Festival de théâtre international de Sibiu (FITS): suite et fin
Les spectacles font leur plein, avec 87.000 spectateurs par jour, dit Constantin Chiriac, son directeur. Les spectacles dont nous rendons compte dans cette chronique sont la partie émergée de l’iceberg que constituent les 350 événements de ce festival international…
Cioran intime d’après Les Cahiers (Gallimard), lecture par Georges Banu.
Emil Cioran est né en 1911 à Rasnari, à quelques encablures de tramway de Sibiu, une bourgade où l’on peut encore voir sa maison natale et visiter la petite église entièrement peinte où son père était pope.
Contrairement à ce philosophe et écrivain exilé à Paris où il est mort en 1995 et qui n’a jamais voulu retourner en Roumanie, Georges Banu, lui, se rend souvent dans son pays natal et fait partie de l’équipe du festival.
Pour nous faire entendre un Cioran plus intime, moins noir et parfois drôle, il a choisi de lire, en roumain, des extraits des Cahiers écrits entre 57 et 72 (traduits par ses soins pour l’occasion). « Je repense à ce que m’a dit Eugène Ionesco : « Tu es gai et tu as écrit des livres pessimistes; je suis triste et j’ai écrit des livres gais », écrit un homme que l’on sent, tout au long de ces fragments, à la fois ironique, amer et aussi profondément marqué par l’exil: « Que ma vie soit un naufrage, la preuve en est que personne ne me jalouse. »
Georges Banu se révèle un lecteur sensible et pince-sans-rire qui nous ouvre ainsi la porte d’une œuvre certes inclassable mais trop souvent mal étiquetée. Cette lecture prend tout son sens dans une ville où une rue et des édifices publics portent le nom d’Emil Cioran.
Ritter, Dene, Voss (Déjeuner chez Wittgenstein) de Thomas Bernhard, mise en scène de Krystian Lupa.
Présentée en 2004 à Paris, à l’Odéon, cette mise en scène date en fait de 1996. Le titre en allemand est celui des noms des deux comédiennes et du comédien, pour qui Bernhard écrivit sa pièce. Deux ans après un récit, Le Neveu de Wittgenstein, l’auteur s’inspire là encore de la saga familiale du célèbre philosophe autrichien (1889-1951). C’est un huis-clos entre deux sœurs, actrices sur le déclin, et leur frère, un philosophe raté. Les trois «actes» de la pièce -avant, pendant et après le déjeuner- présentent, en trois temps et selon trois points de vue, les rejetons névrosés d’une famille de la haute société viennoise.
Dirigés avec finesse, les comédiens, exceptionnels, endossent cette partition d’un humour féroce, atroce, mais poignante. Ils représentent avec une minutie quasi-clinique, les enfants de cette Autriche abhorrée de l’auteur, condamnés à s’étioler, et au bord de la folie.
Ce spectacle, devenu un classique du théâtre polonais, est souvent repris avec la distribution d’origine; contrairement à la France, les théâtres de Pologne et de nombreux pays de l’Est, gardent en effet les spectacles de nombreuses années à leur répertoire. C’est le cas du Faust, joué depuis 2007 et de Gullivers’s Travels, créé en 2012, par Silviu Purcărete.
Gulliver’s Travels , d’après Jonathan Swift, mise en scène de Silviu Purcărete.
Des variations autour du roman polémique de Swift.. Le spectacle s’ouvre comme un grand livre d’images écrit par un vieil homme et feuilleté par un petit garçon. Fidèle à la satire de son auteur, il stigmatise la dévoration des individus les uns par les autres, la compétition infernale où prime la raison du plus fort, la répression et la cruauté des puissants. D’admirables comédiens donnent vie à des personnages robotisés, voire réduits à des marionnettes dans une magnifique scénographie et avec un travail choral exceptionnel, qui peut paraître un peu systématique mais qui constitue la marque de fabrique du metteur en scène. Le spectacle a beaucoup tourné en Europe, mais n’a pas été programmé en France. On le regrette.
