L’Ennemi déclaré, Jean Genet trahi par Roger des Prés
L’Ennemi déclaré, Jean Genet trahi par Roger des Prés, d’après des extraits du VIème tome des Œuvres complètes de Jean Genet, mise en scène de Roger des Prés .
Langue, amour et trahison: trois clés de l’œuvre de Genet (1910-1986) : « J’étais un bâtard, je n’avais pas droit à l’ordre social. Qu’est-ce qui me restait si je voulais un destin exceptionnel ? Si je voulais utiliser au maximum ma liberté, mes possibilités ou, comme on dit, mes dons, si j’en ai ?Il me restait à désirer être un Saint, rien d’autre, c’est-à-dire une négation d’Homme. »
Dix-huit ans après L’Enfant criminel, Roger des Prés, metteur en scène et directeur du Favela-Théâtre de La Ferme du Bonheur, revient à Genet , avec un travail au long cours qu’il avait déjà entamé.
Genet et des Près ont en commun une même immanence politique et poétique.
À Nanterre, des Prés, homme des bois et de la ville à la fois, médite le mot Liberté, à la manière du premier, « un homme qui, au lieu de subir, revendique ce qui lui a été donné, le revendique et est décidé à le pousser à son extrême conséquence».
La parole libre de Genet fait du Michel Foucault avant l’heure ; Foucault qui, avec Surveiller et punir (1975), analyse la sourde contrainte étatique qui, du XVIème au XIXème siècle, quadrille, contrôle, mesure, dresse les individus, les rend « dociles et utiles », corps et âme.
Les libertés du XVIIIème sont inventées à l’intérieur même d’une société disciplinaire. Le dramaturge récrimine contre cet ordre social notamment dans Les Bonnes, Haute-Surveillance, Les Nègres et Les Paravents), et s’engage auprès des indépendantistes algériens, des Black Panthers et des Palestiniens (Le Captif amoureux).
L’Ennemi déclaré, livre posthume, rassemble entretiens, lettres, préfaces de livres, articles de presse sur la bande à Baader, quatre heures à Chatila …Avec cette création, des Prés est à l’écoute de la dimension existentielle de cette parole singulière et radicale, et le public découvre à cette occasion, l’articulation d’une pensée forte sur l’art, la création et les pouvoirs infinis de la langue :
« Le souci même de faire une phrase harmonieuse suppose une morale, c’est-à-dire un rapport du créateur à un spectateur possible. »
Or, Genet ne confie rien de vrai: « Dans mon travail, je me mets nu… et en même temps, je me travestis par des mots, des choix, des attitudes, par la féerie.» Lutter contre la brutalité organisée du monde tel qu’il est, s’impose depuis la marge. Le spectacle – étrange et fantastique – est offert au public, captif de la représentation, au sens propre et au sens figuré. Le public, assis sur des bancs d’église, est séparé : vingt-quatre hommes d’un côté, et autant de femmes, de l’autre. Et, en situation de juge face à cet Ennemi déclaré, aux prises avec maints procès.
La mise en scène égrène en effet régulièrement tous les signes du matériau Genet. Ainsi des policiers, intervenants du GIGN, en combinaison et cagoule noires, encadrent la salle ; l’un d’eux (Roger des Prés) capte, la caméra en main, le plateau et le public.
Pour définir une scène, des majordomes en habit noir et gants blancs dressent des rideaux et font descendre de magnifiques lustres dont ils allument les bougies. Au centre, une cheminée imposante de château flamboie. En haut, un écran, encadré d’or comme une toile académique et bourgeoise, laisse défiler des extraits du film muet et en noir et blanc de Genet, Un Chant d’amour réalisé en1950 qui ne sera diffusé qu’en 1975, pour cause de censure sur l’homosexualité.
Un film de Roger des Prés nous montre un châtelain recueillant un jeune va-nu-pieds sur son chemin alors qu’il se rend à un enterrement. Un carrosse que traîne un lourd cheval de trait dans la campagne arrive, depuis l’écran jusqu’aux pieds du spectateur; en descend le jeune homme. Le châtelain en queue de pie le reçoit, le fait laver et habiller élégamment, lui indique ses lectures, lui dresse une table où les deux convives vont goûter avec cérémonie à tous les plats. Majordomes et serviteurs ne cessent d’être aux petits soins pour le maître de la maison et son invité, avec un cérémonial digne de Genet.
Le maître et le disciple, le duo d’amants, c’est la même mise en abyme d’un destin. Ils dînent et les serviteurs s’affairent, mais les paroles se font rares. Juste une voix off se fait entendre, celle de la parole sentencieuse de Genet. On verra ensuite ce vieil et sage ami à l’écran.
Çà et là, les caquetages de quatre oies puis apparaît un troupeau de belles brebis blanches avec son jeune pâtre sauvage, image mythique sortie du cinéma de Pasolini.
Le spectacle est splendide de justesse sur la problématique de l’artiste maudit et n’en finit pas de filer les métaphores de l’empire des signes de Genet, avec des images grandiloquentes de château: grands lustres à bougies, vaisselle de porcelaine, argenterie, verres de cristal, rouge velours rouge du théâtre, feu de bois et livres, pour une fête lumineuse et les scintillements du temps qui passe :
« Une chose est sacrée pour moi… c’est le temps… Il n’y a que quelques lueurs dans une vie d’homme. Tout le reste est grisaille. C’est assez rare que nous fassions un effort conscient pour dépasser cet état d’hébétude. Moi, je le dépasse par l’art. »
Cette création est aussi une réinvention onirique et fantastique pleine d’audace. Un ange nu aux ailes blanches descend de sa cage d’oiseau pour veiller peut-être celui qui s’apprête à mourir… Les deux lourds chevaux reviennent sur la scène, portant chacun sur leur ample croupe, le maître et son disciple dévêtus. Avec noblesse et sensibilité, les acteurs dessinent et sculptent une œuvre d’art.
Véronique Hotte
La Ferme du bonheur à Nanterre, jusqu’au 22 juin.