Nos occupations
Nos occupations, texte et mise en scène de David Lescot.
Des personnages s’activent sur un plateau encombré de pianos en miettes ou de guingois, hormis celui du pianiste (Damien Lehman). Ces hommes et femmes de l’ombre se livrent à des activités mystérieuses, organisés par un chef énigmatique.
Ils vont et viennent, tournent, courent, se cachent dans les recoins pour bientôt ressurgir à la lumière : un ballet de mouvements erratiques en plan large, ponctué par des duos constituant autant de plans serrés.
Un couple dans une étreinte feinte, au milieu de mots banals, se passe un message crypté ; le chef explique, avec force détails techniques, comment décacheter une enveloppe et la refermer; il fait réciter à une résistante une série de 28 fois quatre lettres: un code difficile à mémoriser; une fille engagée fictivement, vient délivrer une information bidon…
Immobiles témoins de cette frénésie, quelques spectateurs ont été réquisitionnés pour faire nombre sur le plateau. Les gros plans dévoilent, par bribes, des informations peu compréhensibles, puisque codées. Pas d’intrigue à proprement parler: on suit les activités d’une constellation de personnages aux pseudonymes fluctuants, pris dans les rouages d’une machine dont le fonctionnement les dépasse. Des accidents de parcours perturbent le réseau : la compromission de l’un à qui l’on donne un nom juif pour l’envoyer au casse-pipe, l’arrestation et la torture d’une autre dont on ne sait si elle a parlé.
La seconde partie du spectacle se déroule dans une toute autre ambiance. Au sortir de la guerre, les héros se rassemblent une dernière fois, pour boire à la victoire, lors d’une réception tristounette. Certains ne sortent pas indemnes de cette période grise. C’est l’heure des bilans. Quel sens donner à leur action ? A quoi tout cela a-t-il bien pu servir ? De quoi les lendemains seront-il faits ?
Au son mélancolique du piano, il s’interrogent avant de se séparer à jamais. Le jeu des acteurs, notamment de Grégoire Oestermann qui incarne le chef de réseau, est ironique, distancié et la pièce apporte un regard d’aujourd’hui sur une période historique qui peut encore résonner dans notre imaginaire mais aussi renvoyer à des engagements ultérieurs ou actuels.
Laissant de côté les motivations idéologiques ou stratégiques des protagonistes, David Lescot tente de restituer une ambiance crépusculaire propre à un collectif clandestin œuvrant pendant les années noires de la Résistance… Ou, pourquoi pas, comme il le suggère, ce climat pourrait être aussi celui d’une troupe de théâtre au travail, le temps de la réalisation et de l’exploitation d’un spectacle. « Un groupe, écrit-il, a une durée de vie limitée, moins longue que celles des gens, parce que c’est l’action qui la constitue ».
David Lescot qui est aussi musicien, fonde son écriture sur de brèves répliques au rythme syncopé. Mise en scène comme une partition musicale, la pièce privilégie une choralité que ponctuent les temps forts de duos. Un traitement qui se marie avec la musique de Damien Lehman qui alterne ou superpose tempos rapides et lents.
La présence même du pianiste sur scène fait allusion à ceux qui, dans la clandestinité, étaient chargés de crypter les messages. « Comment procéder pour instaurer un rapport avec le texte, dès lors qu’il s’agit de ne pas l’illustrer? » s’est demandé le compositeur.
En se mettant dans la peau de ce pianiste, encodeur de message, explique-t-il : « Sur scène, en reprenant l’activité du pianiste-décodeur (convertir des signes en gestes), le pianiste-musicien rend sonore son monde mental, son tempo mental. » Personnages à part entière, lui et sa musique se fondent dans les actions collectives dans un rapport qui va de la coïncidence au décalage.
Dans la deuxième partie, devenu pianiste de bar, il joue une musique d’ambiance mélancolique. Un beau dispositif musical et textuel, des acteurs habiles et intelligents qui ne cèdent jamais au pathos : tout est là pour produire un spectacle bien huilé. Mais parfois, la machine hésite, se grippe, et laisse au bord du chemin le spectateur qui a parfois du mal à décrypter les choses, tant le jeu des acteurs reste allusif et purement cérébral.
Cette composition quasi–mathématique, à la manière de certains opéras contemporains, manque de corps; désincarnés, les actions et les personnages nous laissent à la porte d’un spectacle pourtant parfaitement orchestré. Les questions esthétiques et éthiques soulevées n’en sont pas moins intéressantes et promettent, à qui veut la tenter, une soirée originale.
Mireille Davidovici
Théâtre des Abbesses, 14 – 28 mai T. 01 42 74V22 77. www.theatredelaville-paris.com