Nos occupations

Nos occupations, texte et mise en scène de David Lescot.

 

occupationsDes personnages s’activent sur un plateau encombré de pianos en miettes ou de guingois, hormis celui du pianiste (Damien Lehman). Ces hommes et femmes de l’ombre se livrent à des activités mystérieuses, organisés par un chef énigmatique.
Ils vont et viennent, tournent, courent, se cachent dans les recoins pour bientôt ressurgir à la lumière : un ballet de mouvements erratiques en plan large, ponctué par des duos constituant autant de plans serrés.
Un couple dans une étreinte feinte, au milieu de mots banals, se passe un message crypté ; le chef explique, avec force détails techniques, comment décacheter une enveloppe et la refermer; il fait réciter à une résistante une série de 28 fois quatre lettres: un code difficile à mémoriser; une fille engagée fictivement, vient délivrer une information bidon…
Immobiles témoins de cette frénésie, quelques spectateurs ont été réquisitionnés pour faire nombre sur le plateau. Les gros plans dévoilent, par bribes, des informations peu compréhensibles, puisque codées. Pas d’intrigue à proprement parler: on suit les activités d’une constellation de personnages aux pseudonymes fluctuants, pris dans les rouages d’une machine dont le fonctionnement les dépasse. Des accidents de parcours perturbent le réseau : la compromission de l’un à qui l’on donne un nom juif pour l’envoyer au casse-pipe, l’arrestation et la torture d’une autre dont on ne sait si elle a parlé.
La seconde partie du spectacle se déroule dans une toute autre ambiance. Au sortir de la guerre, les héros se rassemblent une dernière fois, pour boire à la victoire, lors d’une réception tristounette. Certains ne sortent pas indemnes de cette période grise. C’est l’heure des bilans. Quel sens donner à leur action ? A quoi tout cela a-t-il bien pu servir ? De quoi les lendemains seront-il faits ?
Au son mélancolique du piano, il s’interrogent avant de se séparer à jamais. Le jeu des acteurs, notamment de Grégoire Oestermann qui incarne le chef de réseau, est ironique, distancié et la pièce apporte un regard d’aujourd’hui sur une période historique qui peut encore résonner dans notre imaginaire mais aussi renvoyer à des engagements ultérieurs ou actuels.
Laissant de côté les motivations idéologiques ou stratégiques des protagonistes, David Lescot tente de restituer une ambiance crépusculaire propre à un collectif clandestin œuvrant pendant les années noires de la Résistance… Ou, pourquoi pas, comme il le suggère, ce climat pourrait être aussi celui d’une troupe de théâtre au travail, le temps de la réalisation et de l’exploitation d’un spectacle. « Un groupe, écrit-il, a une durée de vie limitée, moins longue que celles des gens, parce que c’est l’action qui la constitue ».
David Lescot qui est aussi musicien, fonde son écriture sur de brèves répliques au rythme syncopé. Mise en scène comme une partition musicale, la pièce privilégie une choralité que ponctuent les temps forts de duos. Un traitement qui se marie avec la musique de Damien Lehman qui alterne ou superpose tempos rapides et lents.
La présence même du pianiste sur scène fait allusion à ceux qui, dans la clandestinité, étaient chargés de crypter les messages.
« Comment procéder pour instaurer un rapport avec le texte, dès lors qu’il s’agit de ne pas l’illustrer? » s’est demandé le compositeur.
En se mettant dans la peau de ce pianiste, encodeur de message, explique-t-il : « Sur scène, en reprenant l’activité du pianiste-décodeur (convertir des signes en gestes), le pianiste-musicien rend sonore son monde mental, son tempo mental. » Personnages à part entière,  lui et sa musique se fondent dans les actions collectives dans un rapport qui va de la coïncidence au décalage.
Dans la deuxième partie, devenu pianiste de bar, il joue une musique d’ambiance mélancolique.
Un beau dispositif musical et textuel, des acteurs habiles et intelligents qui ne cèdent jamais au pathos : tout est là pour produire un spectacle bien huilé. Mais parfois, la machine hésite, se grippe, et laisse au bord du chemin le spectateur qui a parfois du mal à décrypter les choses, tant le jeu des acteurs reste allusif et purement cérébral.
Cette composition quasi–mathématique, à la manière de certains opéras contemporains, manque de corps; désincarnés, les actions et les personnages nous laissent à la porte d’un spectacle pourtant parfaitement orchestré. Les questions esthétiques et éthiques soulevées n’en sont pas moins intéressantes et promettent, à qui veut la tenter, une soirée originale.

 

Mireille Davidovici

 

Théâtre des Abbesses, 14 – 28 mai T. 01 42 74V22 77. www.theatredelaville-paris.com


Archive pour mai, 2014

Le Roi Lear/ Schiaretti.

