Le Roi Lear/ Schiaretti.
Le voici enfin au Théâtre de la Ville, ce Roi Lear, si attendu, avec Serge Merlin en vedette. Schiaretti n’a pas hésité sur le choix des moyens. Dans une arène en pin, une douzaine de doubles portes laissent passer quelque vingt personnages et figurants en costumes d’époque dans les tons noirs et bruns, (sauf Lear habillé d’une grande chasuble crème) sous une chaude lumière dorée de soleil couchant.
C’est stupéfiant de beauté, proche d’un Velasquez et parfois aussi d’un Véronèse; en quelques instants, on est transporté à la cour d’Angleterre. Toute la mise en scène est organisée, comme dans un tableau classique, autour de la figure centrale de Lear, vitupérant contre la terre entière et contre Cordélia en particulier. C’est aussi admirable de sensibilité… Mais ces fréquentes entrées de groupe ralentissent le rythme, au moins psychologiquement. Christian Schiaretti a, d’évidence, privilégié le pictural, et, comme on ne peut avoir la crème et l’argent de la crème, dit le vieux proverbe cantalien, cela donne quand même quelque chose d’un peu figé à cette mise en scène.
Serge Merlin, qui fut aussi autrefois le roi Lear dans la formidable mise en scène de Langhoff que nous avions vue à Bobigny en 1986, grâce à notre consœur et amie Christine Friedel qui l’avait chaudement recommandée à René Gonzalès alors directeur de la MC 93, ne semble ici qu’en faire à sa tête. Mais comment gérer un acteur hors-normes comme Serge Merlin? Il criaille pendant toute la première partie, et c’est à la limite du supportable; par ailleurs, on entend mal les autres comédiens, sauf Marc Zinga, Olivier Borles, Philippe Duclos et Pauline Bayle, la toute jeune et brillante comédienne qui joue Cordélia, remarquables tous les quatre. Question d’acoustique, comme si cette très belle scénographie absorbait avec ses fausse fenêtres la voix des acteurs. Mais aussi de diction, c’est un mal contemporain dont certains des élèves du Conservatoire national ne semblent pas non plus exempts comme en témoignent les derniers travaux de mise en scène (voir Le Théâtre du Blog); à moins de bien connaître la pièce, on a du mal à entendre le texte, donc à suivre la fable et c’est vraiment dommage.
Ensuite, dans la seconde partie, les choses heureusement se calment. Et quand Lear, perdu et plus très lucide, dit ces quelques mots: » Ne riez pas de moi. Mais, aussi vrai que je suis un homme, je pense que cette dame que voici, c’est Cordélia, mon enfant », c’est plus que poignant. Ses neurones semblent au bout du rouleau, et après la catastrophe politique qu’il a provoquée, il sent qu’il ne va pas sans doute pas tarder à mourir mais il est encore capable d’amour, quand il retrouve sa Cordélia: on est alors enfin dans Le Roi Lear, et Serge Merlin, tout en retenue, est formidable; il y a un véritable échange de père à fille, avec Pauline Bayle, et l’émotion gagne le public… Cela sonne juste et, pour un tel moment de théâtre, on peut pardonner beaucoup de choses.
Ce Roi Lear, si réussi sur le plan plastique, l’est beaucoup moins théâtralement, sauf à la fin; tout en effet est un peu sage et se passe comme si Christian Schiaretti avait fait l’impasse sur la dramaturgie: on ne voit pas bien le parti pris qu’il a adopté ni pour quel enjeu, il a aujourd’hui monté cette pièce formidable mais difficile… Il avait mieux réussi son coup avec Coriolan.
Alors, à voir ou pas? Sans doute Christian Schiaretti a encore le temps de resserrer d’urgence les boulons mais pour le moment, et malgré son indéniable beauté plastique, on sort de ce Roi Lear un peu déçu! Donc, à vous de choisir…
Philippe du Vignal
Théâtre de la Ville jusqu’au 28 mai, et au Bateau-Feu de Dunkerque du 4 au 6 juin.
