Le Livre dit de Marguerite Duras

Le Livre dit de Marguerite Duras, Entretiens de Duras filme, édition établie, présentée et annotée par Joëlle Pagès-Pindon

 
Au mois de mars 1981, à Trouville, Jean Mascolo et Jérôme Beaujour filment Marguerite Duras sur le tournage d’Agatha, soit un  documentaire intitulé Duras filme.
Joëlle Pagès-Pindon retranscrit dans cet ouvrage l’intégralité inédite des entretiens de Duras filme : elle nous propose d’assister à une véritable séance d’ «envoûtement ». C’est encore le prétexte à déceler les enjeux de la création en cours chez Marguerite Duras, la prééminence absolue de l’écrit à travers le texte, l’image et la voix à l’intérieur même de l’entrelacement du réel et du mythe.

Ce sont quatre jours de grâce et de bonheur pour le lecteur, face à la mer à l’hôtel des Roches, et dans cette chambre où se tient l’actrice durassienne Bulle Ogier : « Cette chambre face à la mer était la chambre de Proust. Elle donnait directement sur la mer. Il la reprenait toujours, elle lui était réservée. De son balcon,  il voyait la façade de la villa de Mademoiselle de Villeparisis ( ?) et Le Havre et toute la grande baie de Deauville jusqu’à Dives. » (Les Brouillons du livre dit )

On entend aussi la musique d’Agatha-la valse célèbre de Brahms. Ces Entretiens de Duras filme sont l’occasion d’écouter la grande dame des lettres contemporaines qui évoque, en vrac mais patiemment et de façon libre, le désir, l’inceste, l’homosexualité, les robes de Bulle Ogier, les bonheurs de l’été 80, la présence à ses côtés de son compagnon, Yann Andréa. De même, résonne une pensée sur l’art des prises de vue, sur la mer et les arbres, les livres et les films, la mort, les femmes et les hommes, le cinéma, l’amour maternel et le «gai désespoir».

Ce qui la rend à une sorte de fraîcheur d’exister, avoue encore Duras, c’est l’invention de Dieu, l’invention de la musique et  celle d’écrire : « Ce n’est pas du tout les croisades ou Napoléon, ou Marx, ou la Révolution française ! C’est plutôt un poème de Mallarmé, un poème de Rimbaud, tout Beethoven, tout Mozart, tout Bach. » L’idée même du bonheur, une idée du dix-neuvième siècle, désoblige l’auteure car elle suggère aussitôt l’insatisfaction.
Le bonheur consisterait à se connaître, une entreprise des plus difficiles. Le bonheur est avant tout une notion individuelle et individualiste :
« D’ailleurs, si le marxisme est mort, … c’est à cause du sort qui a été fait, depuis la Révolution française jusqu’à la Révolution de 1917, à la notion de bonheur des peuples. » On écoute, avec plaisir et sans jamais se lasser, la parole profonde de Duras sur l’un des thèmes fondateurs de son œuvre, le désir. La consommation du désir, dit-elle, est secondaire, et le désir en tant que tel,  en est le principal : «La consommation du désir est un retard sur le désir même. »

Et de citer Saint-Preux qui avance que le bonheur est bien précisément l’attente du bonheur, le moment même qui précède ce qu’on appelle bonheur, reconnu comme étant le seul qu’on puisse nommer ainsi. Il faut lire ce joyau sur le regard durassien, un regard qui jamais ne se baisse,  ni ne se dit vaincu, face à la vie.

 Véronique Hotte

 Les Cahiers de la N. R. F., Éditions Gallimard.


Archive pour 15 juin, 2014

Festival de caves : Caprices

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Festival de caves, suite : Caprices, de José Drevon, d‘après les gravures de Goya, mise en scène de  Guillaume Dujardin.

