Jours verts (Green days) à Montbéliard et Festival des Caves à Besançon.
Jours verts (Green days) à Montbéliard.
Deux évènements marquants dans la vie culturelle de la région. D’abord ces Green days, comme on dit en français. « C’est, explique Yannick Marzin son directeur, un festival de territoire, qui se veut pluridisciplinaire, en faisant toute sa place à la convivialité, et qui parle des endroits où nous vivons. Avec un enracinement que nous portons aussi, et des projets participatifs menés toute l’année avec des jeunes et des habitants de l’agglomération ».
Depuis longtemps sensible aux enjeux de l’éducation populaire et développement culturel en Europe, Yannick Marzin est attentif aux évolutions des pratiques avec, comme axe majeur, la musique, la création numérique et l’éveil du jeune public. La scène nationale du Pays de Montbéliard, qui s’est aussi rapprochée de celle de Sochaux, comprend donc maintenant Ars-numerica, et le Théâtre de l’Arche à Bethoncourt.
Le festival est ainsi dispersé dans le centre ville, avec nombre de créations le plus souvent à accès gratuit ,et avec un large éventail: ainsi La Bibliothèque humaine de Cédric Orain, à travers les souvenirs d’une dizaine de ses habitants du pays de Montbéliard, des impromptus dansés comme cet En Aparté dirigé par Nathalie Pernette, avec un groupe d’amateurs, ou Urban Cicus avec huit adeptes du « parkour » qui dansent sur les escaliers et sur les toits.
Le jardin de l’Hôtel de Sponeck, le quartier général de Yannick Marzin et de son équipe est accueillant; conçu et réalisé avec des élèves du lycée agricole de Valdole et le concours du paysagiste suisse Roger Hofstetter, il reçoit chaque soir le public qui peut y manger un morceau dans le cadre de l’Aventure culinaire, concoctée par des chefs de la région, et écouter toutes sortes de musiques, comme ce vendredi, un beau concert de Peter Von Poehl, compositeur suédois de 41 ans, ancien guitariste du groupe A. Dragon qui a ensuite collaboré avec, entre autres, Alain Chamfort, Lio, Marie Modiano, Lio, Vincent Delerm, avec un premier album sorti en France. Avec son complice Zach Miskin, il a offert au public de belles mélodies aux sons subtils, amplifiées grâce à des procédés naturels.
Mais ce festival est aussi l’occasion de pénétrer sous terre avec le Festival des caves, créé à Besançon par Antoine Dujardin il y a neuf ans, dont c’est la troisième édition à Montbéliard, et dont certains spectacles pourront être vus à Paris à partir de cette semaine. Dénominateurs communs: une cave non identifiée par discrétion dans la vieille ville (on donne rendez-vous à proximité) et prêtée par un particulier ou une institution, avec une escalier des plus casse-gueule, et où on peut loger au maximum 18 spectateurs (sécurité oblige!), une scénographie et des lumières réduites à l’essentiel donc une véritable intimité avec un ou deux acteurs, et un texte en général non théâtral d’un grand auteur (Shakespeare, etc…), ou moderne, qu’il soit romancier ou poète, comme Alfred Doblin, Ghérasim Luca, ou contemporain comme Howard Barker, Philippe Jacottet… ou Antoine Choplin; on se souvient sans doute de Radeau (2003), le roman qui l’avait révélé, où un homme, pendant l’exode lors de la seconde guerre mondiale, se retrouve sur les routes de France et met à l’abri les œuvres du Louvre pour qu’elles échappent aux Allemands.
Antoine Choplin a aussi écrit La Nuit tombée, à partir duquel Chantal Morel a conçu et mis en scène Ce quelque chose qui est là. Cela se passe en Ukraine, près de la frontière biélorusse, dans un territoire interdit comme celui de Tchernobyl (mais on ne le cite pas). Il y a là un certain Gouri qui, avec sa femme et sa fille, s’est enfui à Kiev. Il est devenu une sorte d’écrivain public et rédige des lettres pour les gens qui ont été atteints par les poussières atomiques. Habillé d’une vieille canadienne, il est là, face à nous, sur une moto d’un autre âge, remarquablement figurée par un son pétaradant et une grosse lampe carrée comme phare, sur une route que l’on devine aussi d’un autre âge.
Gouri a un ami, Yakov qui habite chez la vieille Véra, incarnée ici par un petite marionnette; il travaille sur le site atomique dont le territoire comme l’environnement est aussi interdit mais Gouri veut absolument y aller pour récupérer, avec un autre ami, Kouzma, la porte de la chambre de sa petite fille dans un pauvre immeuble ici astucieusement représenté par une maquette.
