Daphnis et Chloé

Le Palais de Cristal, chorégraphie de Georges Balanchine, et Daphnis et Chloé, chorégraphie de Benjamin Millepied.

 

Entre une certaine sophistication française, en particulier à l’Opéra de Paris, et une certaine décontraction anglo-saxonne, associées à une rigueur professionnelle, Benjamin Millepied va progressivement prendre sa place et est nommé à la tête de la danse en novembre prochain, dans cette institution historique. Loin du battage médiatique de la première semaine des représentations, qui tend à confondre le monde de la danse et le monde people, c’est sur la scène que se juge la qualité d’un artiste. Pour ces deux spectacles, les nombreux créateurs, tous corps de métiers confondus, costumiers, régisseurs, danseurs, etc… ont fait preuve d’un grand talent.
Benjamin Millepied a confié la direction d’orchestre de la soirée à Philippe Jordan. Le Palais de Cristal représente, sur le plan chorégraphique, une danse très académique que le corps de ballet de l’Opéra de Paris sait rendre à la perfection. Le Georges Balanchine trust, qui protège et préserve le travail créatif du maître, a donné son accord pour la reprise de cette chorégraphie,  créée à l’Opéra de Paris en 1947.
Colleen Neary, grande interprète de Georges Balanchine, avait été choisie par lui pour remonter, après sa  disparition, ses œuvres dans le monde entier. Rebaptisée Symphonie en C, cette œuvre de Georges Bizet est régulièrement représentée au New York City Ballet. Le public découvre à Paris un standard classique de cette institution. Les étoiles, entre autres Mathieu Ganio, Marie-Agnès Gillot, ou Karl Paquette, témoignent, par la précision de leurs gestes, du savoir-faire du Ballet de l’Opéra de Paris.
Ce qui fait la différence ici, ce sont les splendides costumes créés par Christian Lacroix. Mais la richesse d’ornements des tutus n’est pas obligatoirement appréciée à sa juste valeur dans la trop grande salle de l’Opéra Bastille : tout le public n’est pas cantonné dans les vingt premiers rangs de l’orchestre! Nous aurions préféré peut-être les découvrir à l’Opéra Garnier, un théâtre à l’italienne plus adapté. À chaque mouvement correspond une couleur : rouge pour le premier mouvement; bleu pour le deuxième; vert pour le troisième, et rose pour le quatrième. Le final regroupe toutes les couleurs et tous les danseuses et danseurs dans une harmonie chatoyante.