Capillarité, contagion, tentacules et géométrie variable : le Festival des caves, lancé il y a neuf ans à Besançon par Guillaume Dujardin, s’étend cette année sur soixante villes, avec au moins, une trentaine de permanents, dont une troupe flexible d’une vingtaine d’acteurs  et metteurs en scène qui réalisent aussi parfois les costumes. Sans compter les spectacles invités, qui font éclore ici ou là une bulle de festival, pour deux ou trois soirs… Souplesse, élasticité : le festival se reproduit par scissiparité, ouvert sur le choix des comédiens de s’emparer d’un texte et de faire appel à tel ou tel metteur en scène.
Le paradoxe du festival est là, dans la symbiose entre le « beaucoup », de représentations, de gens concernés, et le « peu », d’acteurs sur scène, de spectateurs, forcément, dans chaque cave. Une démultiplication de l’intime, une immense toile d’araignée de proximité. Ça marche : un texte important, historique, comme le Journal de Gœbels, hallucinant de banalité et d’idolâtrie envers son maître Hitler (voir Le Théâtre du Blog)), ou poétique, ou rare, confié à ou deux comédiens dans une scénographie minimale éclairée au plus près, rencontre « dans la vraie vie » son public de huit à dix personnes. Le cercle de l’attention est réduit, et d’autant plus dense.
Mais cela ne pardonne pas. Heureusement, Caprices n’a rien à se faire pardonner, sinon parfois ce qu’on pourrait appeler le puritanisme artistique de l’acteur qui, pour ne pas forcer la voix, pour ne pas aller chercher le public, se tient à la limite de l’audible. Mais enfin, le public fait l’effort que mérite le texte. Les yeux pleins des Caprices de Goya, José Drevon a écrit un très beau texte, foisonnant, baroque, qui fait descendre le peintre au fond de la « cave » de sa vérité, une fois tombé l’habit du portraitiste officiel de la cour.
En haut, les Lumières, ici, la part d’ombre, qui est au moins la moitié de la vie humaine, évoquée avec amour à la lueur du noir et sépia de la gravure. Le corps du comédien Maxime Kernazet est soumis par les éclairages de Christophe Forey à d’étonnantes métamorphoses. Que demander de plus ? Simplement que la “fantaisie“ ne perde rien en route. On y est (presque), avec une ombre féminine qui rejoint l’homme torturé esseulé, et le console.

Christine Friedel

Festival de caves 2014 (9ème édition) en partenariat avec le Théâtre de l’Atalante.
Attention: Les spectacles ont lieu dans des caves ; le rendez-vous vous sera indiqué par texto. Réservation indispensable: T:  01 46 06 11 90. 

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Livres et revues: Shakespeare, Genty, Sénèque

 Livres et revues:  Shakespeare, Genty, Sénèque…

Comme il vous plaira, de William Shakespeare, traduction de Jean-Michel Déprats, édition bilingue présentée par Gisèle Venet.

 

product_9782070407729_195x320Le spectateur de Comme il vous plaira reste bercé par le célèbre monologue à l’acte II, celui de Jacques le Mélancolique sur les sept âges de l’homme: «Le monde entier est un théâtre, Et tous, hommes et femmes, n’y sont que des acteurs ; ils ont leurs sorties et leurs entrées. Et chacun dans sa vie a plusieurs rôles à jouer, Dans un drame à sept âges. D’abord le nouveau-né… puis l’écolier geignard… Et puis l’amoureux… puis, le soldat…Puis, le juge de paix… Le sixième âge tourne au Pantalon décharné… Le tout dernier tableau, C’est la seconde enfance et la mémoire absente, Sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien.»
Heureusement, avant que la vie n’en finisse avec nous, le théâtre du monde offre autant de spectacles qu’il y a de publics, et chacun joue à la fois sa partition d’acteur, et celle de spectateur, sautant même, si besoin, d’un genre à l’autre.
L’édition bilingue de la comédie shakespearienne créée aux alentours de 1600, et traduite par Jean-Michel Déprats, est présentée aujourd’hui et avec esprit, par  Gisèle Venet. La spécialiste du siècle élisabéthain se penche sur les sources de la comédie que le maître du théâtre du Globe s’amuse à moquer en « maniériste ». Démiurge ludique, il remet en jeu l’héritage de l’imitation et de la réécriture humanistes : le roman pastoral Rosalynde de Thomas Lodge, inspiré lui-même du lai breton Le Conte de Gamelin, probablement transmis au XIVème siècle par « cet autre passeur d’histoires pour imaginaire anglais, Geoffrey Chaucer ».
La pièce de Shakespeare invite à pénétrer dans la fameuse forêt d’Ardenne que Pétrarque cita en 1347. C’est le lieu littéraire du nouveau plaisir de souffrir, qui associe la souffrance de l’amant meurtri à la mélancolie, en renversant la perception de la nature qui fait de la forêt, un lieu secret où gît la peine d’aimer.
Dans cette forêt obscure, deux jeunes filles élisent domicile : Rosalinde, la fille du duc Aîné qui vit en exil dans la forêt, et Célia, la fille du duc Frédéric,  frère usurpateur des domaines de l’Aîné.
Les cousines audacieuses se libèrent de la tyrannie du duc et père usurpateur, et préfèrent les dangers de l’exil dont elles se protègent au moyen du déguisement et du travestissement. Ainsi, la comédie shakespearienne séduit la génération maniériste encline à « jouir des incertitudes du genre et des ambiguïtés du désir grâce à des personnages androgynes capables de changer d’apparence sexuelle sans heurt. »
Rosalinde jouera un jeune homme androgyne, Ganymède et Célia, une pauvre dame. Shakespeare jubile d’user de tous ces masques… d’autant qu’il ne dispose pas de comédiennes pour jouer les rôles féminins et que le jeu des travestis est frappé d’interdit par une morale  très puritaine.
En dans ces bois, hors du monde courtisan dont l’ordre est corrompu par l’arbitraire et la violence, le jeune Orlando, fils de sire Roland des Bois, souffre pourtant et encore de l’usurpation de ses biens par son frère aîné Olivier.
Mais la comédie réparatrice se termine de façon idyllique: Rosalinde/Ganymède épouse Orlando ; Olivier, le frère repenti, épouse Célia ; le berger Silvius, sa bergère Phoébé et le bouffon Pierre de Touche, sa chevrière Audrey. A chacun, sa chacune. Shakespeare se sert ici avec bonheur du déguisement et du travestissement. Théâtre dans le théâtre, la figure féminine exerce en actrice sa faculté d’illusion sur des figures spectatrices évoluant autour d’elle. Mais le public est, en dernière analyse, un spectateur en majesté éclairé.
On ne se lasse pas d’admirer Rosalinde, portant un pourpoint et des chausses, empruntant le langage et le comportement attribués à l’autre sexe. Elle invective Orlando en lui demandant combien de temps, il l’aimera après l’avoir possédée. Et à la réplique de l’amant : « Toujours, plus un jour », elle rétorque avec brio : « Dites « un jour » et supprimez « toujours » : non, non, Orlando, les hommes sont Avril quand ils font la cour, Décembre quand ils sont mariés. Les filles sont Mai, tant qu’elles sont filles, mais le ciel change quand elles sont épouses…»
Philosophie de l’existence, bouffonnerie et mélancolie, tous les ingrédients du chef-d’œuvre sont au rendez-vous pour une belle réussite  sur un plateau de  théâtre.