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  Le voici enfin au Théâtre de la Ville, ce Roi Lear, si attendu, avec Serge Merlin en vedette. Schiaretti n’a pas hésité sur le choix des moyens. Dans une arène en pin, une douzaine de doubles portes laissent passer  quelque vingt personnages et figurants en  costumes d’époque dans les tons noirs et bruns, (sauf Lear habillé d’une grande chasuble crème) sous une chaude lumière dorée de soleil couchant.
C’est stupéfiant de beauté, proche d’un Velasquez et parfois aussi d’un Véronèse; en quelques instants, on est transporté à la cour d’Angleterre.  Toute la mise en scène est organisée, comme dans un tableau classique, autour de la figure centrale de Lear, vitupérant contre la terre entière et contre Cordélia en particulier. C’est aussi admirable de sensibilité… Mais ces fréquentes entrées de groupe ralentissent le rythme, au moins psychologiquement. Christian Schiaretti a, d’évidence, privilégié le pictural, et, comme on ne peut avoir la crème et l’argent de la crème, dit le vieux proverbe cantalien, cela donne quand même quelque chose d’un peu figé à cette mise en scène.
Serge Merlin, qui fut aussi autrefois le roi Lear dans la formidable mise en scène de Langhoff que nous avions vue à Bobigny en 1986, grâce à notre consœur et amie Christine Friedel qui l’avait chaudement recommandée à René Gonzalès alors directeur de la MC 93, ne semble ici qu’en faire à sa tête. Mais comment gérer un acteur hors-normes comme Serge Merlin? Il criaille pendant toute la première partie, et c’est à la limite du supportable;  par ailleurs, on entend mal les autres  comédiens, sauf Marc Zinga, Olivier Borles, Philippe Duclos et Pauline Bayle, la toute jeune et brillante comédienne qui joue Cordélia, remarquables tous les quatre. Question d’acoustique, comme si cette très belle scénographie absorbait avec ses fausse fenêtres la voix des acteurs. Mais aussi de diction, c’est un mal contemporain dont certains des élèves du Conservatoire national ne semblent pas non  plus exempts comme en témoignent les derniers travaux de mise en scène (voir Le Théâtre du Blog); à moins de bien connaître la pièce, on a du mal à entendre le texte, donc à suivre la fable et c’est vraiment dommage.
Ensuite, dans la seconde partie, les choses heureusement se calment. Et quand Lear, perdu et plus très lucide, dit ces quelques mots:  » Ne riez pas de moi. Mais, aussi vrai que je suis un homme, je pense que cette dame que voici, c’est Cordélia, mon enfant », c’est plus que poignant. Ses neurones semblent au bout du rouleau,  et après  la catastrophe politique qu’il a provoquée, il  sent qu’il ne va pas sans doute pas  tarder à mourir mais il est encore capable d’amour, quand il retrouve sa Cordélia: on est alors enfin dans Le Roi Lear, et  Serge Merlin, tout en retenue, est formidable; il y a un véritable échange de père à fille, avec Pauline Bayle, et l’émotion gagne le public…  Cela sonne juste et, pour un tel moment de théâtre, on peut pardonner beaucoup de choses.
Ce Roi Lear, si réussi sur le plan plastique, l’est beaucoup moins théâtralement, sauf à la fin; tout en effet est un peu  sage et se passe comme si Christian Schiaretti avait fait l’impasse sur la dramaturgie: on ne voit pas bien le parti pris qu’il a adopté ni pour quel enjeu, il a aujourd’hui monté cette pièce formidable mais difficile… Il avait mieux réussi son coup avec Coriolan.
Alors, à voir ou pas? Sans doute Christian Schiaretti a encore le temps de resserrer d’urgence les boulons mais pour le moment, et malgré son indéniable beauté plastique, on sort de ce Roi Lear un peu déçu! Donc, à vous de choisir…

Philippe du Vignal

Théâtre de la Ville jusqu’au 28 mai, et au Bateau-Feu de  Dunkerque du 4 au 6 juin.

 

Le Roi Lear, de William Shakespeare, traduction d’Yves Bonnefoy,  mise en scène de Christian Schiaretti.

Chaque saison, pour le Théâtre National Populaire, dont il est le directeur, Christian Schiaretti crée une pièce/monument  du répertoire, ou contemporaine, ou encore issue d’une commande. Après le flamboyant Coriolan (2006), il a choisi Le Roi Lear, une pièce peu jouée car elle exige un comédien exceptionnel pour tenir le rôle mais Serge Merlin est de ceux-là.
Au début, le roi porte la couronne, règne sur sa Cour, ses hommes d’armes, et ses filles. On lui doit obéissance. Pour maintenir la paix, il a marié ses deux aînées à des souverains britanniques et hésite, pour la dernière, entre Bourgogne et France. Mais Lear est un vieil homme, qui  veut transmettre son pouvoir et, dès la première scène, il exige de ses filles une déclaration d’amour, en public, afin de leur partager ses terres. Si les deux aînées, habilement, lui servent ce qu’il attend, la troisième se refuse à ce jeu médiatique et se contente de déclarer qu’elle l’aime, comme on doit aimer son père.
C’est la raison du premier accès de démence de Lear ; il entre en colère avec des paroles virulentes, déshérite et chasse la pauvre Cordélia. Shakespeare décrit l’évolution dramatique de la folie du roi avec, pour conséquences, son auto-destruction, l’anéantissement de sa lignée, de sa Cour,  et la guerre dans son royaume.
Comme toujours, Christian Schiaretti sert le texte qu’il éclaire avec une mise en scène rigoureuse et intelligente. En choisissant la traduction d’Yves Bonnefoy, précise tout en restant poétique, il facilite la lisibilité du texte, et s’appuie sur un dispositif scénique en demi-cercle, référence au plan scénique élisabéthain, référence aussi à une arène. Les déplacements des comédiens, minutieusement réglés, permettent de comprendre les rapports compliqués entre les différentes factions. Il n’y a jamais de temps mort entre les scènes, comme si rien ne pouvait interrompre la progression ravageuse de la folie du roi.
Serge Merlin a l’âge de Lear: quatre-vingts ans. Il l’incarne, en usant de tout son art, pour en faire un personnage complexe, capable, tel un héros mythologique ou biblique, de provoquer la tempête en hurlant vers le ciel, de se dresser contre sa fille dont il maudit le ventre ou … de sautiller sur la lande dévastée. La prouesse de l’acteur est étonnante. A la fin, devant ses trois filles mortes, c’est plus un roi qui meurt, anéanti par ce qu’il a enclenché, qu’un père.
Face à lui, Vincent Winterhalter sait donner au personnage de Kent, homme lige et fidèle en dépit de tout, une grande humanité. Marc Zinga, qui interprétait Lumumba dans  Une Saison au Congo  d’Aimé Césaire, joue ici le cynique bâtard de Gloucester avec une remarquable aisance. Christophe Maltot, « le pauvre Tom et le véritable Edgar de Gloucester » et Philippe Duclos, (Gloucester père) savent faire exister leurs personnages, malmenés par la vie, dans « ce monde de fous et d’aveugles ».
Ce sera sans doute une des dernières créations de Christian Schiaretti, puisque son contrat ne sera pas renouvelé en 2016. Depuis 2002, il a dirigé ce théâtre, en héritier de Jean Vilar et de Roger Planchon, et a participé à la reconstruction de ce nouveau T.N.P. ,  diversifié et rajeuni le public en menant une véritable politique d’accueil auprès des scolaires…
Considère-t-on au Ministère de la Culture, que 14 ans, cela suffit ? En tout cas, il n’a pas caché son désir d’être nommé à la Comédie-Française. Mais c’est, pour l’instant, un candidat parmi d’autres…

Elyane Gérôme

Théâtre National Populaire de Villeurbanne, jusqu’au 15 février et à la Manufacture, à Nancy du 26 au 29 mars.

