Lucrèce Borgia de Victor Hugo, mise en scène de Denis Podalydès.
Denis Podalydès apprécie les élans du siècle romantique, dans un goût affirmé pour la langue hugolienne, à la fois impériale et triviale, impétueuse et rude, «entièrement saturée de rêves », attiré par son lyrisme et ses excès rhétoriques. L’acteur et metteur en scène s’amuse des situations extravagantes de Lucrèce Borgia, poème dramatique tour à tour policé et monstrueux, qui déroule dans la grâce et la violence, le tempo d’une tempête grandiose avec ses faux calmes et ses menaces, ses accalmies et ses fureurs, tels des soubresauts et vertiges intimes.
Lucrèce Borgia, femme fatale est aussi une fine lettrée et protectrice des arts mais, avide de pouvoir, elle passe par toutes les corruptions. Fille de pape, débauchée, violée par l’un de ses frères, et amante de l’autre – les deux s’entretueront -, elle est la mère de Gennaro, fils de son frère. Celui-ci ignore (pour son bonheur qui ne durera guère) son identité,lourde d’hérédité et de destinée noire.
Allégorie du paria et du monstre moral qui fraie avec le crime et la souillure, icône superbe de l’abjection, ce personnage maudit est décidément hyperbolique. C’est Guillaume Gallienne, qui joue Lucrèce, avec sobriété et retenue, dans une allégorie de la féminité, figure altière stylisée, à la façon d’un onnagata japonais.Du coup, le fils que la mère repentie s’obstine à retrouver, est une image juvénile de pureté et d’absolu qui a pris le parti de ses jeunes amis vénitiens, tous ennemis et victimes de la famille Borgia.
Le jeune homme contraste avec la criminelle qui voudrait regagner son cœur, à titre de salut et de rédemption. Dans un jeu de miroir vertigineux, cet enfant mâle, porteur d’espoir et de revanche est interprété par une femme gracile et fougueuse, Suliane Brahim.
Ce choix subtil pour une acrobatie mentale orchestrée fait front à un public qui se place trop souvent, selon Podalydès, du côté des rieurs sceptiques : il réceptif aux volte-face de Lucrèce dans sa quête de pardon ; peu touché par la conscience du mal chez cet être, certes fourbe et grotesque mais capable aussi de réparation et de sublime.
Dans cette histoire qui balance entre rêve et cauchemar, ce sont les amples périodes verbales de Victor Hugo qu’il faut mener à terme, et dont il faut faire résonner le chant profond, tel que l’entendait Antoine Vitez en 1985.
Le metteur en scène met en branle ce somptueux songe lunaire, avec ses jeunes Vénitiens bruyants, qui combattent pour le bien et la justice, vêtus de noir et portant un masque rituel du carnaval. La troupe est ici homogène et pleine d’élan avec Éric Génovèse, Stéphane Varupenne, Elliot Jenicot, Benjamin Lavernhe, Sébastien Pouderoux.
Le traître turbulent c’est Christian Hecq, grotesque à souhait et l’équivoque Princesse Négroni est incarnée par Georgia Scalliet avec une hardiesse sensuelle dans cette ville de Ferrare dominée par l’époux jaloux de Lucrèce, Don Alphonse d’Este, que joue Éric Ruf avec une séduction et une cruauté froides. Eric Ruf a aussi conçu la scénographie : une Venise au ciel changeant à la Tiepolo et strié de vols d’oiseaux noirs, dont la lagune mouchetée de piquets laisse émerger ses blessures sur l’horizon, avec une gondole funéraire échouée pour le dernier sommeil de Gennaro.
Le palais de Ferrare brille de ses dangereux moucharabieh, ces grillages en bois, fenêtres secrètes de dentelles découpées qui permettent de voir sans être vu.
Un très beau songe d’été et de ténèbres qui inspire le rachat mystérieux des âmes.
Véronique Hotte
Salle Richelieu de la Comédie-Française, du 24 mai au 20 juillet.