillet, un beau coup populaire:  Les Têtes Raides avec Corps de mots dans le Cour d’Honneur! Un Festival qui a au moins déjà le mérite de la diversité. Et Olivier Py de citer Jean Vilar: « Le ciel, la nuit, le texte , le peuple, la fête ». On ne peut que souhaiter le meilleur à cette 68 ème édition de ce festival qui reste de toute façon exceptionnel..

Philippe du Vignal

 Cloître Saint-Louis, 20 Rue du Portail Boquier, 84000 Avignon. T: 04 90 27 66 50.

 

 

Pulvérisés

Pulvérisés d’Alexandra Badea, mise en scène d’Aurélia Guillet et Jacques Nichet.

pulverises-bruno-blegerUne ouvrière à la chaîne dite «opérateur de fabrication» à Shanghaï, une ingénieure d’études et développement à Bucarest, un superviseur de plateau de téléopérateurs à Dakar, un responsable assurance-qualité en sous-traitance dans une entreprise de Lyon.
Les dés sont jetés quand commence
Pulvérisés, qui évoque sans surprise ce que chacun soupçonne de la réalité de la mondialisation, thème à traiter avec des pincettes quand on veut le dénoncer avec subtilité. Auparavant, en guise de lancement de l’avion en partance théâtrale, ce titre: Pulvérisés fait forcément penser à la disparition de l’avion Vol MH 370 Malaisy Airlines -, il y aura eu le monologue intérieur du responsable lyonnais qui se raccroche in extremis à lui-même, à travers le tutoiement : « Tu es hors du temps, paumé entre des latitudes et des longitudes qui s’embrouillent dans ta tête, Delhi,Tokyo, Dakar, Sao Paulo, Kiev, Hong-Kong, Santiago/ Tu ouvres les yeux… »

Les noms de ville défilent mentalement, comme pour le spectateur de cinéma qui voit défiler une pub qui promouvant le réseau des chaînes U.G.C. et inventant le jet compulsif de noms de capitales qui scintillent dans l’espace sombre de la galaxie. Et l’on ne sait plus bientôt où l’on se trouve, mais cette vision, paradoxalement sonorisée, donne l’impression de voyager chichement  dans son fauteuil standard.  Une sensation similaire pour le public de Pulvérisés, auquel on offre un carnet de voyages touristiques tendance bobo, et qui admire, selon le lieu d’où l’on parle :Shanghaï, Bucarest, Dakar… avec l’image d’une jeune chinoise ou latino-américaine, d’un jeune sénégalais, tous photographiés et vêtus dans leur milieu d’origine. Portraits à la beauté ethnique, inscrits dans la nature environnante pour des photos glacées de catalogues Voyageurs du Monde qui vantent l’authenticité brute de pays lointains.

Évidemment pas de tourisme ici, on entend des voix off venant des pays concernés,  et sur le plateau, de personnages dénoncent l’exploitation, la main-d’œuvre bon marché, tandis que les cadres et responsables-en mal d’excellence professionnelle, ce à quoi ils ont été formés-sont happés par leur fonction, au détriment de la qualité intérieure de leur existence : «-Pluggée ? … Maile ton diagnostic…Si tu me le mailes,je te forwarde les statistiques évolutives… Pompe. J’ai adeisé…Vas-y crache » Et par Skype, on surveille avec mauvaise conscience, son enfant laissé aux soins d’une autochtone méprisée dont on abuse en lui donnant des ordres à distance.

Quant au responsable installé à Dakar et qui emploie des Sénégalais, de jour comme de nuit, il précise : « Ici, il est interdit de parler en langue. Ici on pense français, on mange français, on a des noms français » L’inventaire des obligations est infini, dès qu’il s’agit de la libéralisation des échanges-de biens, de main-d’œuvre et de connaissances-de l’expansion de ces échanges et des interactions humaines, de la concurrence, des retombées technologiques de la communication à l’échelle planétaire.
La scénographie soignée de Philipe Marioge, au service de la mise en scène d’Aurélia Guillet et Jacques Nichet, offre un espace de deux écrans, un livre ouvert de style architectural et esthétique qui rappelle la bibliothèque François Mitterrand quand on la regarde  observée depuis le quai de la Seine.

