Savannah Bay, de Marguerite Duras, mise en scène Didier Bezace.
Il était une fois une très jeune fille et un jeune homme qui nageaient loin dans la mer. Ils s’aimèrent, elle mit au monde un enfant, puis nagea si loin qu’elle mourut. L’homme, trop robuste, n’eut pas cette chance. Dans la grande maison, personne ne dit rien ? C’était Savannah bay, sur la mer de Siam.
Cette histoire ne peut se passer du théâtre, seul lieu où l’on voit, où l’on sent le temps s’écouler comme il le fait réellement, dans un présent gorgé, rempli, du passé. Marguerite Duras fait preuve ici d’une lucidité inouïe, en mettant sur la scène la répétition, jour après jour, du jeu entre une comédienne « dans la gloire de l’âge », et une jeune femme qui pourrait être sa petite fille « ou pas » (tic de langage en voie de passer de mode), l’une dans le présent du récit, qu’elle joue, qu’elle anime, qu’elle contredit pour sa vieille compagne, l’autre dans le présent de sa mémoire, et de l’oubli.
Comme au théâtre, chaque représentation répète la précédente et en même temps est unique. L’ancrage concret du texte de Et voilà que la très concrète Duras –il y a sur scène un placard à confitures, en hommage à La Vie matérielle- nous entraîne paradoxalement vers des considérations très abstraites.
La boîte blanche du décor signé Jean Haas, juste coupée d’un ponton de bois, s’ouvre de fentes étroites, de « fuites » sur les côtés, et s’anime de rais de lumière entre les volets, du bruit adouci de l’extérieur, de rares objets bien de ce monde. La mer, ce sera pour plus tard, dans le noir des lointains ou de la salle.
Car la pièce n’oublie jamais le théâtre : l’ancienne comédienne et la jeune femme regardent le public : « la salle est pleine », dit Duras avec optimisme. Elle l’était presque, ce soir-là, d’un public venu se nourrir de l’énergie, parfois de la vivacité, de la gravité et de l’humour d’Emmanuelle Riva, tout aussi vaillante et tout autrement que naguère Madeleine Renaud. Le public fait lui aussi un saut dans le temps, pour rejoindre l’Emmanuelle Riva d’Hiroshima mon amour.
L’autre femme puissante de la soirée, mais rien d’une découverte, c’est Anne Consigny, gracieuse, on aurait même envie de dire délicieuse, sauf à réduire la force de sa présence, de son autorité. Elle est celle qui, ancrée dans le présent, dans la vie matérielle, le thé, le col d’une robe, peut faire monter des morceaux du passé à la lumière. Et revoilà le théâtre : de la pensée faite chair. Nous sommes heureux que le Théâtre de l’Atelier, fidèle à son histoire, donne un si beau texte à de si belles comédiennes.
Christine Friedel
Théâtre de l’Atelier
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Le Square, de Marguerite Duras, mise en scène de Didier Bezace.
»Le Square, je crois bien que c’est en écoutant se taire les gens dans les squares de Paris. (…). Elle, elle surveille les enfants d’une autre. Lui est à peine un voyageur de commerce qui vend sur les marchés de ces petits objets qu’on oublie si souvent d’acheter. Ils sont tous les deux à regarder se faire et se défaire le temps ». Le texte, en version radiophonique, a été salué par Samuel Beckett. Mais Duras disait qu’elle » n’avait voulu ni faire une pièce de théâtre ni, à vrai dire, un roman ».
Le Square écrit en 52, et adapté au théâtre en 56, donc il y a cinquante ans, tient-il encore la route sur un plateau de théâtre? Il n’y a guère plus de bonne à tout faire, même dans les arrondissements chic de Paris ni de voyageurs de commerce qui, avec une lourde valise plein d’objets ou de livres d’art difficilement vendables, comme un pauvre oncle à nous qui essayait de gagner chichement leur vie. Et pourtant, cette petite pièce continue à remarquablement fonctionner…
Dans cette rencontre entre deux êtres au discours pathétique, s’installe très vite entre eux une sorte de connivence, de grande politesse, et un besoin évident de parler, pour remplir un vide existentiel, un profond désespoir et une solitude absolue dans une vie sans but, ce qui finalement les réunit .« Nous sommes les derniers des derniers », dit elle. « Il en faut, nous sommes abandonnés » lui répond-il.
Tout est dit dans ces deux répliques. Et on n’est pas finalement loin de Godot, écrit en 1948. Cela peut ressembler à du bavardage mais n’en est pas, et c’est à une espèce de jeu de la vérité qui ne dit pas son nom qu’il vont se livrer avec une grande tendresse et parfois beaucoup d’impudeur. Attentifs aux souffrances de l’autre, surtout celle du corps.
Elle lui demande ainsi très vite dès le début de leur rencontre (ce qui est étonnant!) s’il mange tous les jours. Lui évoque ses tristes journées de voyageur de commerce toujours dans les trains. Elle lui dit aussi qu’elle voudrait bien ne plus rester bonne à tout faire et arriver à se marier, son grand rêve, pour ne plus « être rien » comme elle dit!.
Ils n’hésitent ni l’un ni l’autre à se livrer, au jours le jour, sans mensonges: il lui parle de sa solitude dans les voyages qu’il fait et de sa propre mort. »Lorsque l’on sait, lui assène-t-il, que sa mort ne fera souffrir personne, pas même un petit chien, je trouve qu’elle allège de beaucoup de son poids ». Elle voudrait qu’on la regrette: « Mais on me pleurera un jour. J’ai de l’espoir. Ce n’est pas possible autrement. »
Le dialogue est parfois inégal mais Didier Bezace qui avait déjà monté la pièce en 2004 avec déjà Clotilde Mollet et Hervé Pierre, en a refait une mise en scène brillante, sobre, toute en litotes, et avec beaucoup de délicatesse. Il a su prendre la juste mesure des choses. Clotilde Mollet est parfaite, Didier Bezace lui, a quelquefois tendance à faire dans les glissando de violoncelle mais ils sont tous les deux crédibles dans des rôles pas si ,’ils ne quittent pas la scène.
Même si nous n’avons pas toujours une passion pour les textes de Duras, là, grâce à la formidable empathie que Clotilde Mollet et Didier Bezace ont avec leurs personnages, il y a des moments craquants de vérité, et vraiment émouvants.
Phlippe du Vignal
Théâtre de l’Atelier.