 

sortie d’usine

Sortie d’usine de Nicolas Bonneau, mise en scène et collaboration à l’écriture d’Anne Marcel.

 bonneau Ce solo reprend le titre du film mythique de Louis Lumière en 1895 qui avait filmé la sortie des ouvrières de l’usine Lumière à Lyon. Nicolas Bonneau raconte le monde  du travail, (il le connaît bien par son père ouvrier), celui de Gilbert Simoneau, un soudeur à la retraite, de sa femme, employée dans un atelier de lingerie féminine condamné à terme pour cause de délocalisation en Tunisie, d’un fabricant artisanal de tuiles emporté par le tsunami de la révolution industrielle à laquelle il ne voulait ni ne pouvait d’adapter sans renoncer à son identité. On croise aussi un délégué syndical ne cessant de lutter pour un avenir meilleur jusqu’à sacrifier sa vie personnelle.
Ce théâtre-documentaire est ici conjugué à la première personne, à partir d’une enquête in vivo, réalisée par lui à partir de 2.006 dans sa région de Poitou-Charentes,  sur le
monde ouvrier de la France d’hier et d’aujourd’hui, celui qui, encore et dans de nombreux domaines (laiterie, métallurgie, chaîne du froid, pétrochimie…),  fabrique les aliments, les objets et outils dont nous nous nous servons au quotidien et où, pour la plupart d’entre nous,  nous n’avons jamais pénétré, sinon par le biais de  quelques films, comme celui de Gilles Perret, Mémoires d’ouvriers
Nicolas Bonneau raconte mais aussi joue les différents protagonistes de l’enquête qu’il a menée, il y a quelques années. Il sait trouver les mots et les gestes pour dire la fatigue physique des plus intenses, les petits matins blêmes quand il faut se sortir du lit à quatre heures pour aller en voiture à l’usine dans le brouillard, les nombreux accidents du travail parfois mortels, les blessures à vie, le bruit infernal des machines toute la journée, le froid ou l’extrême chaleur, la poussière de métaux lourds, la  fréquente saleté, les cadences éprouvantes pour le corps et l’esprit, le manque de protection aux produits toxiques et/ou  hautement cancérigènes.
Et  aussi, tout ce qui constitue la culture ouvrière: le rapport aux patronat, les acquis sociaux jamais accordés, et durement gagnés à coups de revendications, les indispensables mais tout puissants actionnaires et malgré tout, la solidarité ouvrière. Le monde de l’entreprise a considérablement changé en un demi-siècle mais pas toujours dans un sens  favorable.
Nicolas Bonneau a réussi à faire parler ceux qui ne parlent jamais parce qu’ils estimaient n’avoir rien à dire; seul sur le plateau, sans aucun autre accessoire qu’un ancien fauteuil de bureau, il sait aller droit au but, avec précision: à la fois comédien, conteur  et mime; le spectacle est rodé, même si la direction d’acteur n’est pas toujours au top (il a tendance à bouler son texte) et que la diction n’est pas non plus impeccable.
Mais Nicolas Bonneau a construit et joue ce solo avec une belle conviction; et même s’il ne nous  apprend rien de vraiment nouveau sur la condition ouvrière, ce petit spectacle constitue un très utile piqûre de rappel. L
e théâtre peut aussi servir à cela…Sans usines et sans ses ouvriers, que serait le monde contemporain?

 Philippe du Vignal

Le Grand Parquet, Paris (XIX ème) jusqu’au 18 mai.

 

Raki.

Raki: Mon ami paranoïaque et En attendant la mort de Nino Noskin, mise en scène de Nikson Pitaqaj.

14.rakiIl était une fois un jeune homme un peu naïf, se berçant de quelques accords de guitare et du sourire de sa douce, silencieuse. Arrive Frankie, un copain plus âgé. Un futé, un malin, pas un naïf, celui-là. Il instille à l’oreille du jeune Toni la méfiance du voisin, l’idée qu’il faut pouvoir se défendre, l’image d’une virilité armée : un vrai cadeau, en échange d’une goutte de raki. Ensuite, sur le schéma répétitif d’un conte, la spirale monte, jusqu’à l’anéantissement. Ça pourrait se passer chez nous, aux Etats-Unis, partout où quelqu’un doute de sa virilité, ne se sent « personne » et ne devient « quelqu’un » qu’au moment où il tient une arme. Et la femme ? La femme se tait, ou presque, car, au moindre mot, c’est contre elle que l’arme va se tourner. Lui, l’homme lui montrera « qui il est ».
Mon ami paranoïaque joue sur la construction de la peur et l’escalade de la violence qu’elle entraîne. Une escalade qui n’a rien de gratuit : c’est un marchand d’armes qui parle. La fable est claire, à double échelle, du fait-divers au capitalisme mondial, et elle tire sa force de son économie : pas un mot de trop.
La seconde pièce, En attendant la mort joue sur le poison de la peur. On y voit une famille, serrée comme un fagot dans sa maison, claquant des dents, attendant la venue des soldats. Ami ou ennemi, le soldat est le même : terrifié par la peur qu’il inspire, violent, humiliant… Ainsi, le fils revient de la guerre, et la fête de la victoire devient alors la défaite du lien familial et de l’humanité.

Il n’y a pas d’après-guerre, c’est seulement le couvercle et le déni de la guerre. La réalité à laquelle nous renvoie Nino Noskin, on en a l’écho tous les jours, qu’on le veuille ou non. Ces farces cruelles font pas rire. Si l’on y parvient quand même (plutôt la première que la seconde plus obscure et encore plus sidérante), c’est quand  l’homme-machine est pris dans l’engrenage qu’il a monté lui-même, huilé à petits coups de raki…
Dans le très joli studio du théâtre de l’Epée de bois, qu’on arrive à oublier, le spectacle touche par la brutalité de l’écriture et l’efficacité de la mise en scène, malgré un défaut de scénographie. Malgré aussi, le jeu mal réglé d’un acteur qui en fait trop, ce qui signifie (car un acteur n’en fait jamais trop) qu’il déjoue ce qu’il joue. On peut imaginer que c’est par désir de faire rire et par peur d’ennuyer le spectateur : là encore, même si c’est c’est infiniment moins grave que le sujet de la pièce, la peur est mauvaise conseillère…

 

Christine Friedel

 

Théâtre de l’Epée de bois, Cartoucherie de Vincennes. T : 01 48 08 39 74, jusqu’au 18 mai.