À l’intérieur de ces pages «écrans lumineux» ouvertes, Agathe Molière et Stéphane Facco portent les rôles alternatifs de l’homme et de la femme. Ils déversent une parole sans éclat, accumulant tous les clichés répertoriés sur la déshumanisation du travail et de la vie. Ainsi, on se donne entièrement à son poste professionnel, en reniant sa part intime: femme, enfants et résidence d’origine, et en s’adonnant, pour passer le temps, à des jeux érotiques inavouables, tandis que reste, sauvegardée à l’extérieur, la fonction académique parentale.
Mais l’invention artistique n’a pas rendez-vous avec cette performance lancinante et sans espoir, où l’individu est seul, absolument livré à lui-même, à sa vérité et à ses mensonges, dans la position même du spectateur qui en demandait plus…

Véronique Hotte

Théâtre de la Commune d’Aubervilliers. T : 01 48 33 16 16, du 19 mars au 5 avril 2014, mardi et jeudi 19h30, mercredi et vendredi 20h30, samedi 18h, dimanche 16 h.

Le texte de la pièce est publié chez L’Arche éidteur.

En attendant Godot

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En attendant Godot de Samuel Beckett, un spectacle de Jean-Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra, Marcel Bozonnet.

La pièce avait été créée par le grand Roger Blin en janvier 1953, dans feu le petit Théâtre de Babylone, au fond d’une cour au 38 boulevard Raspail, tout près du métro Sèvres-Babylone à Paris. Sans le scandale dont on dit souvent qu’il fut accompagné, mais avec quelque charivari, pendant les premières et la désapprobation du critique officiel du Figaro, Jean-Jacques Gautier,  désavoué le surlendemain dans ce même journal par Jean Anouilh avec cette phrase:  » Les pensées de Pascal jouées par les Fratellini, phrase un peu facile mais qui  résumait assez bien l’ambivalence de la pièce,  aux aspects philosophiques et farcesques à la fois; le critique Jacques Lemarchand  avec une remarquable lucidité, sut, lui,  voir tout de suite combien la pièce en avance sur son époque, allait devenir une œuvre-culte dans le monde entier. Il soulignait aussi combien il était très difficile d’en parler correctement,  ce dont nous témoignons, comme l’ont aussi fait nos collègues venus au Colloque international de de la critique accueilli par Jean Lambert-wild à Hérouville., et qui ont parlé chacun de Godot dans leur pays où  la pièce fut jouée souvent peu de temps après la création à Paris.
En attendant Godot, en quelque soixante ans, a été créée sous toutes les formes et dans toutes les scénographies possibles, avec évidemment plus ou moins de bonheur… Une des dernières en dates, celle de Bernard Lévy (voir Le Théâtre du Blog) était remarquable. Mais il y faut d’évidence des interprètes qui puissent à la fois faire preuve d’humilité et d’une concentration exceptionnelle, et endosser nombre de répliques qui sont devenues aussi cultes que la pièce elle-même. La pièce en France n’est pas si souvent jouée que cela: difficile à monter, elle comporte quelques tunnels et de plus, elle supporte mal qu’on ne respecte pas les didascalies très précises, auxquelles Beckett, comme s’il avait pris ses précautions, tenait absolument.
Il y faut donc à la fois une précision d’orfèvre, une absence de prétention et de dérive personnelle, dans la mise en scène mais, en même temps, une mise en valeur d’un texte aux fulgurances inouïes. Sans cesse en équilibre entre le burlesque le plus délirant (Beckett s’inspira des comiques américains, en particulier Laurel et Hardy mais aussi Buster Keaton pour lequel il écrivit Film, un court-métrage de 24 minutes réalisé par Alain Schneider en 65;  et il y a dans Godot des jeux sur les mots, des formules à l’emporte-pièce du plus haut comique, absolument fabuleux). Mais il y a aussi l’expression du tragique le plus noir et le plus insoutenable: Beckett en effet, qui faisait partie d’un réseau de résistance, dut fuir dans le Midi de la France où il gagna durement sa vie dans les champs. Comme nous le faisait remarquer un jour Valentin Temkine, l’époux de notre consœur Raymonde Temkine qui allait encore au théâtre quatre ans avant sa mort à 99 ans, les allusions aux camps de concentration et atrocités nazis, dont Beckett avait connu l’existence, sont, même discrètes, tout à fait évidentes dans Godot, et la faim comme la hantise de la mort y est souvent évoquée: « Sans moi, tu ne serais plus qu’un petit tas d’os à l’heure qu’il est », dit Wladimir à Estragon.
Il y a ici, avec  ce travail orchestral à trois dans la conception et dans la réalisation qui pourrait surprendre,  une forme de solidarité et d’engagement: aucune mise  en avant d’un point de vue personnel – c
