Festival de Sibiu (suite)
Festival de Sibiu (suite)
9 juin
Dreaming Romania , mise en scène par Radu Horghidan et Mihai Pintilei.
Cela commence par une manif et se poursuit par une parodie des émissions de télé-réalité où on demande aux spectateurs de jouer le rôle du public invité… Entreprise sympathique qui permet à un collectif de jeunes comédiens d’explorer de nouvelles formes dramatiques en vogue, comme ici le théâtre documentaire,voire l’agit-prop, et de montrer leur savoir-faire. L’école d’art dramatique de Sibiu est l’une des plus réputées de Roumanie et ces acteurs se révèlent excellents, même si le spectacle souffre d’un manque d’écriture et de rigueur dramaturgique.
10 juin
Le Cabaret des mots de Matei Visniec, mise en scène de Maud Dhénin, figure parmi les quelques spectacles français invités cette année, avec L’Éloge du tabac de Tchekov mis en scène par Denis Podalydès, et interprété par Michel Robin, et Pierre et Mohamedd’Adrien Candiard, mis en scène par le percussionniste Francesco Agnello, en hommage à l’évêque Pierre Claverie, assassiné avec son jeune chauffeur, Mohamed Bouchikhi, à Oran, le 1er Août 1996.
L’auteur franco-roumain Matei Visniec, lui, est un habitué du festival de Sibiu, tout comme Alexandra Badea, originaire de Bucarest, dont Pulvérisés (grand prix de littérature dramatique 2013), traduite et publiée en roumain pour l’occasion, fait l’objet d’une lecture. Ce sont des clowns qui se sont emparé des mots du « cabaret » de Visniec et qui leur donnent vie.
À commencer par Prologue, sortant tout fier de l’un des cadres où dorment ses collègues pour ouvrir poliment le bal par un bonjour retentissant. Ce texte facétieux stigmatise gentiment la langue de bois des politiciens, les faux amis et l’ostracisme, et met en boîte les mots doux, et les gros mots ; les clowns se font ici porteurs d’humour plus que de grotesque.
Les cadres dorés accrochés en fond de scène, où sont confinés les acteurs-mots, et où ils reviennent après chacune de leurs prises de parole, donnent une certaine rigidité à la mise en scène, et cela empêche les comédiens de trouver un rapport ludique avec le public, au point que le spectacle manque parfois sa cible. Mais l’excellente et persifleuse petite Zoé est là pour relancer le rire.
Le Chemin de Damas, d’après August Strindberg, mise en scène de Jan Klata.
Fasciné par les contes de fées, les fables, et versé dans les sciences occultes, Strindberg abandonne le réalisme de ses premières œuvres et brouille les frontières entre rêve et réalité. Cette trilogie sous-titrée Jeu de rêves, offre tant d’interprétations possibles qu’elle donne toute liberté aux metteurs en scène d’ extraire et de combiner les différentes stations de ce périple.
Aussi, pour le jeune Polonais Jan Klata dont on a pu découvrir l’esthétique rock, au Festival d’automne 2009 avec Transfer, le chemin de croix de l’homme appelé L’Inconnu et rebaptisé ici Idole, devient le parcours chaotique d’une star de la pop, en quête d’absolu, à la recherche de sa vérité artistique, de son identité profonde, plus que d’une conversion ou d’une transfiguration, telle que l´entendait Strindberg.
Insatisfait atavique, blessé de la vie, brutal et intransigeant envers lui-même et les autres, cet anti-héros, interprété par le ténébreux Marcin Czarnik, entreprend un long chemin pour apprendre qui il est. Il sait seulement qu’il court à sa perte, comme l’indique le squelette exposé dans un cercueil de verre. Rythmé par des morceaux pop, rock, et métal, son calvaire cauchemardesque n’a rien de métaphysique.
Les acteurs ont un jeu nerveux, dépouillé de tout pathos, et se déploient dans un ossuaire gigantesque, aux murs de crânes amoncelés où se découpent portes, fenêtres et balcons. La Dame/Eve (resplendissante Justina Wasilewska), rencontrée par Idole au coin de la rue, est la figure féminine qui l’accompagnera par intermittence dans un monde où tout est éphémère, irréel et fluctuant.
Elle concentre toutes les figures d´amoureuses de la pièce. Lui-même, et c’est tout son tragique, n’existe qu’à travers les personnages fantastiques qu’il croise, comme le Mendiant, les deux sœurs chanteuses, porteuses d’un plateau de têtes coupées aux longs cheveux, ou encore le Médecin et sa sœur, jumeaux infernaux dont les costumes se fondent dans le décor.
Dans cette impermanence toute contemporaine, le metteur en scène fait du couple Idole/Eve (La Dame, Ingeborg) le duo central du Chemin de Damas. Car l’amour , lui aussi, est changeant : « Ce qui est le plus doux mais aussi le plus amer », dit Strindberg. Mais intrinsèquement, Idole reste et meurt seul, face à ses démons, ses fantômes et ses doutes : « Je ne sais, dit-il, si c’est un autre, ou bien si c’est moi-même dont je sens la présence. Des projections renforcent l’image flottante, sans cadre ni contenu, du protagoniste et de ces êtres étranges, fous, assassins, loups-garous, et comme lui, sans consistance, qui surgissent alors sur son chemin.
Malgré une lecture originale et assez juste de la pièce, malgré aussi une esthétique cohérente, et d’excellents comédiens, la mise en scène reste superficielle. Jan Klata impose en effet à ses interprètes un jeu sans intériorité et des gesticulations parfois hystériques. On passe de l’autre côté du miroir mais… souvent loin de ce Chemin de Damas.
Mireille Davidovici