4415120_6_3fc5_dapnis-et-chloe-cree-par-benjamin_dc9a70b536ca7d344a5bfe6002bd4aa5Daphnis et Chloé, réglé sur la partition intégrale de Maurice Ravel, (y compris sur les moments écrits pour la pantomime), est une nouvelle création. Daniel Buren signe la scénographie.
Le couple Millepied/Buren est ici en totale adéquation pour créer des images et un espace plein de couleurs et de poésie au service d’une danse d’une grande fluidité. «Mon ambition, dit Daniel Buren, n’est pas tant de créer un décor, ni même quelques tableaux pour encadrer, voire décorer ce ballet mais bien de tenter une chorégraphie de formes, de couleurs et de lumières, entraînée dans un mouvement continuel et spécifique, séparée du ballet proprement dit … Trois événements différents donc, la musique, le ballet, la scénographie, dans un même lieu, un même temps, un même espace en vue d’un seul et unique moment.»
La réussite est à la mesure de cette ambition: des découpes géométriques : losanges, carrés ou ronds de différentes couleurs descendent des cintres en se superposant parfois au-dessus de la scène et des danseurs, constituant à elles seules un ballet aérien. Traversées par la lumière, ces formes définissent au sol des espaces colorés, où évoluent les artistes. La structure de l’Opéra Bastille se prête bien à cette scénographie, et le spectacle, par sa belle harmonie, rappelle Signes, qui réunissait Carolyn Carlson et le décor d’Olivier Debré, sur une musique de René Aubry.
Les costumes de Holly Hynes, directrice et créatrice de costumes pendant vingt-et-un ans au New York City Ballet, s’apparentent à ceux conçus par Léon Bakst
en 1912 pour la création par les Ballets Russes. Pantalons courts pour les hommes et  robes pour les femmes sont taillés dans des matières souples : d’abord de couleur crème, ils prennent au final les teintes éclatantes des mobiles de Daniel Buren.
A l’orchestre, s‘associe le talentueux chœur de l’Opéra de Paris qui, des coulisses, magnifie la partition de Maurice Ravel et lui confère sa dimension vocale d’origine, d’une grande beauté. En 1914, Diaghilev écrivait : «L’expérience de montrer Daphnis et Chloé avec chœur a été tentée, et il a été clairement prouvé que la participation d’un choeur n’était pas seulement inutile, mais à vrai dire nuisible. »
Comme quoi, même Diaghilev pouvait se tromper! Les danseurs et danseuses au service de cette chorégraphie semblent très heureux d’être sur scène. Benjamin Millepied multiplie les duos, représentations magnifiées des amours du berger Daphnis et de Chloé, magistralement interprétés par Aurélie Dupont et Hervé Moreau. Eleonora Abbagnato, (Lycénion), et Alessio Carbone, (Dorcon) déploient une belle énergie et les pas de deux sont d’une grande virtuosité.
Pour sa troisième création à l’Opéra de Paris, Benjamin Millepied réussit son pari; ces deux ballets associés attestent de sa maestria dans des registres très différents, et consacrent le talent de Christian Lacroix et de Daniel Buren. Le public ne s’y est pas trompé et a ovationné longuement les deux spectacles le soir de la première.

 

Jean Couturier

A l’Opéra Bastille jusqu’au 8 juin.

http://www.dailymotion.com/video/x1tag0r


Archive pour 12 mai, 2014

Trafic

Trafic de Yoann Thommerel, mise en scène de Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau.

 

TraficMarie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau servent un texte radicalement contemporain, composé, à travers le graphisme convenu de l’écrit, t d’espaces, de signes et de symboles mais aussi de dossiers et sous-dossiers, selon le jeu foisonnant des traitements de texte  actuels d’ordinateur.
