Livres et revues: Shakespeare, Genty, Sénèque…
Comme il vous plaira, de William Shakespeare, traduction de Jean-Michel Déprats, édition bilingue présentée par Gisèle Venet.
Le spectateur de Comme il vous plaira reste bercé par le célèbre monologue à l’acte II, celui de Jacques le Mélancolique sur les sept âges de l’homme: «Le monde entier est un théâtre, Et tous, hommes et femmes, n’y sont que des acteurs ; ils ont leurs sorties et leurs entrées. Et chacun dans sa vie a plusieurs rôles à jouer, Dans un drame à sept âges. D’abord le nouveau-né… puis l’écolier geignard… Et puis l’amoureux… puis, le soldat…Puis, le juge de paix… Le sixième âge tourne au Pantalon décharné… Le tout dernier tableau, C’est la seconde enfance et la mémoire absente, Sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien.»
Heureusement, avant que la vie n’en finisse avec nous, le théâtre du monde offre autant de spectacles qu’il y a de publics, et chacun joue à la fois sa partition d’acteur, et celle de spectateur, sautant même, si besoin, d’un genre à l’autre.
L’édition bilingue de la comédie shakespearienne créée aux alentours de 1600, et traduite par Jean-Michel Déprats, est présentée aujourd’hui et avec esprit, par Gisèle Venet. La spécialiste du siècle élisabéthain se penche sur les sources de la comédie que le maître du théâtre du Globe s’amuse à moquer en « maniériste ». Démiurge ludique, il remet en jeu l’héritage de l’imitation et de la réécriture humanistes : le roman pastoral Rosalynde de Thomas Lodge, inspiré lui-même du lai breton Le Conte de Gamelin, probablement transmis au XIVème siècle par « cet autre passeur d’histoires pour imaginaire anglais, Geoffrey Chaucer ».
La pièce de Shakespeare invite à pénétrer dans la fameuse forêt d’Ardenne que Pétrarque cita en 1347. C’est le lieu littéraire du nouveau plaisir de souffrir, qui associe la souffrance de l’amant meurtri à la mélancolie, en renversant la perception de la nature qui fait de la forêt, un lieu secret où gît la peine d’aimer.
Dans cette forêt obscure, deux jeunes filles élisent domicile : Rosalinde, la fille du duc Aîné qui vit en exil dans la forêt, et Célia, la fille du duc Frédéric, frère usurpateur des domaines de l’Aîné.
Les cousines audacieuses se libèrent de la tyrannie du duc et père usurpateur, et préfèrent les dangers de l’exil dont elles se protègent au moyen du déguisement et du travestissement. Ainsi, la comédie shakespearienne séduit la génération maniériste encline à « jouir des incertitudes du genre et des ambiguïtés du désir grâce à des personnages androgynes capables de changer d’apparence sexuelle sans heurt. »
Rosalinde jouera un jeune homme androgyne, Ganymède et Célia, une pauvre dame. Shakespeare jubile d’user de tous ces masques… d’autant qu’il ne dispose pas de comédiennes pour jouer les rôles féminins et que le jeu des travestis est frappé d’interdit par une morale très puritaine.
En dans ces bois, hors du monde courtisan dont l’ordre est corrompu par l’arbitraire et la violence, le jeune Orlando, fils de sire Roland des Bois, souffre pourtant et encore de l’usurpation de ses biens par son frère aîné Olivier.
Mais la comédie réparatrice se termine de façon idyllique: Rosalinde/Ganymède épouse Orlando ; Olivier, le frère repenti, épouse Célia ; le berger Silvius, sa bergère Phoébé et le bouffon Pierre de Touche, sa chevrière Audrey. A chacun, sa chacune. Shakespeare se sert ici avec bonheur du déguisement et du travestissement. Théâtre dans le théâtre, la figure féminine exerce en actrice sa faculté d’illusion sur des figures spectatrices évoluant autour d’elle. Mais le public est, en dernière analyse, un spectateur en majesté éclairé.
On ne se lasse pas d’admirer Rosalinde, portant un pourpoint et des chausses, empruntant le langage et le comportement attribués à l’autre sexe. Elle invective Orlando en lui demandant combien de temps, il l’aimera après l’avoir possédée. Et à la réplique de l’amant : « Toujours, plus un jour », elle rétorque avec brio : « Dites « un jour » et supprimez « toujours » : non, non, Orlando, les hommes sont Avril quand ils font la cour, Décembre quand ils sont mariés. Les filles sont Mai, tant qu’elles sont filles, mais le ciel change quand elles sont épouses…»
Philosophie de l’existence, bouffonnerie et mélancolie, tous les ingrédients du chef-d’œuvre sont au rendez-vous pour une belle réussite sur un plateau de théâtre.
Véronique Hotte
Folio Théâtre, Gallimard. 5€
Paysages intérieurs de Philippe Genty.
«On peut lire ce qui suit, ou tout au moins la première partie, comme une autobiographie (…) mais tel n’est pas mon propos. Les fragments, souvenirs, documents ont été réunis ici parce qu’ils sont à l’origine de créations.», écrit Philippe Genty en préambule. Il procède par traces, celles d’une histoire personnelle mais très vite indissociable d’un parcours de création: « J’ai fait mes études supérieures dans une 2 CV cabossée, j’ai eu des maîtres fabuleux, il parlaient un idiome qui m’était familier, l’idiome de l’image.»
Au sortir d’une adolescence difficile, en 1961, grâce à une bourse de l’UNESCO, il entame un tour du monde en 2 CV. Il embarque en compagnie d’un ami, de son double marionnettique, Alexandre, et muni d’une caméra pour filmer les grands marionnettistes des pays de l’Est, de Turquie et, plus loin, d’Inde, du Japon, des Etats Unis et d’Amérique latine, en passant par l’Australie. Il a 23 ans.
