Lucrèce Borgia mise en scène de David Bobbée.
Les points de vue de Philippe du Vignal et Christine Friedel
Lucrèce Borgia de Victor Hugo, mise en scène de David Bobbée
Et hop, cela va faire le troisième Lucrèce Borgia de cette saison, après celui de Lucie Berélowitch, et celui de Denis Podalydès (voir Le Théâtre du Blog).
Cela se passe dans le merveilleux cadre du château de Grignan dans la Drôme, au sommet d’une colline d’où on peut voir les plaines de blé, les champs d’abricotiers et les rubans violets de lavande. Magique… Notre amie Christine Friedel vous rendra compte de façon plus détaillée du spectacle.
Déjà quelques impressions après cette générale: devant la très belle façade Renaissance du château, une scène d’eau noire (vénitienne) avec des praticables en pin que les jeunes comédiens vont très souvent déplacer, sans que cela soit toujours justifié. Et il faut, dans la pièce, passer de Venise à Ferrare. « Comment, disait déjà Antoine Vitez, en 84, à propos de Lucrèce Borgia, qu’il avait montée dans la Cour d’ honneur à Avignon, « mais comment changer de lieu sur une scène nue. Belle question d’école ».
Côté jardin, un chanteur américain s’accompagne à la guitare à de nombreux moments de la pièce. Les jeunes gens sont en jean noir, torse nu, et pataugent sans arrêt dans l’eau, puis Lucrèce arrive. C’est Béatrice Dalle, actrice de cinéma bien connue, mais elle n’est pas tout à fait le personnage dont elle a peut-être l’âge du rôle, mais sur ce grand plateau en plein air elle ne possède ni la violence ni la sensualité. Bref, ici rien d’éblouissant comme pouvait l’être Marina Hands (voir Le Théâtre du Blog), ou autrefois Nada Strancar chez Antoine Vitez dans ce même rôle?
A sa décharge, elle n’a jamais joué au théâtre, et cela se voit: touchante de bonne volonté, elle dit son texte avec précision mais rien ne se passe vraiment entre Gennaro et elle… Cela devrait sans doute un peu s’arranger après une dizaine de représentations mais les jeunes comédiens, en fait plus acrobates ou circassiens qu’acteurs, ne sont pas non plus vraiment les personnages.
Cela dit, David Bobbée sait mettre les choses en place, mais la première partie du spectacle rame, cela va mieux ensuite, et il y a une belle scène, authentique, très juste entre Lucrèce et son mari. Il y a aussi de beaux éclairages mais vraiment trop faciles, un peu son et lumière des années 60, avec des projos douche depuis le toit du château, et des lumières rasantes rouge sang sur l’eau. A défaut de sens véritable, cela en met plein les yeux. Les collégiens qui étaient là, n’arrêtaient pas de prendre des photos avec leur téléphone ou leur tablettes pour montrer la chose à leurs parents.
David Bobbée, c’est indéniable, sait créer des images façon B.D., au besoin en recourant à des moments d’acrobatie comme on avait pu déjà le voir dans Hamlet mais elle semblent proposées à la consommation festive, privées d’enjeu, et donc toutes proches d’un nouvel académisme qui n’oserait pas dire son nom. Alors que « l’image, comme le dit Marie José Mondzain, exige une gestion nouvelle et singulière de la parole entre ceux qui croisent leurs regards dans le partage des images ».
Mais ici, rien ne nait de cette manie illustrative, un peu scolaire: la parole de Victor Hugo se fait bien petite, alors que les personnages sont tous monstrueux, hallucinants, et malheureusement ici, cela ne se sent guère. Cela ne pourra que s’améliorer mais, pour le moment, on reste sur sa faim…
Dommage, le château de Grignan reste un site théâtral exceptionnel…
Philippe du Vignal
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Lucrèce Borgia, de Victor Hugo, mise en scène David Bobée
Elle fascine, elle irrite, elle fait rire, elle émeut. Elle ne fait même pas peur. Les metteurs en scènes montent Lucrèce Borgia d’abord pour donner à une belle comédienne le plaisir d’un beau rôle : Marina Hands, ou Guillaume Galienne dans sa version féminine, et maintenant Béatrice Dalle. David Bobée et elle, se sont choisis pour les fêtes nocturnes du château de Grignan.