Ce formalisme apparent explore la forme littéraire, ses genres, le théâtre et le roman. Le texte – didascalies et dialogues de l’écriture dramatique – est découpé en scènes avec un bonus, des séquences à l’intérieur desquelles s’exprime une voix narrative romanesque et poétique.
Le genre hybride – selon les mots de l’auteur Yoann Thommerel, fondateur de la revue Grumeaux (2009) et d’une maison d’édition transgenre : Grmx (2011) – est métaphorique de l’instabilité même de ses protagonistes, des trentenaires décalés complètement insaisissables, refusant de se laisser enfermer dans telle catégorie codifiée de société normative.
De leur côté, Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau, concepteurs penchés sur le numérique comme sur la chose scénographique, ont été à leur affaire face à ce défi. Aussi singulière soit la démarche, la mise en scène semble aller de soi, avec son écran de fond  où courent le texte typographié et ses parenthèses, vidéos et icônes, gouttes de pluie ou flocons de neige et, en fin de session, oiseaux en partance.
Et pour l’humour – il y en a à foison – tonalité rare au théâtre – les deux amis Fanch et Midch, versés tous deux dans les mangas pourvoyeurs d’un petit job inintéressant pour le premier,  et  passionnés de la musique rock de leur génération et de théâtre, se permettent d’ironiser sur la vidéo au théâtre.
Un poète de revue surgit inopinément sur le plateau, Charles Pennequin que joue François Tizon avec une bonne dose d’ahurissement, filmant tout ce qui l’entoure. La malicieuse Edith Proust, fille de Fanch et narratrice, va de l’écran au plateau. Sur fond de partition audiovisuelle due à Étienne Boguet, Jean-Charles Clichet et Pascal Rénéric accomplissent une performance physique et scénique bien vivante, éblouissante, faite de questions et de réponses, dans un va-et-vient d’échanges vifs de balles de parole, acérées, pointues et pertinentes. Un rendez-vous avec le rire.
Ce sont deux clowns beckettiens qui n’attendent plus rien, des habitués de la marge – la métaphore typographique court dans Trafic -, des zonards de l’espace blanc qui borde la page écrite, cette lisière d’une vie invivable qui a pourtant cours.
De jeunes gens un peu fatigués et mûrs mais pas encore revenus de tout,  et dont la marge de manœuvre se rétrécit au cul de la Renault Trafic de Fanch, car leur rêve initial était bien de tout quitter et de partir aux States, façon The Road de Kerouac.
Ces êtres ne refusent pas véritablement les normes – ils ont de petits boulots peu rémunérateurs, parlent et rêvent toujours de filles à séduire – mais ne sont pas adaptés au moindre cadre rigide. Hétéros ou bisexuels, ils trouvent un salut modeste dans une relation ancienne de proximité et finalement solide, « car le système est un ensemble où tout le monde à sa place (même si elle n’est pas bonne) : les époux, les amants, les trios, les marginaux eux-mêmes (drogue, drague), bien logés dans leur marginalité… » – écrivait Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux. Pas encore S. D. F, les poètes de Trafic n’en traduisent pas moins l’état de dérive économique et sociale d’une partie relativement cultivée d’une génération.
Les acteurs sont excellents et  le mot est pauvre pour dire leur énergie, leur élan, leur folie d’être et de s’amuser en même temps dans un jeu infini d’échanges à relancer.

