Voyage au bout de la nuit
Voyage au bout de la nuit, d’après le roman de Louis-Ferdinand Céline par le Collectif des Possédés, création dirigée par Katja Hunsinger et Rodolphe Dana.
Voyage au bout de la nuit (1932) porte la marque d’une fulgurance rageuse et d’un renouvellement de l’écriture romanesque, et d’une rupture avec tous les académismes stylistiques perçus comme rigides, et hypocrites.
Céline y va franco de port, quand il met en scène les raisons de sa colère face au monde et aux hommes, dont une moitié exploite consciencieusement l’autre.
Ferdinand Bardamu – un Don Quichotte parisien dans un siècle de fer – est le héros maltraité d’un roman picaresque, le double de l’auteur, un novice en mal d’expérience avant qu’il n’accomplisse ses douze travaux de faux Hercule. Une nuit symbolique : «On s’enfonce, on s’épouvante d’abord dans la nuit, mais on veut comprendre quand même et alors on ne quitte plus la profondeur… » Jeune citadin désœuvré, Ferdinand est embrigadé place de Clichy, et assiste en Flandre aux horreurs de la première guerre mondiale, via la déroute ensanglantée des soldats – à pied et à cheval -, via la débâcle des capitaines et des colonels, tous victimes de la folie et de l’absurdité de la guerre ,dont est d’abord responsable «la sale âme héroïque des hommes ».
L’anti-héros fuit ce premier enfer pour rejoindre celui de l’Afrique: chaleur, soif d’alcool, moustiques, cauchemars, nuits angoissantes avec cris de bêtes et baroudeurs hauts en couleur, rois ou profiteurs, mais tous incompétents et d’une indéniable paresse. Ne pouvant agir dans cet enfer, Ferdinand quitte ces lieux sordides et abandonnés.
On le retrouve aux Etats-Unis, à Détroit, dans une usine où il fait l’apprentissage du travail à la chaîne dans l’industrie automobile, et s’abandonne le soir dans les bras d’une belle Américaine. De retour en banlieue parisienne, il est médecin, vu tel « un lapin » policé par les riches et tel un voleur par les pauvres dont il s’occupe : «La vie est bien trop courte…Faut se dépêcher, faut pas la rater sa mort. La maladie, la misère qui vous disperse les heures, les années, l’insomnie qui vous barbouille en gris, des journées, des semaines entières, et le cancer qui nous monte déjà peut-être…»
La sérénité n’est pas de ce monde, ni l’équilibre paisible : le narrateur prête à sa parole les caractères extrêmes et bruts de la démesure et de l’hyperbole, la traduction métaphorique d’une violence subie au jour le jour, sourde, lancinante et cruelle jusqu’à la mort. Or, l’art de l’écriture transcende ce regard incendiaire par une énergie sans faille et une volonté de voir, d’assister et de comprendre l’existence.
Le métier de vivre est bien dur, une tâche que prend à son compte l’acteur et metteur en scène Rodolphe Dana avec, à la fois l’engagement et la modestie dont il est capable, foulant le sol nu du plateau, jouant dans un large espace encombré de tables sommaires de taille diverse qu’il relève pour donner à voir les gratte-ciels d’outre-Atlantique, ou bien qu’il renverse, les quatre fers en l’air, pour représenter la morosité ambiante de la banlieue parisienne défavorisée.
La table peut évoquer un lit ; entre deux tables encore, se glisse le couloir d’une tranchée ou d’un morceau de forêt vierge, dans la nuit africaine souvent assourdissante…
Mais Rodolphe Dana, beau comédien ténébreux, arpente sans cesse la scène; en vain ! Il ne parvient pas à porter la magnificence illuminée de la folie célinienne, son verbe habité, hanté et transfiguré, son panache…
Véronique Hotte
La Ferme du Buisson, Scène Nationale de Marne-La-Vallée, du 9 au 11 avril.
La Scène Watteau, Scène conventionnée de Nogent-sur-Marne, les 15 et 16 mai à 20h30. Tél : 01 48 72 94 94