 

L’École des Femmes

 L’Ecole des Femmes de Molière, mise en scène de Gwénaël Morin

1801179_698032810255697_8068838097058312023_oAu Théâtre du Point du Jour dont il est le directeur depuis janvier 2013, Gwénaël Morin continue à faire du théâtre autrement. Il approfondit sa conception du Théâtre Permanent, centré sur l’idée du collectif.  La troupe  répète l’après-midi, joue le soir, et les comédiens  peuvent interchanger leurs rôles.
Collectif aussi  par rapport au public qui peut participer à des ateliers le matin et dans certains cas, être sollicité pour la représentation. La maison/théâtre est ouverte sur le quartier, désacralisée en somme et  la place est à 5 euros pour tous.
On y fabrique aussi un journal quotidien qui est lu à 18 heures: on y raconte des anecdotes autour des spectacles et des répétitions et  on élargit les thèmes développés par l’œuvre. L’important étant de faciliter l’accès aux textes, toujours avec l’idée  d’un théâtre pour tous. A ce public qu’on voudrait nouveau, plus diversifié, on propose les pièces du répertoire ; ainsi après Shakespeare,  en juin, ce sera Molière et Sophocle mais  aussi des auteurs contemporains reconnus.

 Actuellement, on joue L’Ecole des Femmes, dans un total dépouillement : on a  juste gardé le rideau de scène qui permet de ponctuer les actes mais plus de jeux de lumière… Le plateau comme la salle resteront éclairés  pendant   tout le spectacle. Pas de costumes,  les comédiens portent des vêtements qui semblent être les leurs.   Et trois accessoires seulement: Arnolphe tient un  bâton de brigadier, (celui  qui frappe les trois coups dans le théâtre traditionnel) ; c’est ici l’insigne de son pouvoir sur le lieu et les gens, et il n’hésite pas à l’utiliser. Agnès a un torchon de cuisine (symbole dérisoire de la condition féminine) qui se révèle riche en métamorphoses. Et une chaise en plastique qu’elle utilisera pour se protéger des éclats  de colère du maître de maison,…
 Le texte est joué avec ses vers et ses diérèses (qui sont appuyées pour déclencher un effet comique) mais  souvent en accéléré jusqu’à devenir difficilement compréhensible.Certaines scènes du texte plus conventionnelles peuvent sans doute être escamotées mais on aurait aimé que la réplique culte d’Agnès: «Le petit chat est mort » ne passe pas inaperçue et on regrette que le moment déterminant où Arnolphe découvre qu’il est tombé amoureux, soit si peu mis en valeur.
Mais  rarement L’Ecole des Femmes n’aura été jouée d’une manière aussi cohérente, rarement Arnolphe n’aura été aussi omniprésent, puissant maître de maison capable d’une grande  brutalité, et Agnès aussi émouvante. La mise en scène  met en évidence la brutalité des rapports entre l’homme et la femme, l’aveuglement du mâle dès qu’il s’agit de définir la place de la femme, et sa condition  tragique quand elle est  victime d’un mariage forcé. Une belle performance !

Elyane Gérôme

Théâtre du Point du Jour  7 rue des Aqueducs (69005) jusqu’au 31 mai, du mardi au samedi à 20h.

cyrano de bergerac

Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, mise en scène de Dominique Pitoiset.

 cyrano_00Le spectacle avait été créé la saison passée à Bordeaux et  a déjà fait une belle tournée en France; c’est une sorte de lecture personnelle de la pièce mythique dont Dominique Pitoiset situe l’action dans un hôpital psychiatrique.
Tout se passe dans le huis-clos d’une espèce de salle-à-manger au  carrelage blanc qui sert aussi un peu  à toutes les activités; le mobilier est fonctionnel, aussi facile à nettoyer que sinistre, avec tables en stratifié blanc, fauteuils et chaises en tubes inox, comme on en voit dans toutes les « unités de soins de longue durée », selon la formule pudique. Bref, le commencement de l’enfer pour qui y pénètre la première fois et auquel on ne s’habitue jamais. Et, au théâtre, on nous épargne le délicat parfum mélangé de soupe, sueur, désinfectant, etc…
Première et  forte  image: o
n voit (il est de dos)  un homme tassé dans un fauteuil vieillot en vinyle marron, avec autour de lui, des malades en marcel et pantalon de sport qui  vont et viennent sans but. C’est Cyrano, déjà gravement blessé à la tête comme à la fin de la pièce, et on la nette impression que c’est un malade atteint de déficience neuronale, qui se prend pour Cyrano…
Autour de lui, d’autres malades qui ont pour nom: de Guiche, un cousin d’une très jeune femme et  Roxane, fou amoureux d’elle, Christian, le cadet de Gascogne, tout aussi amoureux d’elle, Le Bret, un ami de longue date, et bien sûr,
le bon pâtissier Ragueneau, son autre grand ami. Mais mieux vaut  quand même connaître un peu la pièce si on veut les reconnaître tout de suite… Mais qui, en France, n’a jamais lu, ou vu Cyrano au cinéma, ou au théâtre!
C’est dire que, dans cette salle-à-manger, les personnages  n’auraient guère de place pour jouer avec panache et fureur cette histoire de guerre et d’amour où le fameux siège d’Arras est évidemment éclipsé et  évoqué par quelques petits coups de feu. Dominique Pitoiset, on l’aura compris, fait dans le second degré pur porc, et la musique des Beattles et de quelques airs baroques vient d’un juke-box, comme dans l‘Hamlet,
de sinistre mémoire. monté à la Comédie-Française. Ici, les choses ont au moins le mérite d’être cohérentes.
  La pièce, tourne donc autour du personnage mythique, les autres ne constituant le plus souvent que des faire-valoir, dans un jeu de miroirs auquel Rostand prend un malin plaisir. Ici, Pitoiset a voulu rompre avec tout un univers de décor et costumes pseudo-historiques comme, par exemple, Jérôme Savary qui avait superbement  mis en scène la pièce, avec de magnifiques toiles peintes de Michel Lebois.
Et chez Pitoiset, cela fonctionne? Oui et non. Oui, la plupart du temps, grâce à la présence indéniable et à la voix magnétique de Philippe Torreton qui monopolise le plateau, trop peut-être; les autres personnages sont en effet moins bien rendus, et on les entend parfois moins bien aussi: côté diction, ce n’est pas en effet toujours le haut de gamme et il faudrait d’urgence resserrer les boulons selon la formule de Bernard Dort et  les choses devraient sans doute se caler. Daniel Martin, excellent acteur au demeurant, qui joue de Guiche, force un peu le trait, Jean-François Lapalus réussit un numéro quand il incarne l’acteur Montfleury, mais Maud Wyler, elle, a  quelque mal à incarner Roxane: on ne voit pas en effet très bien comment elle peut fasciner autant les hommes…
Sans doute par moments, le jeu est-il vraiment trop focalisé sur Philippe Torreton. Dominique Pitoiset  veut oublier que  Cyrano, ce sont aussi les autres personnages
qui font la pièce, y compris les cadets de Gascogne, et cela fonctionne alors moins bien dans sa mise en scène quant au rapport avec le public.
Bref, le spectacle a un côté un peu sec et démonstratif du genre: « Bonnes gens approchez, approchez et vous allez voir  ce que vous allez voir, quand j’arrive à bousculer la tradition ». C’est souvent brillant certes mais, en tout cas, pour l’unité de jeu, comme pour le romantisme des scènes d’amour, il faudra repasser: dommage!
Ainsi, la fameuse scène d’amour en bas du  balcon de Roxane, où Christian lui déclare son amour, par le truchement de Cyrano caché, est ici traitée, depuis un ordinateur devant lequel Cyrano parle, sur un écran où on voit le visage de Roxane en gros plan. Mais ce gadget traîne un peu partout…  Ici, la scène est plutôt drôle et d’une certaine efficacité mais bon…
Il n’y a pas d’entracte, et cela, c’est plutôt astucieux. Roxane, quatorze ans après, n’est plus aussi jeune; pour la vieillir, on lui enfile à vue une enveloppe corporelle en latex. Belle idée teintée de brechtisme mais qui tient la route.
Et, à la fin, (mais comment rater une fin pareille: aucun metteur en scène, même pas très doué, ne la rate), Cyrano, en costume vaguement d’époque, la tête couverte de sang, et déjà chancelant, parle au Mensonge, aux Compromis, aux Préjugés et aux Lâchetés puis s’assoit, épuisé, dans le même fauteuil qu’au début, entouré de Roxane et de ses amis, et meurt en regardant fixement le public qui pleure d’émotion. Là, Philippe Torreton est exceptionnel…
Malgré le traitement de choc que lui a imposé le docteur Pitoiset, cette pièce très populaire aux vers parfois faciles, continue, plus de cent ans après sa création, à fasciner même les plus jeunes de nos contemporains. C’est bon signe, et malgré les réserves indiquées, cela vaut le coup d’y aller voir…