Il y a toujours, comme d’habitude, une certaine distance avec le texte d’un roman, quel qu’il soit, et la metteuse en scène doit faire sans arrêt le grand écart entre narration et dialogue mais, aux meilleurs moments, cela fonctionne, et c’est même parfois émouvant, grâce à François Jaulin et Roland Depauw, bien dirigés par Chantal Morel, avec une scénographie des plus simples mais efficace, même si le spectacle aurait mérité mieux que cette salle au sol cimenté du château des Wurtemberg d’une totale froideur. Ce quelque chose qui est là s’est déjà donné un peu partout: Grenoble, Besançon, Arbois, Orléans… et on pourra très vite le voir à Paris.
Festival des Caves à Besançon.
Joseph G. , d‘après Les Journaux de Guerre de Joseph Goebbels, texte de Thomas Lihn, mise en scène de Rapaël Pattout.
C’est une curieuse et intéressante mise en scène d’extraits de ce Journal de plusieurs milliers de pages, méticuleusement consigné par une certain Joseph Goebbels, ministre du troisième Reich à l’Education du peuple et à la propagande, de 1923 à sa mort en 45. Confident d’Hitler, et proche de Göring et d’Himmler, ce fut un expert en manipulation et propagande mais aussi un antisémite et un antichrétien convaincu. Dans la dernière partie de ce journal, il a consigné méticuleusement, sans état d’âme et en bon fonctionnaire nazi, massacres, déportations, mais aussi rivalités entre chefs du parti national socialiste. Responsable de la trop fameuse nuit de cristal, il devint peu de temps chancelier après le suicide d’Hitler, et se tua avec sa femme Magda en 45, après avoir fait empoisonner ses six enfants…
« En lisant, ses journaux personnels, dit Raphaël Patout, quelque chose s’incarne qui détruit le mythe. Il y est dit comment tout ceci a été possible, comment des individus bien réels, ont organisé un système totalitaire qui a exterminé des millions d’êtres humains. Quand je mets en scène Goebbels, sa mélancolie, ses joies, son désir de trouver un guide, de devenir fanatique, il ne s’agit à aucun moment d’excuser l’inexcusable, mais plutôt de revisiter le questionnement qu’impose cette part de l’Histoire au cœur même de l’humain. Les ravages du nazisme ont été perpétrés par des hommes bien vivants et non par des personnages mythologiques ».
Goebbels au quotidien, ce sont des phrases terribles chez cet homme affligé d’un malformation du pied à la suite d’une opération ratée, et qui a sans doute des revanches à prendre: « La libre opinion, ici, si tu la partages avec moi, tu as le droit de l’exprimer, sinon je te fracasse le crâne ». » La propagande moderne doit reposer sur l’oral et non sur l’écrit » ou « Le fanatique que je veux être ». Avec un culte du corps bien nazi: « Va te promener seul et loin ». « Dors de 22 h à 8h »…
Goebbels a une passion pour son pays assez stéréotypée: la maison de Schiller, les champs de céréales dorées, etc… Et il tient des propos d’une rare banalité que n’importe quel homme politique actuel pourrait prendre à son compte, mais, ce qui est évidemment des plus inquiétants, il écrit des phrases au délire métaphysique: « Le national-socialisme est une religion, nous ne manquons que d’un génie religieux capable de démoder les vieilles pratiques religieuses et d’en instaurer de nouvelles. Nous avons besoin de traditions ». Ce qu’il découvrira dans un Hitler, au début jalousé puis profondément admiré (« Quelle voix, quels gestes! « ), lequel le flattera et en fera son bras armé le plus précieux.
C’est tout cela que Raphaël Patout a voulu traduire, avec un seul acteur, Pierre-François Doreau qui n’incarne pas Goebbels (il ne lui ressemble pas, n’est pas en uniforme nazi) mais est d’une sobriété orale et gestuelle exemplaire. Et, dans cette cave voûtée, le public est assis en cercle; aucun autre élément scénique que trois miroirs en pied, et un abat-jour en tôle qui dispense une lumière blafarde. Pas de régisseur, c’est le comédien qui est aux commandes de la bande-son.
Le metteur en scène réussit à faire entendre, à la fois en direct, et pour varier les plaisirs, en voix off, cette parole d’un homme qui fut aussi un individu comme tout le monde, un père de famille qui se voulait exemplaire et volontiers donneur de leçons, mais qui accumulait les conquêtes amoureuses, ce que sa femme, et encore moins Hitler, n’appréciait pas du tout…
Raphaël Patout aurait pu sans doute faire moins bouger son comédien, (cela parasite un peu le texte) mais l’essentiel est là: le spectacle, et ce n’est pas un luxe par les temps qui courent, rappelle qu’un homme aux côtés d’Hitler, fut responsable d’un des pires génocides que le monde ait connu. Et, à la fin, on a beau le savoir mais, quand Goebbels, sur fond de chant nazi, voue aux flammes les meilleurs des écrivains et penseurs allemands dont Thomas Mann, Sigmund Freud, Eric-Maria Remarque,etc… cela fait plus que froid dans le dos…
A gorge dénouée, spectacle hors d’ici à travers l’œuvre de Gherasim Luca, mise en scène par Jean-Michel Potiron.