 Véronique Hotte

Théâtre de la Colline du 8 mai au 6 juin, du mercredi au samedi 21h, mardi 19h et dimanche 16h Tél : 01 44 62 52 52

 

tempête sous un crâne

Tempête sous un crâne, adaptation des Misérables de Victor Hugo de Jean Bellorini et Camille de la Guillonnière, mise en scène de Jean Bellorini, création musicale de Céline Ottria.

BAC072-Tempete-sous-un-crane-Pierre-Dolzani-6Écrit en exil et publié en 1862, le célèbre roman, sans doute le seul de langue française qui soit aussi populaire, chez nous mais aussi à l’étranger, est d’inspiration à la fois réaliste, romantique, politique et sociale, et Victor Hugo, influencé par Balzac comme par Eugène Sue, y a peint avec précision le Paris des pauvres gens au début du XIXème siècle avec des personnages hauts en couleurs… qui sont parfois à la limite du cliché.
Hugo a su aussi dénoncer une société pré-capitaliste,  qui s’était dotée d’un arsenal juridique impitoyable envers les marginaux et les condamnés et qui ne leur laissai aucune chance de réinsertion, même s’ils sont étaient innocents ou coupables de tout petits délits; il a réussi à créer toute une galerie de personnages souvent émouvants comme l’ancien forçat Jean Valjean condamné au bagne pour le seul vol d’un pain destiné à nourrir sa famille et faisant fortune sous la nouvelle identité de M. Madeleine, maire de sa petite ville, le très charitable Monseigneur Meyriel qui l’a recueilli puis sauvé des gendarmes, l’impitoyable policier Javert qui ne va cesser de le traquer,  le couple sans scrupules des Thénardier, les deux amoureux Marius et Cosette, la toute jeune Eponine qui va donner sa vie pour sauver Marius, et le petit Gavroche, à peine sorti de l’adolescence, tué sur une barricade…
Bref, Victor Hugo met le doigt où cela fait mal: dans une France encore très rurale, il fait un état des lieux des plus alarmants: la société où il vit  possède une classe de riches bourgeois mais  ne connaît encore aucune justice réelle ni aucun progrès social, et reste accablante pour les paysans comme pour les ouvriers exploités avec des journées de travail sans fin, et où nombre de femmes à Paris sont obligées de faire le trottoir pour survivre…
C’est aussi, en filigrane, une réflexion sur le bien et le mal dont Sénèque disait que « la vie n’était l’un ni l’autre mais l’occasion de l’un ou de l’autre ». Les Misérables ont fait l’objet, depuis le XIXème siècle de nombreuses traductions et d’une foule d’adaptations pour le théâtre, le cinéma, la comédie musicale, la bande dessinée, avec, à chaque fois, un succès garanti, plus d’un siècle et demi après, ce qui est rarissime dans l’histoire de notre littérature.
Jean Bellorini a fait l’intelligent pari  de « garder le fil narratif de l’histoire et la profusion lyrique et pathologique de certains moments de descriptions, de logorrhées ». Il a bien compris qu’une adaptation actuelle des Misérables passait aussi et surtout par la couleur de la langue parlée de Victor Hugo, telle qu’il l’a voulu pour sa formidable saga. Avec ici une couleur brechtienne… Bien vu, puisque « la frontière entre la narration et l’incarnation, dit-il,  sera invisible ».
Invisible sans doute pas mais, en tout cas, rondement menée, cette prise en charge du texte par deux comédiens dans la première partie, Clara Meyer et Camille de la Guillonière, est vraiment exceptionnelle.  Les deux jeunes comédiens toujours en phase possèdent une diction et une gestuelle impeccables. Ils savent se faire drôles puis vite émouvants et sont très à l’aise pour assumer une heure et demi de texte, soutenus par des morceaux de batterie, et par la musique au piano et à l’accordéon, et les chansons de Céline Ostria.
Rarement, on a vu porter si haut et si juste les révoltes et les indignations de Victor Hugo.Aucune rupture de ton, aucune criaillerie, aucun sur-jeu, et aucun de ces allers-et-retours dans la salle comme on en voit presque systématiquement chez les collectifs actuels mais du vrai théâtre avec ce qu’il faut d’émotion, de poésie mais aussi d’humour.
Bref, une simplicité et une rigueur dans la mise en scène et la direction des deux comédiens, qui, très bien dirigés par Jean Bellorini, ont su trouver le ton juste  pour donner toute la crédibilité nécessaire au scénario concocté par le père Hugo. Jean Bellorini est un des rares, sinon le seul, quand il a adapté avec Camille de la Guillonnière, le roman pour la scène, à  avoir su garder la chair des Misérables, c’est à dire aussi  tout ce qui n’était pas dialogue. Et cette fabuleuse intuition est le fondement même de sa mise en scène. Chapeau! Jacques Seebacher, grand spécialiste de Victor Hugo, décédé il y a quelques années, aurait sans doute beaucoup apprécié.
Après quinze minutes d’entracte indispensables, on retrouve les mêmes comédiens avec trois autres de leurs camarades. C’est toujours aussi juste et aussi vrai, mais, est-ce la fatigue, on a l’impression qu’il y a souvent quelque chose d’un peu répétitif dans les procédés employés, comme cette course sur place ou ces chœurs à deux.
Il est vrai aussi que le roman, mis à part les combats sur la barricade avec la mort de Gavroche est peut-être moins passionnant et les descriptions comme le plaidoyer de Victor Hugo pour une véritable justice sociale mois évident.
Et si le travail des comédiens est toujours aussi impeccable, la dernière partie de ce spectacle-fleuve (quelque trois heures et demi!) a un peu de mal à passer. C’est toujours la difficulté quand il s’agit de faire passer un long roman comme celui-ci sur un plateau de théâtre sans le dénaturer. Même avec des mains d’orfèvre comme celle de Jean Bellorini, c’est loin d’être évident.
Mais que cela ne vous empêche surtout pas d’aller voir Tempête sous un crâne; à cette réserve près, c’est une création d’une exceptionnelle qualité.

Philippe du Vignal 

Théâtre des quartiers d’Ivry jusqu’au  25 mai. T: 01 43 90 11 11

 

 

 

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