Véronique Hotte

Folio Théâtre, Gallimard. 5€

 

Paysages intérieurs de Philippe Genty.

 «On peut lire ce qui suit, ou tout au moins la première partie, comme une autobiographie (…) mais tel n’est pas mon propos. Les fragments, souvenirs, documents ont été réunis ici parce qu’ils sont à l’origine de créations.», écrit Philippe Genty en préambule.  Il procède par traces, celles d’une histoire personnelle mais  très vite indissociable d’un parcours de création: « J’ai fait mes études supérieures dans une 2 CV cabossée, j’ai eu des maîtres fabuleux, il parlaient un idiome qui m’était familier, l’idiome de l’image.»
  Au sortir d’une adolescence difficile, en 1961, grâce à une bourse de l’UNESCO, il entame un tour du monde en 2 CV. Il embarque en compagnie d’un ami, de son double marionnettique, Alexandre, et muni d’une caméra pour filmer les grands marionnettistes des pays de l’Est, de Turquie et, plus loin, d’Inde, du Japon, des Etats Unis et d’Amérique latine, en passant par l’Australie. Il a 23 ans.
  Cinq ans plus tard il en revient avec, dans ses valises, plein d’images et des techniques glanées dans tous les pays traversés (théâtre d’ombres en Inde, Bunraku au Japon, etc.). Sans oublier des amitiés et des rencontres amoureuses. Par la suite, il ne cessera jamais de voyager pour enrichir son vocabulaire (notamment les masques de Bali).
A son retour en France, il se lance, en compagnie de la danseuse Mary Underwood qui deviendra son associée et son épouse. Avec  d’abord de modestes spectacles de cabaret, comme Le Fakir. Très vite, vient le succès avec les fameuses autruches et aussi le chien Barnabé, à la télévision française. Sans oublier le Pierrot qui fit le tour du monde.A l’orée des années quatre-vingt, les moyens de production aidant, ses créations prennent une autre ampleur,et sont  invitées dans les théâtres nationaux et internationaux. Il y met les techniques les plus avancées au service d’un imaginaire spectaculaire, poétique et toujours renouvelé.
Le dernier qu’on a pu voir en France est  Ne m’oublie pas, reprise,  avec des élèves de l‘Ecole de théâtre de Verdal en Norvège (voir dans Le Théâtre du blog , Le festival des écoles du théâtre public à la Cartoucherie).
Bien qu’il ne soit pas un homme du texte, mais de l’image, Philippe Genty a le don de raconter. Il explore tout d’abord sa propre personnalité, non par nombrilisme mais pour comprendre la source de sa créativité. « Quelque chose en moi ne veut communiquer que par objet interposé, comme si cela représentait un danger extrême de s’exposer soi même. Une recherche d’effacement peut être à l’origine du désir d’être marionnettiste. » Il analyse aussi la question du double qu’il s’est forgé, Alex, et qui lui ouvre les portes d’un univers onirique : « Un clandestin qui s’est niché dans un coin de cette éponge qui me sert de cerveau », explique-t-il.
Au terme de son périple, en fin d’ouvrage et en guise de conclusion, Genty nous expose sa « boîte à outils », amorçant une réflexion théorique plus large sur l’art de la marionnette.On voyage avec plaisir dans les paysages intérieurs de cet homme de spectacle qui a su enrichir le répertoire de la marionnette, et qui a contribué à lui  donner ses lettres de noblesse.
Une iconographie abondante et de grande qualité picturale rend ce livre digne de rejoindre la bibliothèque des amateurs de théâtre.

