Albertine en cinq temps
Albertine en cinq temps, de Michel Tremblay, mise en scène de Lorraine Pintal.
Albertine, un des personnages mémorables de la grande famille montréalaise créée par Michel Tremblay, refait surface en 2014, après sa création en 1982, mise en scène à l’époque par André Brassard.
La pièce est un dialogue entre deux personnages, Albertine et sa sœur Madeleine, assumé par six voix dont chacune s’inscrit dans un espace/temps différent. Chaque discours produit le fragment du récit concernant la décennie représentée par la comédienne; cinq voix représentent Albertine à 30 ans, à 40 ans, à 50 ans, à 60 ans et à 70 ans.
La somme de ces fragments résonne comme une partition musicale où la superposition des lignes mélodiques distinctes constitue une construction musicale en contre-point comme dans une fugue de Bach.
L’orchestration des répliques commence par l’arrivée en douceur d’Albertine, à 70 ans, une revenante qui sort des coulisses, monte sur la scène, salue la salle, retrouve son espace de jeu, et s’installe sur son fauteuil au milieu d’une grande sculpture qui remplit la scène.
Ce volume scénographique comporte un grand collage d’éléments qui évoquent des détails architecturaux caractéristiques des vieilles maisons du quartier du Plateau de Montréal, le quartier d’origine de la famille d’Albertine. Rapidement, la voix de 70 ans accueille les quatre autres voix et chacune retrouve son espace prévu à l’intérieur de cette structure néo-constructiviste où, ensemble, elles vont jouer les moments les plus difficiles que le personnage ait vécu pendant les différentes périodes de sa vie.
Ces espaces ne sont pas étanches pourtant, et même si la temporalité représentée par chaque Albertine délimite le contenu des discours, les comédiennes transgressent les frontières spatio-temporelles en montant les marches, en traversant les passages, pour engager des conversations imaginaires avec celles qu’elles allaient devenir, ou celles qu’elles avaient déjà oubliées.
À travers le portrait d’Albertine, on retient avant tout, le calvaire de sa fille Thérèse dont le sort tragique est dû à l’ignorance de sa mère. Vers la fin du spectacle, les voix hurlant leur colère, retrouvent une étrange harmonie, une manière d’exprimer la rage avec un fil rythmique cohérent, reliant toutes ces différentes étapes de cette vie tragique. Albertine se heurte à sa sœur Madeleine, la contre-voix qui n’a jamais partagé la douleur d’Albertine, mais dont la présence est nécessaire pour rétablir l’équilibre dans cet oratorio de douleur. La parole proférée par ces voix dépassées par la réalité, devient un espace confessionnel qui revêt un caractère thérapeutique pour les revenants, une manière de régler les affres de la mauvaise conscience.
Le texte n’a certainement rien perdu de sa puissance mais la conception scénique de Lorraine Pintal ne valorise guère l’oralité de ce scénario qui repose autant sur la parole des comédiennes que sur les rapports avec ce décor. Dès les premiers moments, la grande structure conçue par Michel Goulet, qui n’est pas laide en soi, impose une présence trop lourde. Elle incite les comédiennes à crier trop fort et rend leurs mouvements maladroits, ce qui déplace l’attention vers l’interprétation individuelle et étouffe les nuances de la parole, sans le plus petit moment harmonieux, et l’orchestration du chœur semble se faire presque par hasard. Toute la mise en scène vocale ainsi que le décor, font obstruction à la langue et travaille contre le texte.
Vers la fin, les variations de chaque voix parlante, les plaintes, les douleurs, les rages et la voix rêveuse d’Albertine à 60 ans, bourrée de drogues pour ne plus sentir la mort de sa fille, commencent à évoquer une harmonie sonore plus douce, où les colères grinçantes sont moins désagréables. Mais le spectacle souffre beaucoup de cette mise en scène restée insensible aux possibilités musicales de la langue de Tremblay.
Pourtant, la mise en espace de ce sextuor avec ses éléments rythmiques et sonores suffisait. On aurait pu éliminer tout le décor et la pièce n’y aurait rien perdu. La metteuse en scène semble avoir oublié que Tremblay adore l’opéra; les qualités musicales de la voix qui sous-tendent son écriture scénique, en sont les clefs! Bref, cette création est passée à côté de l’essentiel…
Alvina Ruprecht
Centre national des arts d’Ottawa, du 30 avril au 3 mai.