Trafic
Trafic de Yoann Thommerel, mise en scène de Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau.
Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau servent un texte radicalement contemporain, composé, à travers le graphisme convenu de l’écrit, t d’espaces, de signes et de symboles mais aussi de dossiers et sous-dossiers, selon le jeu foisonnant des traitements de texte actuels d’ordinateur.
Ce formalisme apparent explore la forme littéraire, ses genres, le théâtre et le roman. Le texte – didascalies et dialogues de l’écriture dramatique – est découpé en scènes avec un bonus, des séquences à l’intérieur desquelles s’exprime une voix narrative romanesque et poétique.
Le genre hybride – selon les mots de l’auteur Yoann Thommerel, fondateur de la revue Grumeaux (2009) et d’une maison d’édition transgenre : Grmx (2011) – est métaphorique de l’instabilité même de ses protagonistes, des trentenaires décalés complètement insaisissables, refusant de se laisser enfermer dans telle catégorie codifiée de société normative.
De leur côté, Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau, concepteurs penchés sur le numérique comme sur la chose scénographique, ont été à leur affaire face à ce défi. Aussi singulière soit la démarche, la mise en scène semble aller de soi, avec son écran de fond où courent le texte typographié et ses parenthèses, vidéos et icônes, gouttes de pluie ou flocons de neige et, en fin de session, oiseaux en partance.
Et pour l’humour – il y en a à foison – tonalité rare au théâtre – les deux amis Fanch et Midch, versés tous deux dans les mangas pourvoyeurs d’un petit job inintéressant pour le premier, et passionnés de la musique rock de leur génération et de théâtre, se permettent d’ironiser sur la vidéo au théâtre.
Un poète de revue surgit inopinément sur le plateau, Charles Pennequin que joue François Tizon avec une bonne dose d’ahurissement, filmant tout ce qui l’entoure. La malicieuse Edith Proust, fille de Fanch et narratrice, va de l’écran au plateau. Sur fond de partition audiovisuelle due à Étienne Boguet, Jean-Charles Clichet et Pascal Rénéric accomplissent une performance physique et scénique bien vivante, éblouissante, faite de questions et de réponses, dans un va-et-vient d’échanges vifs de balles de parole, acérées, pointues et pertinentes. Un rendez-vous avec le rire.
Ce sont deux clowns beckettiens qui n’attendent plus rien, des habitués de la marge – la métaphore typographique court dans Trafic -, des zonards de l’espace blanc qui borde la page écrite, cette lisière d’une vie invivable qui a pourtant cours.
De jeunes gens un peu fatigués et mûrs mais pas encore revenus de tout, et dont la marge de manœuvre se rétrécit au cul de la Renault Trafic de Fanch, car leur rêve initial était bien de tout quitter et de partir aux States, façon The Road de Kerouac.
Ces êtres ne refusent pas véritablement les normes – ils ont de petits boulots peu rémunérateurs, parlent et rêvent toujours de filles à séduire – mais ne sont pas adaptés au moindre cadre rigide. Hétéros ou bisexuels, ils trouvent un salut modeste dans une relation ancienne de proximité et finalement solide, « car le système est un ensemble où tout le monde à sa place (même si elle n’est pas bonne) : les époux, les amants, les trios, les marginaux eux-mêmes (drogue, drague), bien logés dans leur marginalité… » – écrivait Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux. Pas encore S. D. F, les poètes de Trafic n’en traduisent pas moins l’état de dérive économique et sociale d’une partie relativement cultivée d’une génération.
Les acteurs sont excellents et le mot est pauvre pour dire leur énergie, leur élan, leur folie d’être et de s’amuser en même temps dans un jeu infini d’échanges à relancer.
Véronique Hotte
Théâtre de la Colline du 8 mai au 6 juin, du mercredi au samedi 21h, mardi 19h et dimanche 16h Tél : 01 44 62 52 52