L’Homme au crâne rasé
L’Homme au crâne rasé, d’après Les Pensées de Johan Daisne, spectacle de Natali Broods et Peter Van den Eede.
Les présentations: Johan Daisne, écrivain flamand (1912-1978) a écrit neuf romans dont Les Pensées, et quelques soixante-dix nouvelles, quatre pièces de théâtre, et plusieurs recueils de poèmes mais est resté fort peu connu en France.
Il avait inventé ce qu’il appelle le réalisme magique, soit, si on a bien compris, un savoureux mélange d’hyperréalisme et de spiritualité onirique.
Et la compagnie de Koe dirigée par Peter Van den Eede qui a souvent collaboré avec le TGstan, sortis tous les deux du Conservatoire d’Anvers en 89 et que l’on a pu voir quelques années plus tard au Théâtre de la Bastille et, à chaque fois, très applaudie.
Bref, ces Belges flamands ont encore frappé et fort ; ils ont une aptitude des plus rares à faire œuvre de déconstruction savamment mise au point, sur fond de brechtisme avec des personnages qui ne le sont pas toujours, en rupture de scène et d’illusion, encore que les choses soient plus compliquées. Et avec un humour singulièrement décapant.
Pas vraiment de metteur en scène mais une solide mise en scène, ce qui chez eux n’est pas un paradoxe mais un usage des plus iconoclastes de pièces de Tchekov, Ibsen mais aussi de Thomas Bernhard qui servent parfois de prétexte. Et cela fonctionne très bien la plupart du temps.
On retrouve ces principes de base chez Peter Van den Eede qui a été séduit, c’est évident, par l’écriture de Johan Daisne. Sur scène, pas grand-chose sinon une quinzaine de tables carrées de restaurant sagement alignées et nappées d’un blanc immaculé. On discerne dans la pénombre, un couple assis dans le fond. Cela fait penser bien sûr à une toile de René Magritte.
L’homme et la femme, lui, la cinquantaine, en smoking et elle, un peu plus jeune, en robe longue. On arrive à comprendre d’après leurs bribes de conversation qu’ils se sont connus il y a longtemps et qu’ils se retrouvent une fois encore mais bien plus tard pour une histoire d’amour pas vraiment finie dans un restaurant.
Mais on ne sait jamais ici où est la part de narration et de réalité, de vérité et de mensonge. Lui parle beaucoup, sans doute plus qu’elle, et souvent de façon des plus maladroites, en lui racontant par exemple sa visite dans une salle de dissection. Il déraille alors complètement, tout en restant très juste et très vrai. Et elle, casse parfois le jeu amoureux en interpellant le public à qui elle demande une pastille de menthe, ou de la monnaie sur un billet de cinq euros.
Dans un jeu très subtil entre la réalité et, comme le dit Peter Van den Eede, « l’illusion démasquée où se niche l’authentique. « Penser, dit il aussi c’est se distancier des choses et de soi-même pour tenter d’avoir une meilleure vue sur la supposée réalité « .
C’est un spectacle, disons très philosophique si le mot n’est pas trop effrayant quand on veut rendre compte d’un spectacle, puisqu’il parle aussi de l’art, et de la représentation: les discussions sur la peinture entre elle, remarquable experte en la matière, et lui, mal à l’aise, se raccrochant aux branches et d’une parfaite mauvaise foi, sont de véritables petits bijoux.
Il est aussi, bien entendu, question du temps inscrit dans leur relation bizarre, un temps qui les renvoie sans cesse au passé, tout en étant ancré dans un présent qui tangue sans arrêt, où les choses sont comme en apesanteur dans la vie de ce couple qui n’en sera peut-être jamais vraiment un. Proust disait cruellement que c’est avec des adolescents qui durent un assez grand nombre d’années que la vie fait ses vieillards.
Mais cette déconstruction permanente du jeu théâtral qui pourrait être sinistre est traversée par un solide humour, encore renforcé par une pointe d’accent belge. Sans doute, le spectacle a-t-il de temps à autre quelques baisses de régime et aurait gagné à être un peu plus court d’une vingtaine de minutes. Mais quelle maîtrise du plateau, quelle qualité de jeu, aussi bien oral que gestuel!
Cet Homme au crâne rasé est un vrai bonheur théâtral, et pour une fois, le public est majoritairement jeune. Que demander d’autre en ces temps troublés?
Philippe du Vignal
Théâtre de la Bastille jusqu’au 17 juin. T: 01- 43-57-42-14