Philippe du Vignal

Théâtre de l’Odéon, Paris jusqu’au 28 juin.

 

Daphnis et Chloé

Le Palais de Cristal, chorégraphie de Georges Balanchine, et Daphnis et Chloé, chorégraphie de Benjamin Millepied.

 

Entre une certaine sophistication française, en particulier à l’Opéra de Paris, et une certaine décontraction anglo-saxonne, associées à une rigueur professionnelle, Benjamin Millepied va progressivement prendre sa place et est nommé à la tête de la danse en novembre prochain, dans cette institution historique. Loin du battage médiatique de la première semaine des représentations, qui tend à confondre le monde de la danse et le monde people, c’est sur la scène que se juge la qualité d’un artiste. Pour ces deux spectacles, les nombreux créateurs, tous corps de métiers confondus, costumiers, régisseurs, danseurs, etc… ont fait preuve d’un grand talent.
Benjamin Millepied a confié la direction d’orchestre de la soirée à Philippe Jordan. Le Palais de Cristal représente, sur le plan chorégraphique, une danse très académique que le corps de ballet de l’Opéra de Paris sait rendre à la perfection. Le Georges Balanchine trust, qui protège et préserve le travail créatif du maître, a donné son accord pour la reprise de cette chorégraphie,  créée à l’Opéra de Paris en 1947.
Colleen Neary, grande interprète de Georges Balanchine, avait été choisie par lui pour remonter, après sa  disparition, ses œuvres dans le monde entier. Rebaptisée Symphonie en C, cette œuvre de Georges Bizet est régulièrement représentée au New York City Ballet. Le public découvre à Paris un standard classique de cette institution. Les étoiles, entre autres Mathieu Ganio, Marie-Agnès Gillot, ou Karl Paquette, témoignent, par la précision de leurs gestes, du savoir-faire du Ballet de l’Opéra de Paris.
Ce qui fait la différence ici, ce sont les splendides costumes créés par Christian Lacroix. Mais la richesse d’ornements des tutus n’est pas obligatoirement appréciée à sa juste valeur dans la trop grande salle de l’Opéra Bastille : tout le public n’est pas cantonné dans les vingt premiers rangs de l’orchestre! Nous aurions préféré peut-être les découvrir à l’Opéra Garnier, un théâtre à l’italienne plus adapté. À chaque mouvement correspond une couleur : rouge pour le premier mouvement; bleu pour le deuxième; vert pour le troisième, et rose pour le quatrième. Le final regroupe toutes les couleurs et tous les danseuses et danseurs dans une harmonie chatoyante.