Cinq ans plus tard il en revient avec, dans ses valises, plein d’images et des techniques glanées dans tous les pays traversés (théâtre d’ombres en Inde, Bunraku au Japon, etc.). Sans oublier des amitiés et des rencontres amoureuses. Par la suite, il ne cessera jamais de voyager pour enrichir son vocabulaire (notamment les masques de Bali).
A son retour en France, il se lance, en compagnie de la danseuse Mary Underwood qui deviendra son associée et son épouse. Avec d’abord de modestes spectacles de cabaret, comme Le Fakir. Très vite, vient le succès avec les fameuses autruches et aussi le chien Barnabé, à la télévision française. Sans oublier le Pierrot qui fit le tour du monde.A l’orée des années quatre-vingt, les moyens de production aidant, ses créations prennent une autre ampleur,et sont invitées dans les théâtres nationaux et internationaux. Il y met les techniques les plus avancées au service d’un imaginaire spectaculaire, poétique et toujours renouvelé.
Le dernier qu’on a pu voir en France est Ne m’oublie pas, reprise, avec des élèves de l‘Ecole de théâtre de Verdal en Norvège (voir dans Le Théâtre du blog , Le festival des écoles du théâtre public à la Cartoucherie).
Bien qu’il ne soit pas un homme du texte, mais de l’image, Philippe Genty a le don de raconter. Il explore tout d’abord sa propre personnalité, non par nombrilisme mais pour comprendre la source de sa créativité. « Quelque chose en moi ne veut communiquer que par objet interposé, comme si cela représentait un danger extrême de s’exposer soi même. Une recherche d’effacement peut être à l’origine du désir d’être marionnettiste. » Il analyse aussi la question du double qu’il s’est forgé, Alex, et qui lui ouvre les portes d’un univers onirique : « Un clandestin qui s’est niché dans un coin de cette éponge qui me sert de cerveau », explique-t-il.
Au terme de son périple, en fin d’ouvrage et en guise de conclusion, Genty nous expose sa « boîte à outils », amorçant une réflexion théorique plus large sur l’art de la marionnette.On voyage avec plaisir dans les paysages intérieurs de cet homme de spectacle qui a su enrichir le répertoire de la marionnette, et qui a contribué à lui donner ses lettres de noblesse.
Une iconographie abondante et de grande qualité picturale rend ce livre digne de rejoindre la bibliothèque des amateurs de théâtre.
Mireille Davidovici
Editions Actes -Sud 304 pages 35 euros.
Médée de Sénèque, traduction nouvelle de Blandine Le Callet.
Sénèque, philosophe et homme politique, contemporain des années de sang de l’Empire romain jusqu’à Néron, c’est le plus grand tragique de son pays, et moraliste encore à travers sa vision au style concis et baroque, et connu son goût des sentences. L’écriture tendue du dramaturge correspond ici à la violence du thème. Médée, la magicienne infanticide de la pièce éponyme de Sénèque, est un personnage monstrueux dont les replis noirs de l’âme mènent à des crimes ignobles. Petite fille du Soleil, Médée – selon le regard stoïcien – est un être incandescent, encline aux embrasements de la passion qui peuvent provoquer la fureur divine.
Quand elle apprend la trahison de Jason qui s’apprête à épouser Créüse, fille de Créon, la sorcière Médée fait du feu l’instrument magnifique de sa vengeance. Et elle a déjà tué dans le passé son frère pour favoriser la fuite des Argonautes devant la flotte de son propre père, furieux qu’on lui ait dérobé la Toison d’or.
Médée embrase de son feu criminel, sa rivale et son père, et l’incendie communiqué au palais menace de détruire Corinthe. Auparavant, elle aura assassiné ses propres fils (et ceux de Jason), brisant ainsi la descendance de l’infidèle, lui infligeant une peine inouïe en plus de ses sarcasmes. Puis L’infanticide s’évade en grimpant dans un char céleste envoyé par le Soleil.
Blandine Le Callet revient, dans sa préface, sur la transgression initiale commise par les Argonautes qui se sont aventurés les premiers sur la haute mer. Dès lors, un nouvel ordre du monde s’est instauré : la frugalité originelle de l’humanité a été remplacée par une avidité sans bornes.
Le chœur reconnaît qu’en jetant les hommes dans les affres de la convoitise et de la crainte, l’Argo, leur bateau, les a livrés aux passions. Le voyage a permis l’irruption de la barbarie dans un monde civilisé qui relie la Grèce à la Colchide : « N’importe quel esquif peut parcourir la haute mer. Toutes les limites ont été repoussées et des villes ont édifié leurs murs sur de nouvelles terres… Dans de longues années, viendra un temps où Océan relâchera son emprise sur le monde. »
Si les nouvelles frontières géopolitiques instaurent le chaos planétaire, les frontières morales se brouillent également et la figure de Médée ne peut épouser que les ténèbres. Où est le Bien ? Où est le Mal ? Du côté de Médée qui tue ses enfants ? Du côté de Jason qui a obéi aveuglément à l’ordre impie de Pélias d’accomplir le voyage en Colchide ?
Selon Blandine Le Callet, Sénèque laisse entendre que le mal est partout : « Du côté de Médée, mais aussi de ses ennemis, il dresse le tableau très noir d’une humanité où bourreaux et victimes se confondent, tous également fous, tous également dignes des pires châtiments. »
Cette vision pessimiste qui installe le spectacle triomphal de la violence, puisque Médée la criminelle s’échappe sur son char céleste, rejoint notre monde contemporain…
Véronique Hotte
Folio Théâtre Gallimard. 5 €