Le Roi Lear, de William Shakespeare, traduction d’Yves Bonnefoy, mise en scène de Christian Schiaretti.
Chaque saison, pour le Théâtre National Populaire, dont il est le directeur, Christian Schiaretti crée une pièce/monument du répertoire, ou contemporaine, ou encore issue d’une commande. Après le flamboyant Coriolan (2006), il a choisi Le Roi Lear, une pièce peu jouée car elle exige un comédien exceptionnel pour tenir le rôle mais Serge Merlin est de ceux-là.
Au début, le roi porte la couronne, règne sur sa Cour, ses hommes d’armes, et ses filles. On lui doit obéissance. Pour maintenir la paix, il a marié ses deux aînées à des souverains britanniques et hésite, pour la dernière, entre Bourgogne et France. Mais Lear est un vieil homme, qui veut transmettre son pouvoir et, dès la première scène, il exige de ses filles une déclaration d’amour, en public, afin de leur partager ses terres. Si les deux aînées, habilement, lui servent ce qu’il attend, la troisième se refuse à ce jeu médiatique et se contente de déclarer qu’elle l’aime, comme on doit aimer son père.
C’est la raison du premier accès de démence de Lear ; il entre en colère avec des paroles virulentes, déshérite et chasse la pauvre Cordélia. Shakespeare décrit l’évolution dramatique de la folie du roi avec, pour conséquences, son auto-destruction, l’anéantissement de sa lignée, de sa Cour, et la guerre dans son royaume.
Comme toujours, Christian Schiaretti sert le texte qu’il éclaire avec une mise en scène rigoureuse et intelligente. En choisissant la traduction d’Yves Bonnefoy, précise tout en restant poétique, il facilite la lisibilité du texte, et s’appuie sur un dispositif scénique en demi-cercle, référence au plan scénique élisabéthain, référence aussi à une arène. Les déplacements des comédiens, minutieusement réglés, permettent de comprendre les rapports compliqués entre les différentes factions. Il n’y a jamais de temps mort entre les scènes, comme si rien ne pouvait interrompre la progression ravageuse de la folie du roi.
Serge Merlin a l’âge de Lear: quatre-vingts ans. Il l’incarne, en usant de tout son art, pour en faire un personnage complexe, capable, tel un héros mythologique ou biblique, de provoquer la tempête en hurlant vers le ciel, de se dresser contre sa fille dont il maudit le ventre ou … de sautiller sur la lande dévastée. La prouesse de l’acteur est étonnante. A la fin, devant ses trois filles mortes, c’est plus un roi qui meurt, anéanti par ce qu’il a enclenché, qu’un père.
Face à lui, Vincent Winterhalter sait donner au personnage de Kent, homme lige et fidèle en dépit de tout, une grande humanité. Marc Zinga, qui interprétait Lumumba dans Une Saison au Congo d’Aimé Césaire, joue ici le cynique bâtard de Gloucester avec une remarquable aisance. Christophe Maltot, « le pauvre Tom et le véritable Edgar de Gloucester » et Philippe Duclos, (Gloucester père) savent faire exister leurs personnages, malmenés par la vie, dans « ce monde de fous et d’aveugles ».
Ce sera sans doute une des dernières créations de Christian Schiaretti, puisque son contrat ne sera pas renouvelé en 2016. Depuis 2002, il a dirigé ce théâtre, en héritier de Jean Vilar et de Roger Planchon, et a participé à la reconstruction de ce nouveau T.N.P. , diversifié et rajeuni le public en menant une véritable politique d’accueil auprès des scolaires…
Considère-t-on au Ministère de la Culture, que 14 ans, cela suffit ? En tout cas, il n’a pas caché son désir d’être nommé à la Comédie-Française. Mais c’est, pour l’instant, un candidat parmi d’autres…
Elyane Gérôme
Théâtre National Populaire de Villeurbanne, jusqu’au 15 février et à la Manufacture, à Nancy du 26 au 29 mars.