4415120_6_3fc5_dapnis-et-chloe-cree-par-benjamin_dc9a70b536ca7d344a5bfe6002bd4aa5Daphnis et Chloé, réglé sur la partition intégrale de Maurice Ravel, (y compris sur les moments écrits pour la pantomime), est une nouvelle création. Daniel Buren signe la scénographie.
Le couple Millepied/Buren est ici en totale adéquation pour créer des images et un espace plein de couleurs et de poésie au service d’une danse d’une grande fluidité. «Mon ambition, dit Daniel Buren, n’est pas tant de créer un décor, ni même quelques tableaux pour encadrer, voire décorer ce ballet mais bien de tenter une chorégraphie de formes, de couleurs et de lumières, entraînée dans un mouvement continuel et spécifique, séparée du ballet proprement dit … Trois événements différents donc, la musique, le ballet, la scénographie, dans un même lieu, un même temps, un même espace en vue d’un seul et unique moment.»
La réussite est à la mesure de cette ambition: des découpes géométriques : losanges, carrés ou ronds de différentes couleurs descendent des cintres en se superposant parfois au-dessus de la scène et des danseurs, constituant à elles seules un ballet aérien. Traversées par la lumière, ces formes définissent au sol des espaces colorés, où évoluent les artistes. La structure de l’Opéra Bastille se prête bien à cette scénographie, et le spectacle, par sa belle harmonie, rappelle Signes, qui réunissait Carolyn Carlson et le décor d’Olivier Debré, sur une musique de René Aubry.
Les costumes de Holly Hynes, directrice et créatrice de costumes pendant vingt-et-un ans au New York City Ballet, s’apparentent à ceux conçus par Léon Bakst
en 1912 pour la création par les Ballets Russes. Pantalons courts pour les hommes et  robes pour les femmes sont taillés dans des matières souples : d’abord de couleur crème, ils prennent au final les teintes éclatantes des mobiles de Daniel Buren.
A l’orchestre, s‘associe le talentueux chœur de l’Opéra de Paris qui, des coulisses, magnifie la partition de Maurice Ravel et lui confère sa dimension vocale d’origine, d’une grande beauté. En 1914, Diaghilev écrivait : «L’expérience de montrer Daphnis et Chloé avec chœur a été tentée, et il a été clairement prouvé que la participation d’un choeur n’était pas seulement inutile, mais à vrai dire nuisible. »
Comme quoi, même Diaghilev pouvait se tromper! Les danseurs et danseuses au service de cette chorégraphie semblent très heureux d’être sur scène. Benjamin Millepied multiplie les duos, représentations magnifiées des amours du berger Daphnis et de Chloé, magistralement interprétés par Aurélie Dupont et Hervé Moreau. Eleonora Abbagnato, (Lycénion), et Alessio Carbone, (Dorcon) déploient une belle énergie et les pas de deux sont d’une grande virtuosité.
Pour sa troisième création à l’Opéra de Paris, Benjamin Millepied réussit son pari; ces deux ballets associés attestent de sa maestria dans des registres très différents, et consacrent le talent de Christian Lacroix et de Daniel Buren. Le public ne s’y est pas trompé et a ovationné longuement les deux spectacles le soir de la première.

 

Jean Couturier

A l’Opéra Bastille jusqu’au 8 juin.

http://www.dailymotion.com/video/x1tag0r

Trafic

Trafic de Yoann Thommerel, mise en scène de Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau.

 

TraficMarie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau servent un texte radicalement contemporain, composé, à travers le graphisme convenu de l’écrit, t d’espaces, de signes et de symboles mais aussi de dossiers et sous-dossiers, selon le jeu foisonnant des traitements de texte  actuels d’ordinateur.
Ce formalisme apparent explore la forme littéraire, ses genres, le théâtre et le roman. Le texte – didascalies et dialogues de l’écriture dramatique – est découpé en scènes avec un bonus, des séquences à l’intérieur desquelles s’exprime une voix narrative romanesque et poétique.
Le genre hybride – selon les mots de l’auteur Yoann Thommerel, fondateur de la revue Grumeaux (2009) et d’une maison d’édition transgenre : Grmx (2011) – est métaphorique de l’instabilité même de ses protagonistes, des trentenaires décalés complètement insaisissables, refusant de se laisser enfermer dans telle catégorie codifiée de société normative.
De leur côté, Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau, concepteurs penchés sur le numérique comme sur la chose scénographique, ont été à leur affaire face à ce défi. Aussi singulière soit la démarche, la mise en scène semble aller de soi, avec son écran de fond  où courent le texte typographié et ses parenthèses, vidéos et icônes, gouttes de pluie ou flocons de neige et, en fin de session, oiseaux en partance.
Et pour l’humour – il y en a à foison – tonalité rare au théâtre – les deux amis Fanch et Midch, versés tous deux dans les mangas pourvoyeurs d’un petit job inintéressant pour le premier,  et  passionnés de la musique rock de leur génération et de théâtre, se permettent d’ironiser sur la vidéo au théâtre.
Un poète de revue surgit inopinément sur le plateau, Charles Pennequin que joue François Tizon avec une bonne dose d’ahurissement, filmant tout ce qui l’entoure. La malicieuse Edith Proust, fille de Fanch et narratrice, va de l’écran au plateau. Sur fond de partition audiovisuelle due à Étienne Boguet, Jean-Charles Clichet et Pascal Rénéric accomplissent une performance physique et scénique bien vivante, éblouissante, faite de questions et de réponses, dans un va-et-vient d’échanges vifs de balles de parole, acérées, pointues et pertinentes. Un rendez-vous avec le rire.
Ce sont deux clowns beckettiens qui n’attendent plus rien, des habitués de la marge – la métaphore typographique court dans Trafic -, des zonards de l’espace blanc qui borde la page écrite, cette lisière d’une vie invivable qui a pourtant cours.
De jeunes gens un peu fatigués et mûrs mais pas encore revenus de tout,  et dont la marge de manœuvre se rétrécit au cul de la Renault Trafic de Fanch, car leur rêve initial était bien de tout quitter et de partir aux States, façon The Road de Kerouac.
Ces êtres ne refusent pas véritablement les normes – ils ont de petits boulots peu rémunérateurs, parlent et rêvent toujours de filles à séduire – mais ne sont pas adaptés au moindre cadre rigide. Hétéros ou bisexuels, ils trouvent un salut modeste dans une relation ancienne de proximité et finalement solide, « car le système est un ensemble où tout le monde à sa place (même si elle n’est pas bonne) : les époux, les amants, les trios, les marginaux eux-mêmes (drogue, drague), bien logés dans leur marginalité… » – écrivait Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux. Pas encore S. D. F, les poètes de Trafic n’en traduisent pas moins l’état de dérive économique et sociale d’une partie relativement cultivée d’une génération.
Les acteurs sont excellents et  le mot est pauvre pour dire leur énergie, leur élan, leur folie d’être et de s’amuser en même temps dans un jeu infini d’échanges à relancer.

 Véronique Hotte

Théâtre de la Colline du 8 mai au 6 juin, du mercredi au samedi 21h, mardi 19h et dimanche 16h Tél : 01 44 62 52 52

 

tempête sous un crâne

Tempête sous un crâne, adaptation des Misérables de Victor Hugo de Jean Bellorini et Camille de la Guillonnière, mise en scène de Jean Bellorini, création musicale de Céline Ottria.