Le Sorelle Macaluso , texte et mise en scène d’Emma Dante.
Pas facile d’apprécier un spectacle en italien sur-titré en roumain (les autres représentations en langue originale, le sont en roumain mais aussi en anglais). La pièce paraît bien bavarde et le jeu des actrices, caricatural et grimaçant. Les sœurs Macluso dansent un drame familial mais leurs gestes sont outrés, souvent patauds. Ceux qui ont suivi le travail de la metteuse en scène de Palerme, invitée et récompensée par tous les grands festivals européens, pourront la retrouver bientôt.
Festival d’Avignon.T : 04 90 14 14 60) et au Théâtre du Rond-Point du 24 au 25 janvier 2015
Oedipe d’après Oedipe roi et Oedipe à Colone de Sophocle, mise en scène de Silviu Purcărete.
Première mondiale pour cette création qui fait appel à la troupe permanente du Théâtre national de Sibiu comme les autres spectacles du metteur en scène roumain présentés ici. On y retrouve la talentueuse Ofelia Popii, qui joue notamment Antigone. Elle paraît moins inventive que dans le rôle de Méphisto ou que dans Gulliver’s Travel, tout comme le reste de la distribution. Le spectacle n’a-t-il pas encore trouvé son rythme? La pièce réduite à une heure trente, avec des raccourcis simplificateurs, au détriment de l’intrigue riche en rebondissements, se concentre sur le personnage d’Oedipe. La pièce commence devant les murs de Colone, où lui et ses filles sont rejetés par la population. Puis il y a un retour en arrière à Thèbes ; le héros y découvre l’horreur de ses crimes, avant de revenir à Colone, où le roi maudit de la dynastie des Labdacides mourra en apothéose.
La mise en scène recourt à l’anachronisme, en situant les scènes intimes vers 1960, montrant la décadence des grands de ce monde. Mais le calvaire d’Oedipe se déroule dans un paysage abstrait et hors du temps. Les mouvements du chœur, où excelle pourtant Purcărete, contraints ici par une scénographie rigide perdent de leur ampleur. Constantin Chiriac, dans le rôle-titre, interprète un Oedipe terrien et sanguin, exprimant avec rage sa douleur et sa révolte. On souhaite que la pièce trouve son rythme mais on reste encore sur sa faim, malgré la magnifique image qui clôt le spectacle : Oedipe, en contre-jour, au lointain, traînant une charrette de bois mort : une âme en peine.
En marge des spectacles:
A Sibiu, on peut aussi assister à des lectures de pièces traduites en roumain et éditées en version bilingue par le festival, avec le concours de l’Université de Sibiu. Comme Ciel de Wajdi Mouawad (Québec), La Maison de la force d’Angelica Liddell, (Espagne), Pulvérisés d’Alexandra Badéa (France). 54’5’ Nord, 10’54’ Ost d’Alex Adam (Allemagne), Jérusalem de Jez Butterworh (Grande-Bretagne), Lovely Head de Neil LaBute,( (Etas-Unis) Genannt Gospodin de Philipp Löhle (Allemagne), Foreign Bodies de Julia Holewiinska (Pologne). Ces lectures en roumain s’adressent aux nombreux professionnels et étudiants présents à ce festival.
Avec sa base-arrière que constitue le Théâtre national, le festival a aussi créé à Sibiu une école de théâtre. Ce qui lui permet de mener une politique d’échanges avec d’autres instituts théâtraux et d’accueillir leurs spectacles, comme ceux de la Pace University of Performing Art de New York ou de la Central Academy of Drama de Chine, d’écoles de Serbie, Canada, Croatie, Bulgarie, Royaume Uni et Roumanie.
Dans le cadre d’une bourse des spectacles, (en fait moins un marché qu’un lieu d’échanges), sont organisées des rencontres avec des metteurs en scène ou des dramaturges invités, entre autres, Kristyan Lupa, Pipo Delbono, Peter Stein, Wajdi Mouawad, Lev Dodine.
