Golgota
Golgota, un spectacle de Bartabas, chorégraphie et interprétation d’Andrés Marin.
Le Golgotha est associé, dans l’imaginaire chrétien, au mont des Oliviers, jardin des supplices et lieu sacré de la crucifixion où Dieu est mort sur la croix après avoir souffert. S’il est un spectacle visuellement infâmant, c’est bien celui de la Passion du Christ torturé entre les deux larrons, scène mythique transfigurée par l’art pictural.
Pascal médite dans Les Pensées sur ce mystère par lequel Jésus sauve le genre humain : «Il souffre cette peine et cet abandon dans l’horreur de la nuit. Je crois que Jésus ne s’est jamais plaint que cette seule fois. Mais alors, il se plaint, comme s’il n’eût plus pu contenir sa douleur excessive. Mon âme est triste jusqu’à la mort.»
Toute passion revient à subir un événement, en passant par la souffrance, la maladie du corps, le trouble de l’âme, l’accident ou la perturbation dans la nature. Le Christ au Golgotha souffre mais de façon pleinement vécue et assumée. Claudel écrit à son tour : «Dieu n’est pas venu supprimer la souffrance. Il n’est même pas venu l’expliquer. Mais il est venu la remplir de Sa présence. »
Mais quel lien entre le Golgotha, les chevaux et le flamenco ? La tradition andalouse ou gitane ne saurait éviter la présence familière des chevaux. Avec Golgota (en espagnol), son nouveau spectacle de théâtre équestre, Bartabas remplit la scène de la présence majestueuse et de la danse gracieuse de ses chevaux qu’il monte personnellement, une présence qu’il associe, pour dire l’indicible de la passion, au chorégraphe sévillan et interprète de flamenco, Andrés Marin – entre tradition flamenca et chant, style personnel et esthétique contemporaine.
Avant le chant, sur le plateau de Golgota, c’est d’abord la danse du flamenco qui sied à l’expression de la douleur et de la souffrance existentielles. La danse, comme un chant plaintif et revendicatif du corps, recèle la tragédie humaine, la solitude et le désespoir face au drame de la vie et de la mort. Ce souffle du plus profond de l’âme, affirme en même temps une solide résistance.
Le corps du danseur flamenco exprime une passion personnelle intense, muscles tendus, bras ouverts et levés, il tourne sur lui-même et tape le sol de fureur avec ses pieds sur le sable – et on n’entend plus que le silence – ou alors, sur une plaque de métal où résonnent dans l’ivresse du corps en tension, le bruit sec des zapateados, claquements sur le sol des pointes et des talons.
Pour accentuer encore l’intensité rythmique et la danse gestuelle et savante de ce corps d’homme libre au buste nu, s’ajoutent le jeu extraordinaire des palmas, ces doigts que l’on frappe en rythme sur la paume de l’autre main, et des pitos, claquements de doigts.
Le cavalier et le fantassin s’auto-flagellent en faisant claquer la paume de leurs mains sur leur dos, la face couverte de leur T-shirt noir à demi-retourné, et les bras levés largement en croix, l’un sur sa monture, l’autre à même le sol. Le cavalier fait un usage esthétique de la fumée des encensoirs religieux, comme le danseur debout s’amuse des sons cristallins des clochettes.
Certes, l’interprète danse les arabesques d’une solitude personnelle mais pas seulement, il sait se mettre au diapason du cavalier Bartabas et de son cheval, mimant et contrefaisant le mouvement des pattes qui piétinent, ou bien dansent à leur tour sur le sable. Le danseur révèle plus tard sa colère, avec ses pieds, comme avec ses mains ornées de bagues qui tapent le rythme sur la surface métallique.
Les vêtements sobres et noirs sont rehaussés de fraises blanches du grand Siècle d’or espagnol ; un servant nain pourrait sortir des Ménines de Vélasquez, et le trio de musiciens baroques pourraient faire partie de ces Chevaliers avec la main sur la poitrine dans un tableau du Greco, et le siège où repose l’interprète est somptueusement royal.
Dans l’ombre envahissante, s’animent de petites ou grandes bougies, en bouquet, ou bien seules et éclairent les visages d’une lumière tremblante. La scénographie subtile et austère, installe sur le plateau une aura de mysticisme et d’esprit sacré. De hauts chapeaux pointus volent de tête en tête, à la façon des pénitents noirs qui prétendent ainsi mieux toucher le ciel, et ressemblent à des accessoires oniriques, destinés aux fées ou aux princes de l’ombre, dans un conte pour enfants.
Au centre du plateau, accroché à une haute échelle, dont les pieds écartés simulent le Calvaire, la face d’un cheval et non du Christ imprimé sur un grand voile blanc. Le danseur de flamenco se métamorphose en mi-cheval/mi-homme, Centaure dont ne resteraient que les pattes arrière, avec leurs sabots.
Cet homme-cheval monte sur sa croix en s’élevant sur les degrés de l’échelle. Spectacle simplement magnifique d’autant qu’il s’appuie sur les pleins et les déliés, le chant, le grain et le silence des voix rêveuses et les Motets pour voix seule de Tomas Luis de Victoria, avec le contre-ténor Christophe Baska, Adrien Mabire au cornet et Marc Wolff au luth…La beauté de ce ballet humain et animal de sculptures vivantes est fascinante.
Véronique Hotte
Théâtre du Rond-Point, du 14 avril au 11 mai à 20h30. T : 01 44 95 98 21