BAC072-Tempete-sous-un-crane-Pierre-Dolzani-6Écrit en exil et publié en 1862, le célèbre roman, sans doute le seul de langue française qui soit aussi populaire, chez nous mais aussi à l’étranger, est d’inspiration à la fois réaliste, romantique, politique et sociale, et Victor Hugo, influencé par Balzac comme par Eugène Sue, y a peint avec précision le Paris des pauvres gens au début du XIXème siècle avec des personnages hauts en couleurs… qui sont parfois à la limite du cliché.
Hugo a su aussi dénoncer une société pré-capitaliste,  qui s’était dotée d’un arsenal juridique impitoyable envers les marginaux et les condamnés et qui ne leur laissai aucune chance de réinsertion, même s’ils sont étaient innocents ou coupables de tout petits délits; il a réussi à créer toute une galerie de personnages souvent émouvants comme l’ancien forçat Jean Valjean condamné au bagne pour le seul vol d’un pain destiné à nourrir sa famille et faisant fortune sous la nouvelle identité de M. Madeleine, maire de sa petite ville, le très charitable Monseigneur Meyriel qui l’a recueilli puis sauvé des gendarmes, l’impitoyable policier Javert qui ne va cesser de le traquer,  le couple sans scrupules des Thénardier, les deux amoureux Marius et Cosette, la toute jeune Eponine qui va donner sa vie pour sauver Marius, et le petit Gavroche, à peine sorti de l’adolescence, tué sur une barricade…
Bref, Victor Hugo met le doigt où cela fait mal: dans une France encore très rurale, il fait un état des lieux des plus alarmants: la société où il vit  possède une classe de riches bourgeois mais  ne connaît encore aucune justice réelle ni aucun progrès social, et reste accablante pour les paysans comme pour les ouvriers exploités avec des journées de travail sans fin, et où nombre de femmes à Paris sont obligées de faire le trottoir pour survivre…
C’est aussi, en filigrane, une réflexion sur le bien et le mal dont Sénèque disait que « la vie n’était l’un ni l’autre mais l’occasion de l’un ou de l’autre ». Les Misérables ont fait l’objet, depuis le XIXème siècle de nombreuses traductions et d’une foule d’adaptations pour le théâtre, le cinéma, la comédie musicale, la bande dessinée, avec, à chaque fois, un succès garanti, plus d’un siècle et demi après, ce qui est rarissime dans l’histoire de notre littérature.
Jean Bellorini a fait l’intelligent pari  de « garder le fil narratif de l’histoire et la profusion lyrique et pathologique de certains moments de descriptions, de logorrhées ». Il a bien compris qu’une adaptation actuelle des Misérables passait aussi et surtout par la couleur de la langue parlée de Victor Hugo, telle qu’il l’a voulu pour sa formidable saga. Avec ici une couleur brechtienne… Bien vu, puisque « la frontière entre la narration et l’incarnation, dit-il,  sera invisible ».
Invisible sans doute pas mais, en tout cas, rondement menée, cette prise en charge du texte par deux comédiens dans la première partie, Clara Meyer et Camille de la Guillonière, est vraiment exceptionnelle.  Les deux jeunes comédiens toujours en phase possèdent une diction et une gestuelle impeccables. Ils savent se faire drôles puis vite émouvants et sont très à l’aise pour assumer une heure et demi de texte, soutenus par des morceaux de batterie, et par la musique au piano et à l’accordéon, et les chansons de Céline Ostria.
Rarement, on a vu porter si haut et si juste les révoltes et les indignations de Victor Hugo.Aucune rupture de ton, aucune criaillerie, aucun sur-jeu, et aucun de ces allers-et-retours dans la salle comme on en voit presque systématiquement chez les collectifs actuels mais du vrai théâtre avec ce qu’il faut d’émotion, de poésie mais aussi d’humour.
Bref, une simplicité et une rigueur dans la mise en scène et la direction des deux comédiens, qui, très bien dirigés par Jean Bellorini, ont su trouver le ton juste  pour donner toute la crédibilité nécessaire au scénario concocté par le père Hugo. Jean Bellorini est un des rares, sinon le seul, quand il a adapté avec Camille de la Guillonnière, le roman pour la scène, à  avoir su garder la chair des Misérables, c’est à dire aussi  tout ce qui n’était pas dialogue. Et cette fabuleuse intuition est le fondement même de sa mise en scène. Chapeau! Jacques Seebacher, grand spécialiste de Victor Hugo, décédé il y a quelques années, aurait sans doute beaucoup apprécié.
Après quinze minutes d’entracte indispensables, on retrouve les mêmes comédiens avec trois autres de leurs camarades. C’est toujours aussi juste et aussi vrai, mais, est-ce la fatigue, on a l’impression qu’il y a souvent quelque chose d’un peu répétitif dans les procédés employés, comme cette course sur place ou ces chœurs à deux.
Il est vrai aussi que le roman, mis à part les combats sur la barricade avec la mort de Gavroche est peut-être moins passionnant et les descriptions comme le plaidoyer de Victor Hugo pour une véritable justice sociale mois évident.
Et si le travail des comédiens est toujours aussi impeccable, la dernière partie de ce spectacle-fleuve (quelque trois heures et demi!) a un peu de mal à passer. C’est toujours la difficulté quand il s’agit de faire passer un long roman comme celui-ci sur un plateau de théâtre sans le dénaturer. Même avec des mains d’orfèvre comme celle de Jean Bellorini, c’est loin d’être évident.
Mais que cela ne vous empêche surtout pas d’aller voir Tempête sous un crâne; à cette réserve près, c’est une création d’une exceptionnelle qualité.

Philippe du Vignal 

Théâtre des quartiers d’Ivry jusqu’au  25 mai. T: 01 43 90 11 11

 

 

 

Entretien avec Christian Lacroix

Entretien avec Christian Lacroix.