e n’est pas si fréquent dans la profession! – et une volonté de mettre en valeur chaque personnage. Y compris celui de Lucky,* le pauvre hère tenu en laisse par Pozzo,  qui se met à débiter un monologue étonnant, dont souvent les metteurs en scène font peu de cas. Alors que c’est une sorte de magnifique poème incandescent, frappé au coin du délire poétique, dont s’est emparé formidablement avec une gourmandise évidente, Jean Lambert-wild en pyjama bleu rayé, le visage blanc et les longs cheveux filasse, qui se met soudain à danser.
Une autre belle idée: avoir confié les rôles de Wladimir et Estragon à deux acteurs ivoiriens. Pas si sûr que le texte résonne de façon politique et contemporaine avec les migrations du Sud au Nord,  comme le prétend la note d’intention, disons de départ, mais qu’importe… L’essentiel n’est en effet pas là mais dans leur jeu très particulier: mélange de distance due à un léger accent, d’humour et d’humanité qu’ils savent mettre au service du texte.
Pas de grands effets, zéro cabotinage mais une prise en charge intelligente de chaque réplique, une présence exceptionnelle en scène et une générosité tout à fait rares: ces deux grands acteurs africains, Michel Bohiri (Wladimir)et Fargass Assandé (Estragon) sont exceptionnels et donnent une vision renouvelée de ce texte que nous avons souvent lu et entendu au théâtre. Il résonne tout d’un coup, de façon étrange, comme si nous le découvrions pour la première fois.
Et c’est d’autant plus remarquable que le travail de répétitions a été amputé de quinze jours à cause de la difficulté à faire venir Michel Bohiri depuis la Côte-d’Ivoire. Le Ministère des Affaires étrangères n’a pas en effet brillé par son efficacité… Les voir jouer tous les deux est un vrai bonheur et, quand le quatuor est rassemblé, il y a, à ces moments-là,  une rare osmose entre les deux couples français et ivoiriens, notamment sur le plan gestuel.
Le Pozzo composé par Marcel Bozonnet est en effet tout à fait intéressant: ce n’est plus le gros homme, balourd et antipathique comme on le représente souvent mais un être étrange qui cisèle ses paroles, assez pervers, long comme un jour sans pain, au crâne chauve, mais tout aussi inquiétant.
godot_20140314tjv_65Il y a aussi et enfin, une très jeune femme Lyn Thibault, que l’on avait pu voir dans Walden de Jean-François Peyret au dernier festival d’Avignon et qui joue ici le jeune garçon; certes ce n’est pas un grand rôle mais un personnage important qui représente en quelque sorte l’absence, l’envers de cet invisible Godot avec des répliques la plupart du temps négatives. Elle y  est étonnante de présence et de vérité.
Le grand mérite de cette création, tient avant tout dans cette interprétation d’une grande unité, et dans  le rythme impeccable de la représentation juste ponctuée d’une petite pause, le temps d’accrocher un rameau de feuilles entre les deux actes dans un décor d’une grande sobriété: juste un sol couvert de grains noirs de pneus déchiquetés (comme dans le Godot de Serge Noyelle (voir Le Théâtre du Blog)
) et des toiles peintes de cieux délavés. Et une copie en résine synthétique d’un arbre du Ténéré qui sent le toc à cent mètres: dommage, mais c’est la seule réserve que l’on puisse avoir sur le spectacle!.
Au risque de se répéter,  c’est une mise en scène d’une très grande qualité et d’une rigueur absolue, et qui laisse la part belle au comique; le trio de ses créateurs a eu raison de se soumettre aux didascalies de l’auteur et cette contrainte leur a sans doute permis de donner le meilleur d’eux-mêmes, à la fois comme créateurs mais aussi, pour Jean Lambert-wild et Marcel Bozonnet, comme acteurs.
Et jamais, même dans la mise en scène de Roger Blin quand il reprit la pièce aux Théâtre des Bouffes du Bord, on n’avait si bien entendu le texte…C’est vraiment un moment de grand bonheur que cette mise en scène sobre, dépouillée et efficace, sans vidéo, sans musique aucune, sans artifices inutiles, dans une pureté absolue. Cela fait du bien, à une époque où nombre de spectacles ploient sous une pluie de technologie. Ce Godot, après Hérouville, fera une longue tournée en 2014 puis en 2015, et s’il passe près de chez vous, n’hésitez surtout pas.

Philippe du Vignal

*Le créateur du rôle  Jean Martin, décédé il y a une dizaine d’années, avait trente ans, et sans le sou, accepta cette unique réplique « au texte difficile à mémoriser » comme il l’a dit-lui même. Il se précipita au théâtre  et n’eut pas à le regretter! Comme il l’a écrit dans un  tout petit livre publié chez Archambault éditeur, ce fut le commencement d’un travail et d’une longue amitié avec le grand Sam et son épouse…

Comédie de Caen-Centre Dramatique National de Normandie-Hérouville Saint-Clair. T: 02 3146 27 21 jusqu’au 28 mars, puis en tournée.

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