Gherasim Luca était né en 1913 à Bucarest, comme son ami l’écrivain Paul Celan. Il lit très jeune le français et l’allemand et lit de nombreux philosophes et fait partie du groupe surréaliste roumain: Tzara, Brancusi, Brauner. Il vécut en Israël avant de s’établir à Paris. ll y réalise des œuvres graphiques remarquables. Il parle yiddish, roumain, français et allemand et écrit des poèmes en français; Gilles Deleuze en parlera comme du « plus grand poète de langue française vivant ». Il se suicidera à 81 ans, en se jetant dans la Seine.
Il lisait souvent lui-même ses poèmes au cours de performances; c’était, comme il y en a peu, une sorte de réinventeur de la langue française et de son oralité, dont il avait acquis une superbe maîtrise ; il avait mis au point une syntaxe personnelle, d’une rare complexité, avec des mots-valises, des anaphores et autres figures de style qui n’avaient pas de secret pour lui. Jusqu’au vertige: « Corps angoissant engendré par un triangle rectangle angoissé qui tourne angoissé autour d’un des côtés angoissants de l’angle droit de l’angoisse Plus généralement angoissée-angoissante une surface angoissante est engendrée par une droite mobile angoissée qui se déplace angoissée en passant angoissante par un point fixe angoissé-angoissant dans l’espace de l’angoisse Le point fixe angoissant est le sommet de l’angoisse la droite mobile angoissée sa génératrice angoissante et la courbe fixe angoissante la directrice angoissée ».
Gherasim Luca commence à être connu du grand public et nous avons pu voir récemment, quand Juliette Allauzen, une des Pompières poétesses (voir Le Théâtre du Blog) disait un poème de Luca, le public d’enfants rire aux éclats. Il aura aussi influencé nombre d’écrivains comme entre autres, Joël Hubaut, Olivier Cadiot, Jean-Pierre Verheggen.
A Besançon, cela se passe dans une jolie cave voûtée de longues pierres blanches rectangulaires, et au sol dallé. Un jeune femme est là, debout en pantalon et longue blouse noire. C’est Pearl Mainfold que nous avions vue l’an passé dans un spectacle de Raphaël Patout, et c’est elle seule qui va porter une heure durant cette parole aussi subtile que parfois difficile. Sans autres accessoires qu’une chaise tubulaire d’école pour elle, et trois autres, pour enfants et deux pour adultes que l’on ne verra évidemment pas.
Seule aux prises avec cette langue poétique, elle a une diction des plus remarquables et une faculté de mémoriser ces phrases à mots-valises tout à fait surprenante mais Jean-Michel Potion aurait dû mieux la diriger et ne pas lui imposer une gestuelle répétitive, parfois assez agaçante, et qui n’apporte rien.
Mais c’est une comédienne exemplaire, en particulier quand,imperturbable, elle lit (impossible de faire autrement!) une formidable litanie de plus de 200 mots, par ordre alphabétique puis par rapprochement de sens, et qui s’entrechoquent: presbytisme, proxénétisme, psychisme… Elle porte haut et fort la poésie de Luca.
Philippe du Vignal
Le Festival de caves 2014 (9ème édition), initié par Guillaume Dujardin à Besançon, arrive à Paris (18ème) en partenariat avec le Théâtre de l’Atalante.
Attention: Les spectacles ont lieu, sauf le premier, dans des caves; le rendez-vous vous sera indiqué par texto. Réservation obligatoire. T: 03 81 61 79 53
-Caprices, d’après l’œuvre de Goya, de José Drevon, mise en scène de Guillaume Dujardin du 2 au 24 juin au Théâtre de l’Atalante.
-Black House, librement inspiré des figures de Rosa Luxembourg, des Pussy Riots, de la RAF et des textes d’Alfred Döblin, mise en scène d’Anne Montfort, les 6, 7 et 8 juin à 20h
-Ce quelque chose qui est là , d’après La Nuit tombée d’Antoine Choplin, mise en scène de Chantal Morel, les 13 et 14 juin.
-Vénus et Adonis, proposition de Christian Pageault, mise en scène d’Antoine de la Roche, les 13 et 14 juin.
- La douzième bataille d’Insonzo d’Howard Barker, mise en scène de Guillaume Dujardin, les 6, 7 et 8 juin à 20h:
-A Gorge dénouée, un spectacle hors d’ici à travers l’œuvre de Ghérasim Luca, mise en scène de Jean-Michel Potiron, le 15 juin à 20h.
-Bien couverts par temps chaud de Viktor Slavkine, mise en espace d’Agathe Alexis le 15 juin à 20h..
- Les écrits de Nozeroy , une proposition de Christian Pageault, mise en scène d’ Antoine de la Roche le 15 juin à 20 h.