 

CL1Christian Lacroix a créé à plusieurs reprises des costumes pour le Ballet de l’Opéra de Paris. Ceux de  La Source, chorégraphie de Jean-Guillaume Bart en 2011  ont marqué les mémoires par leur beauté, comme ceux de Joyaux, plus de dix ans auparavant sur une chorégraphie de Georges Balanchine.
Et à l’Opéra-Bastille, on verra de nouveau des costumes de lui dans Le Palais de Cristal, reprise d’une chorégraphie de Balanchine, qui va précéder le très médiatique Daphnis et Chloé, réalisé par Benjamin Millepied.
Une exposition lui est aussi consacrée à l’Institut National d’Histoire de l’Art : Christian Lacroix & les arts de la scène.

 

   J.C. : Dans Christian Lacroix Costumier,  vous évoquez le souvenir du théâtre ambulant, qui, dans la nuit arlésienne, vous a donné le goût du costume scénique. Beaucoup plus tard,  quand vous avez reçu le Prix du syndicat de la critique pour les costumes de Peer Gynt, mis en scène par Eric Ruf en 2012, vous aviez dit pouvoir enfin faire le métier de vos rêves : costumier de théâtre. C’était donc là votre vraie destinée?

 

CL3C.L :Je crois beaucoup en la destinée, au surnaturel même qui est pour moi l’essence même du naturel. Je crois aussi que tout se joue dès la petite enfance et que les désirs, souhaits et vœux que l’on fait entre zéro et sept ans, au-delà même des rêves et des projets qu’ils dépassent, puisqu’ils appartiennent davantage à la sphère des utopies, ces fantasmes-là sont décisifs et ont de grandes chances de se réaliser. Je l’ai vérifié toute ma vie, et encore aujourd’hui.

 -  Pour créer ces nouveaux costumes, vous aviez regardé, à la bibliothèque de l’Opéra, les dessins de 1947 de Leonor Fini, qui comportent des tutus  aux couleurs différentes. Vous avez aussi écrit que le tutu a sa propre force évocatrice. Quelles contraintes présente-t-il pour un créateur comme vous?

C.L. : Les dessins sont effectivement de 1947, et j’ai été surpris hier, en voyant le programme du spectacle, de découvrir les photos des costumes et du décor qu’on ne m’avait pas montrées, et dont j’ignorais même l’existence. Mais sans doute était-ce mieux ainsi.
Quant aux tutus, peu d’ateliers savent encore les fabriquer : c’est un univers très spécialisé, et chaque époque a eu son approche, son interprétation et ses techniques. Aujourd’hui encore, on évolue, ne serait-ce qu’à cause de la disparition de certaines qualités de tulle difficiles à trouver, si on veut se rapprocher de l’original. Mais surtout de ceux que Balanchine préconisait avec une grande précision pour l’épaisseur, la longueur, la raideur, la circonférence, etc…
Pour Joyaux, on avait pris, pour les Emeraudes, les longs tutus du XIX ème romantique, souples, vaporeux ; pour les Rubis, on avait choisi des tuniques, et pour les Diamants, des tutus à plateaux plutôt raides, dans la grande tradition franco-russe du XIXème.

CL2 -  Du dessin, à la création du costume sur le danseur, combien de temps faut-il ? Quelles sont les principales étapes ? Vous avez écrit que vous passiez de croquis en croquis, en les annotant au fur et à mesure. Avez-vous suivi le même processus ici ?

C.L : Je ne saurais le dire : j’ai fait d’abord plusieurs versions pour chaque tableau ou personnage. Brigitte Lefèvre a choisi,  et j’ai réajusté les maquettes pour que ces différents choix s’harmonisent définitivement. Restait ensuite à choisir les matières pour le tutu, les teintures dans la gamme de couleurs, et la recherche des décorations, afin de se rapprocher au plus près de l’idée première. Mais chaque spectacle, chaque création a sa logique, son processus interne, et sa vie propre.

- Pour ce Palais de Cristal de Balanchine, sur une musique de Bizet, le compositeur de Carmen mais aussi de L’Arlésienne et de la Symphonie en c, vous êtes en réalité, avec le maître de ballet Laurent Hilaire, le vrai créateur du spectacle. Pensez-vous que le public en a conscience?

C.L. : Le public, à ce que j’ai pu vérifier hier soir à la fin de la pré-générale, est effectivement conscient de cela. L’art classique de Balanchine, bien que moderne et épuré pour son époque, avait fait une grande place aux décorateurs. Alors que la danse contemporaine préfère une approche minimaliste du décor et des costumes, quand elle ne favorise pas la nudité totale pour laisser aux corps et à la chorégraphie toute leur place.
Et, à chaque fois que l’on remonte un ballet de Balanchine, on doit faire appel à quelqu’un du trust Balanchine qui vient coacher tout le monde,  c’est un ancien ou une ancienne de la troupe à qui il avait confié la mémoire de chacune de ses productions.
Pour Le Palais de cristal, c’est Colleen Neary, la maîtresse de ballet qui était déjà venue à Vienne,  quand j’avais créé les costumes de Thèmes et variations, mon premier Balanchine. C’est elle qui supervise le travail de Laurent Hilaire.

 - : Le livre La Source qui a fait suite à l’exposition et au ballet du même nom, qui sera recréé la saison prochaine, est devenu une référence pour tout amoureux du costume.  Y-aura-t-il  aussi une trace de cette nouvelle création, sous forme d’une exposition, ou d’un livre?

C.L. : Brigitte Lefèvre a évoqué cette idée mais nous n’en avons pas reparlé. Elle songeait à une exposition au Musée du costume à Moulins, ce qui impliquerait un catalogue. Mais aucun photographe, n’a suivi, au jour le jour, le travail sur Le Palais de Cristal. Ce ne serait donc pas le même genre d’ouvrage…

 - Vous évoquez, dans votre livre, la « robe » d’un cheval, à propos de l’image d’un spectacle, car chaque animal a sa propre robe. Pourriez- vous définir celle de cette création?

C.L. : Tout simplement une robe de cristal. J’ai essayé de retrouver, au-delà des maquettes de Leonor Fini, l’essence même du projet de Balanchine : les cristaux…

 

Jean Couturier

 

Le Palais de Cristal et Daphnis et Chloé à l’Opéra-Bastille du 10 mai au 8 juin.

Christian Lacroix & les arts de la scène à l’I.N.H.A. , jusqu’au 26 juin  2 rue Vivienne, 75002 Paris. T : 01 47 03 89 00.

Christian Lacroix Costumier,  Éditions du Mécène.

 

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