 Mireille Davidovici

Editions  Actes -Sud 304 pages 35 euros.

 

Médée de Sénèque, traduction nouvelle de Blandine Le Callet.

 415BhjOJOaL._Sénèque, philosophe et homme politique, contemporain des années de sang de l’Empire romain jusqu’à Néron,  c’est le plus grand tragique de  son pays, et moraliste encore à travers sa vision au style concis et baroque,  et connu son goût des sentences. L’écriture tendue du dramaturge correspond ici à la violence du thème. Médée, la magicienne infanticide de la pièce éponyme de Sénèque, est un personnage monstrueux dont les replis noirs de l’âme mènent à des crimes ignobles. Petite fille du Soleil, Médée – selon le regard stoïcien – est un être incandescent, encline aux embrasements de la passion qui peuvent provoquer la fureur divine.
  Quand elle apprend la trahison de Jason qui s’apprête à épouser Créüse, fille de Créon, la sorcière Médée fait du feu l’instrument magnifique de sa vengeance. Et elle a déjà tué dans le passé son frère pour favoriser la fuite des Argonautes devant la flotte de son propre père, furieux qu’on lui ait dérobé la Toison d’or.
Médée embrase de son feu criminel,  sa rivale et son père,  et l’incendie communiqué au palais  menace de détruire Corinthe. Auparavant, elle aura assassiné ses propres fils (et ceux de Jason), brisant ainsi la descendance de l’infidèle, lui infligeant une peine inouïe en plus de ses sarcasmes. Puis L’infanticide s’évade en grimpant dans un char céleste envoyé par le Soleil.
Blandine Le Callet revient, dans sa préface, sur la transgression initiale commise par les Argonautes qui se sont aventurés les premiers sur la haute mer. Dès lors, un nouvel ordre du monde s’est instauré : la frugalité originelle de l’humanité a été remplacée par une avidité sans bornes.
Le chœur reconnaît qu’en jetant les hommes dans les affres de la convoitise et de la crainte, l’Argo, leur bateau, les a livrés aux passions. Le voyage a permis l’irruption de la barbarie dans un monde civilisé qui  relie la Grèce à la Colchide : « N’importe quel esquif peut parcourir la haute mer. Toutes les limites ont été repoussées et des villes ont édifié leurs murs sur de nouvelles terres… Dans de longues années, viendra un temps où Océan relâchera son emprise sur le monde. »
Si les nouvelles frontières géopolitiques instaurent le chaos planétaire, les frontières morales se brouillent également et la figure de Médée ne peut épouser que les ténèbres. Où est le Bien ? Où est le Mal ? Du côté de Médée qui tue ses enfants ? Du côté de Jason qui a obéi aveuglément à l’ordre impie de Pélias d’accomplir le voyage en Colchide ?
Selon Blandine Le Callet, Sénèque laisse entendre que le mal est partout : « Du côté de Médée, mais aussi de ses ennemis, il dresse le tableau très noir d’une humanité où bourreaux et victimes se confondent, tous également fous, tous également dignes des pires châtiments. »
Cette vision pessimiste qui installe le spectacle triomphal de la violence, puisque Médée la criminelle s’échappe sur son char céleste, rejoint notre monde contemporain…

Véronique Hotte

 Folio Théâtre Gallimard. 5 €

 

 

 

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