Gaudeamus
Gaudeamus, d’après Bataillon de construction de Sergueï Kaledine, adaptation et mise en scène de Lev Dodine.
Sur un plateau blanc de neige, des civils passent littéralement à la trappe, engloutis par le sol. Ils ressortent en uniforme de l’armée russe et se déploient en un ballet ininterrompu de revues, instruction militaire, et corvée de tinette…
Toutes les tâches absurdes imposées aux bidasses, sont entrecoupées de querelles internes, bizutages violents, beuveries débridées, altercations racistes envers les tziganes, turkmènes et juifs qui composent l’armée soviétique, et vont de l’insulte au meurtre.
Cela tient du comique troupier: de la caricature bon enfant, à la vulgarité crasse. Mais Dodine ménage des espaces poétiques et oniriques, surtout quand apparaît la gent féminine, comme dans cette rencontre d’un troufion et d’une jeune fille se lavant à une fontaine, ou plus tard, dans une scène dans une maison de plaisir. Là aussi, on passe du comique et du parodique, à des corps-à-corps plus violents, voire à un viol brutal. Du rire au trouble.
Des duos émaillent la formation chorale du bataillon et le chœur des jeunes filles déployé en contrepoint comme une acrobatique scène d’amour sur un piano tombé des cintres, un savoureux numéro de séduction par un soldat timide, d’une babouchka aussi haute que large, au milieu de caleçons et culottes grand modèle qui sèchent.
Le spectacle procède par tableaux, dans un glissement ininterrompu d’une séquence à l’autre. On y chante et on y danse aussi sur des airs d’opéras italiens, des tubes soviétiques ou des chansons des Beatles, aussi bien que sur La Valse à mille temps de Jacques Brel ou des marches militaires. De belles images se succèdent, comme ces ballons rouges qui bondissent puis éclatent sur la neige blanche, en la souillant de petits résidus.
Gaudeamus, créé en 1991 quelques mois après la chute de l’URSS, s’inspire de Bataillon de construction de Kalédine, paru sous Gorbatchev et publié en France en 1989 sous le titre La Quille*. Lev Dodine avait alors demandé à ses élèves, frais émoulus de l’Institut théâtral de Saint-Pétersbourg, de donner libre cours à leurs inventivité et sensibilité, et de composer un spectacle. Mémorable, aux dires de ceux qui l’ont vu à Bobigny en 92 ou 93.
Recréée aujourd’hui et selon les mêmes principes, avec une nouvelle génération d’acteurs qui n’ont pas connu l’Union soviétique, la représentation résonne sans doute tout autrement qu’au lendemain de la Perestroïka, époque d’ouverture et de tous les possibles.
« Cette nouvelle version conduit Gaudeamus vers la dimension d’un absurde intemporel et universel mais donne aussi à certaines scènes un réalisme plus cru encore qu’à l’époque », dit Lev Dodine. En effet, l’étau s’est, semble-t-il, refermé dans la nouvelle Russie: les artistes craignent la censure et cette farce, un peu nostalgique et d’une violence feutrée, risque là-bas d’apparaître comme un brûlot.
Sur la scène de la MC 93, le spectacle n’a sans doute rien perdu de sa vigueur d’antan. Les jeunes comédiens se livrent à une parade inouïe d’énergie, acrobatique et proche de la danse ou d’une revue de music-hall. Certaines séquences s’étirent parfois en longueur, aux dépends d’un rythme effréné mais la tension revient vite.
Le titre de la pièce est tiré d’un chant étudiant du Moyen-âge Gaudeamus igitur, toujours pratiqué dans les pays de l’Est, célèbre l’espoir de la belle jeunesse. Entonné haut et fort par les comédiens à la fin du spectacle, il reste un hymne à l’avenir mais on sent sourdre une certaine angoisse… Poignant.
Mireille Davidovici
Jusqu’au 25 mai à la MC 93, 9 boulevard Lénine. Bobigny. T. 01 41 80 72 72 ; www.MC93.com
* La Quille est paru aux éditions Maren Sell.