Vortex Temporum
Vortex temporum d’Anne Teresa de Keersmaeker, sur une composition de Gérard Grisey.
A-t-on déjà vu un piano danser ? Il fait le tour du grand plateau du Théâtre de la Ville, en pivotant sur lui-même, mu par le pianiste toujours jouant, aidé directeur musical du groupe Ictus, qui partage la scène avec les sept danseurs de la compagnie Rosas. Ici, la musique est au coeur de la danse, et inversement, dans une tentative de symbiose chère à de Keersmaeker, qu’elle a déjà tentée avec la Partita n°2 de Bach (voir article théâtredublog). Tracée au sol, une immense et complexe rosace figure les mouvements des danseurs et le tourbillon des tempi musicaux. Le regretté Gérard Grisey, père avec Tristan Murail de la musique spectrale, née dans les années quatre vingt, a composé en 1996 un sextuor (flûte, clarinette, violons altos, violoncelle et piano) d’une construction mathématique aussi rigoureuse qu’abstraite. Selon le principe de cette musique, peuvent être mis en rapport le déroulement d’un son observé à l’échelle «microsonique» et une perception musicale à l’échelle plus «macrosonique». Acoustiquement, chaque son peut être décomposé en un son fondamental accompagné de divers sons harmoniques à l’intensité variable. A l’écoute du groupe Ictus, elle procède par ondes saccadées, et multiplie les contrastes, alternant violence et douceur, sons brutaux et susurrements étouffés au bord du silence. La musique dilate et contracte les temporalités et une telle partition était faite pour inspirer la chorégraphe : «Le modèle géométrique qui gouverne l’occupation de l’espace se compose ici de cinq cercles connectés au cercle principal que je fais correspondre au six instruments de la partition…»
Anne Thérésa a développé tout particulièrement un travail circulaire : «Ceci permet à chacune d’être géométriquement et dynamiquement connecté au même champs visuel.» Tels les électrons de multiples atomes, les danseurs procèdent par rotations, seuls ou par deux ou trois, dans une dissymétrie qui s’ordonnance autour de l’axe central de la scène. En même temps que la danse épouse la musique et la concrétise visuellement, la présence des musiciens donne une corporalité supplémentaire à cette partition qui implique de la part des instrumentistes des mouvements spectaculaires.
Après avoir vu le sextuor seul en scène, puis les danseurs se substituer aux musiciens, on peut suivre l’évolution des quatorze interprètes rassemblés. Ils entremêlent leurs actions : tantôt la musique prend le pas sur la danse tantôt c’est l’inverse dans un corps à corps toujours renouvelé, cherchant des correspondances entre sons et mouvements. La musique creuse l’espace ainsi que les spirales dessinées par les danseurs. Le piano fait bande à part dans l’orchestre, en écho, l’un des danseurs s’isole de sa tribu. Les sons s’estompent en souffles et vibrations à peine audibles, les corps ralentissent leur course, suspendent leur élan.
C’est un savant tissage qui tient de la combinatoire entre sons et mouvements : «Les mouvements d’ouverture et de fermeture (des danseurs) dans l’espace correspondent aux mouvements musicaux.»
En s’attaquant à une telle pièce, la chorégraphe poursuit une recherche passionnante et passionnée. De plus, elle sort la musique contemporaine de son ghetto et la dévoile à un large public grâce à la danse. La limite de cette démarche très expérimentale, d’une séduction toute intellectuelle, c’est qu’il peut laisser à la porte un certain nombre de spectateurs.
Mireille Davidovici
28 avril-7mai Théâtre de la Ville 2, place du Châtelet T.01 42 74 22 77 www.theatredelaville-paris.com
16-17 mai La Criée Marseille
27-29 mai Sadlers’s Wells Londres
1 et 4 juin Hollandfestival Amsterdam
www.rosas.be