Des directeurs de festival viennent aussi présenter leur travail : Maria Szilagyi, la fondatrice du Drama Festival de Budapest, en pleine expansion depuis 1997, a expliqué qu’il a été privé de ses subsides par le gouvernement Orbán qui conteste son caractère cosmopolite.
Les difficultés financières des Francophonies de Limoges, qu’a évoquées leur directrice Marie-Agnès Sevestre, sont préoccupantes mais paraissent relatives quand le Festival de Nitra, le plus important de Slovaquie, doit fonctionner avec seulement quatre permanents et recourir à des centaines de bénévoles comme, pour la plupart des responsables artistiques…
Sous le soleil de juin, Sibiu en effervescence, avec du théâtre de rue à profusion, des fanfares, des concerts rappelle Avignon, mais Constantin Chiriac ne veut pas entacher sa programmation d’un off ouvert à la médiocrité: “Le public, subit une agression constante de la laideur du sous-produit culturel et, si un festival d’une réputation extraordinaire mettait en valeur plus de 70% de spectacles médiocres, cela reviendrait à assumer la responsabilité d’une exigence moindre du public. »
Mireille Davidovici
Entretien avec Constantin Chiriac.
-En France, on connaît peu le Festival international de Sibiu et c’est dommage. Nous ne soupçonnions pas l’importance et la qualité de sa programmation: spectacles, lectures, rencontres, conférences, ateliers, bourse des spectacles, édition… Et il attire aussi nombre de professionnels. Pour vous, les journalistes sont moins importants que les penseurs et philosophes du théâtre. Vous préférez qu’on approfondisse les questions posées par le théâtre, plutôt que la chronique des spectacles. Ils contribuent pourtant à mieux faire connaître votre festival, non ?
C. C. -Aujourd’hui, il n’y a pas de formation spécifique à la critique théâtrale. Les journaux, presque tous électroniques, manifestent peu d’intérêt pour la culture, et encore moins pour des articles de fond ou impliquant une analyse des créations et un suivi des artistes. Nous sommes implantés dans la ville, et, en accord avec nos spectateurs, nous avons besoin de philosophes, de grands écrivains disponibles pour améliorer l’éducation du public.
-La direction d’un théâtre national, et celle d’un festival, comment faites-vous pour mener tout cela de front, en jouant en plus ?
C. C. – Je ne dors souvent pas plus de quatre heures par nuit, et deux heures pendant le festival. J’ai mis au point des exercices spéciaux qui unissent la puissance de mon corps, de mon âme, de ma tête, en développant l’énergie intérieure. Un exercice qui dure une heure et demi et qui donne de la force au corps, que j’ai inventé en voyageant dans cent quarante quatre pays…
Et je délègue des responsabilités à des gens jeunes et très compétents dans leur domaine et parlant deux ou trois langues. Le responsable de la promotion va être nommé directeur d’un autre théâtre et j’en suis content, parce que c’est mon élève. Quand j’ai dû le remplacer, j’ai eu trois cent cinquante candidatures, venues de Roumanie mais aussi de France, d’Angleterre, et même du Japon et des Etats-Unis! C’est ça, la visibilité du festival !
J’essaye de bâtir l’avenir…avec l’école de théâtre ( soixante-dix étudiants), celle de management culturel (soixante étudiants), la bourse des spectacles, la plate-forme de doctorat. Et, en liaison avec Paris III/Sorbonne Nouvelle. Ici, Catherine Nogrette dirige en effet des doctorats comme Georges Banu qui est aussi consultant et professeur chez nous.
Le Théâtre national de Sibiu a 96 spectacles à son répertoire, avec quatre cent représentations par an. Grâce à leur qualité, il y a 100 % de billets vendus.