Le drame de Victor Hugo tourne autour d’elle seule, et du destin terrible qu’elle porte, victime et complice. On le rappelle : fille de pape, objet des passions incestueuses de ses deux frères, veuve noire accusée d’avoir déjà assassiné trois maris, épouse adorée et donc haïe, du duc de Ferrare, et toujours seule contre tous, elle a une faiblesse : son fils caché, qu’elle suit au gré de ses campagnes de son amour anonyme. Drame : son nom est celui de son ennemi. Comme celui de Roméo pour Juliette.
Il y a deux Lucrèce : l’inguérissable empoisonneuse, et celle qui voudrait se convertir à la bonté pour mériter de se faire connaître enfin à son fils. Mais elle ne pourra le sauver, ni de la jalousie du duc, ni de ses propres crimes : le destin est le plus fort. Et le mal plus fort que le bien. Incarné ici par le magnifique traître Gubetta. Menteur, pervers, n’obéissant qu’aux ordres meurtriers et oubliant ceux de la clémence, lâche pour finir, et lucide : « imbécile », dit-il de lui-même, en mourant. On se demande pourquoi le généreux Hugo a un faible pour un tel personnage. Mais il l’a, pour le plaisir du spectateur, qui rit de tant de noirceur dont le traître sait le faire complice.
David Bobée est parti du carnaval de Venise pour mettre son spectacle les pieds dans l’eau, avec de petits praticables qui rappellent les passerelles des rues de Venise au moment de l’“aqua alta“. La belle façade du château n’a guère le temps de s’y mirer, tant son équipe de jeunes comédiens circassiens et danseurs jouent vivement avec cette eau, en gerbes, en éventails, en flaques et en ploufs.
Sonore, lumineuse, rythmée, dans la scène de honte à Lucrèce au pilori, l’eau prend le caractère ardent d’un cercle de feu. Ensuite elle ne retrouve la même nécessité émotionnelle qu’au moment de la fête chez la princesse Négroni, ivresse mortelle où les praticables se transforment en radeaux de la mort.
Outre la scénographie, le groupe des jeunes gens tient la vedette dans un superbe ballet nautique, moderne, violent, dans la joie de « s’éclater », avec l’exceptionnelle liberté physique des acrobates bien entraînés. Comme si la noblesse des corps remplaçait celle des familles historiques dont le texte nous parle… et dont on se fiche. Passons sur le fait que Gennaro n’est ni le plus beau ni le meilleur d’entre eux, avec sa diction hachée et sa tendance à faire les cent pas.
Comme de raison, les comédiens chevronnés font le mieux entendre le texte. Béatrice Dalle, à laquelle, comme à toutes les actrices connues s’attachent toutes sortes de légendes, est apparue plus timide, plus résignée que capricieuse ou perverse. Quelques jolis moments d’amour pour son fils (la reine réveillant le prince charmant endormi…), une belle image de louve: mais enfin nous sommes en manque des retournement vipérins de la grande maudite, en manque de cinglant et de séduction. Mais peut-être n’avons-nous besoin que de ce nom, Lucrèce Borgia, pour tout imaginer.
Ce que nous avons fait avec bonne volonté et un certain plaisir, malgré des longueurs, dues entre autres aux belles mais omniprésentes mélodies de Butch McCoy et à un peu de complaisance pour les exploits physiques des danseurs-acteurs dans une atmosphère de boîte de nuit. On a la surprise d’un autre Victor Hugo, se glissant comme un prophète au milieu de la fête : la pieuvre des Travailleurs de la mer annonce le triomphe de la maffia et du crime.
La pluie est venue se mêler de l’affaire mais le public est resté, vaillamment. Les comédiens, après de timides tentatives pour s’approprier l’orage, ont dépêché la fin de la pièce, murmurée, micros HF éteints, au ras de l’eau. Je te tue, tu me tues, nous sommes morts et re-morts. Le spectacle lancé pour deux mois et, pluie ou vent, tiendra quand même la route…
Christine Friedel
Fêtes nocturnes du château de Grignan, jusqu’au 23 août. T: 04 75 91 83 65