Nous avons soixante-huit comédiens permanents dont un Japonais, deux Autrichiens, quatre Allemands, un Suisse et un Luxembourgeois: un très bon dialogue entre les cultures…Le Théâtre national n’accepte pas toutes les invitations (une centaine par an), mais tous les deux ans, nous allons à Edimbourg et, cette année, nous irons à Avignon dans le in. Nous avons des dizaines de projets avec des théâtres d’Oslo,Tokyo, New-York, Stuttgart…
- Comment est financé le festival ?
C. C. – La collectivité nous donne une aide incroyable et tous les habitants de Sibiu sont fiers d’avoir un festival qui accueille 87.000 spectateurs par jour et il y a presque mille bénévoles. Il n’existe aucun autre festival avec autant de public et des spectacles dans plus de soixante lieux, toujours pleins .
C’est le meilleur exemple, et pas seulement en Roumanie, mais dans le monde, d’une communauté qui, grâce à un projet culturel, réussit à être réhabilitée, en terme d’emplois, construction immobilière, tourisme et enseignement.
Sibiu consacre en effet 12 % de son budget à la Culture ce qu’aucune autre ville au monde ne fait… Nous recevons 20% d’argent public. Le reste vient de projets bilatéraux, du soutien d’autres gouvernements, de coproductions avec d’autres centres culturels et d’importants mécénats.
- On trouve ici une grande diversité de styles et disciplines. Quelle est votre votre politique de programmation?
C. C. – La qualité est importante et notre philosophie est la même que celle de Jean Vilar. Quand il a commencé, il disait : «Notre pays a besoin d’un festival populaire, pas populiste. » Il faut maintenir un haut niveau accessible à tous et, en même temps, satisfaisant pour les intellectuels. Nous avons besoin, nous aussi, de bons spectacles d’art avec des classiques comme ceux de Kristian Lupa et de performances plus expérimentales: celles de Pipo Delbono ou d’Angelica Liddell. Mais il y a aussi du flamenco, du cirque, de la danse contemporaine, des événements pluridisciplinaires, lectures, conférences, et ateliers… Et notre festival est aussi un des rares à publier des livres.
60 à 70 % des spectacles ont lieu en plein air, sur des grandes ou petites places, dans des coins, des églises et underground…Si nous offrons de l’émotion à un public qui n’a pas la culture, le langage et qui ne va pas au théâtre, peut-être y aura-t-il un miracle… Et dans deux ans, ces gens achèteront peut-être des billets.
- Comment choisissez-vous vos spectacles?
C. C. – Nous recevons 10.000 à 15.000 propositions par an. C’est de la folie mais j’ai des collaborateurs qui répondent à tout le monde. J’ai aussi des amis dans 144 pays à qui je pose des questions et je trouve les réponses. Ainsi, je développe et j’apprends toujours des choses nouvelles. J’essaye de transmettre de mon expérience mais impossible de copier ce que je fais. Chacun de nous est unique.
Nous appartenons aussi au réseau des grands festivals dont nous faisons venir des spectacles. Et il y a ici des programmateurs de tous les pays. J’ai déjà des contrats conclus pour 2019 et 80 % sont déjà signés pour 2015 et 60% pour 2016. Pour inviter Stein, Brook, Dodine, Dante, Mouawad, il faut s’y prendre à l’avance…
Je travaille avec des consultants dans chaque pays (une dizaine en France) et parfois, je fais venir des spectacles encore peu connus hors de la Russie, comme ceux de Lev Dodine. Il y a de grands problèmes à l’Est de l’Europe, à cause de la guerre en Ukraine. Et j’ai invité Lev Dodine, pour montrer qu’on n’a pas besoin d’un nouveau rideau de fer. J’ai aussi réuni, pour une conférence, l’un des meilleurs critiques de Russie et un autre d’Ukraine. Les artistes doivent voyager et j’ai donc écrit aussi un livre sur les nouvelles techniques en Europe de l’Est.
Nous sommes les enfants du dimanche et il nous faut faire la démonstration, face à de stupides politiciens, qu’il y a toujours une possibilité de dialogue. Pas la guerre.”
Mireille Davidovici