Ni Dieu ni diable

Ni Dieu ni diable, texte d’Augustin Billetdoux, d’après Les deux Etendards de Lucien Rebatet, mis en scène de Julie Duquenoÿ et Augustin Billetdoux.

Rebatet (1903-1972) fut élève du collège catholique Sainte-Marie à Saint-Chamond (Loire), on s’en serait douté!  et après un début d’études de droit et de lettres, entra comme critique musical au journal monarchiste L’Action française  en  1929,  puis devient journaliste à  Je suis partout  et écrit des  articles foncièrement nationalistes. Il s’enthousiasme pour le nauséeux pamphlet antisémite de Céline Bagatelles pour un massacre et devient vite lui aussi un antisémite convaincu. Mais aussi anticommuniste, antidémocrate,  anticlérical, et n’hésitera pas ensuite à se proclamer fasciste…
Il fera aussi l’apologie de la Collaboration avec les Allemands, et collaborera au journal Le Cri du peuple de Jacques Doriot et publiera en 1942, un pamphlet Les Décombres  contre les juifs,le régime de Vichy, les politiques et l’armée, déclarés collectivement comme responsables de la débâcle de 1940, avant de s’enfuir en Allemagne avec  Céline et d’autres sympathisants du même tonneau.

Condamné à mort en 47, mais gracié par Vincent Auriol, et détenu à Clairvaux, il écrira un roman Les deux étendards, publié en 52 par Gallimard, puis d’autres romans et redeviendra journaliste dans des journaux d’extrême droite. Mais anti-gaulliste, il soutiendra en 65… le candidat François Mitterrand, et défendra en 67…les valeurs sionistes parce que nationalistes et patriotiques. Comprenne qui pourra à ce personnage sulfureux!
 Son roman Les Deux Etendards – un millier de  pages! où on peut sentir l’influence des écrits spirituels de Saint-Ignace, est un peu un Jules et Jim catholique. C’est une histoire d’un amour à trois mais non consommé, avec force évocations métaphysico-théologico-sexuelles, et parfois au langage des plus crus.  Il y a ainsi deux très jeunes gens, Régis et Michel, amoureux  d’Anne-Marie qui veut  entrer au couvent. Ira, ira pas? Je t’aime mais mieux vaut se séparer, notre amour peut exister sans être consommé, etc… Réussirons-nous à sauver notre amitié? Bla, bla,bla,etc… Tous aux abris!
  Cela dit, ce roman touffu et volontiers bavard, bénéficie cependant d’une solide écriture. Lucien Rebatet emmène ses lecteurs dans des scènes parfois très sensuelles, voire torrides mais où Rebatet semble vouloir entamer une longue plaidoirie pour un  renoncement au plaisir sexuel et  pour un amour des plus chastes, sur fond de mysticisme catholique, considéré comme une valeur morale des plus sûres, et à contre-courant de notre époque  actuelle. Tous aux abris!
Augustin Billetdoux, petit-fils du dramaturge François, et fils de la romancière Raphaëlle Billetdoux, avait publié il y a deux ans Le Messie du peuple chauve, roman qui avait été très remarqué.
Il a écrit une adaptation du roman de Rebatet et l’a mise en scène avec Julie Duquesnoÿ.  Leur réalisation, comme la direction d’acteurs, est du genre précis et rigoureux, et les jeunes comédiens (Lou de Laâge, Clément Séjourné, Damien Zanoly, Mathieu Graham, Ariane Brousse et Pierre Vos, après un début un peu laborieux, sont tout à fait convaincants. La scénographie n’a pas grand sens (quelques tonneaux d’huile estampillés Total, des amas de feuilles de papier machine, six chaises en fer pour des récitants/acteurs, et trois pans de toile en fond de scène, mais, au moins, n’a rien de prétentieux.
Cela dit, on a bien du mal à voir les raisons qui ont poussé Augustin Billetdoux et Julie Duquesnoÿ à se lancer dans  ce travail scénique sur un texte qui possède c’est vrai une certaine originalité de ton mais comme souvent beaucoup d’adaptations de romans, ce Ni Dieu ni diable, passé le premier quart d’heure, il distille un ennui pesant et irréversible. Et cela n’en finit pas de finir, et se termine subitement plus sans que l’on sache pourquoi.
Bref, il y a un grave problème de dramaturgie qui n’a pas été résolu, et cette suite de petites scènes aurait pu, à la grande rigueur, tenir la route soixante minutes, mais jamais quatre-vingt-dix. Cela dit, il y a de bons (mais trop rares) moments, bien joués et qui emportent l’adhésion du public mais le bavardage Rebatien est du genre insupportable, et on voit mal l’avenir de ce spectacle sur cette scène ou sur une autre.

  Mais bon, cette opération du Théâtre 13 a le mérite d’exister et c’est un banc d’essai significatif ( voir Le Théâtre du Blog) et doté d’un prix de 6.000 € et d ‘un autre de 3.200 € de la SACD, pour une reprise du spectacle… Augustin Billetdoux n’a pas trente ans et ces jeunes comédiens ont le potentiel suffisant pour se lancer dans d’autres aventures théâtrales.
Faisons-leur confiance mais… avec autre chose que cette proposition artistique et la prose indigeste de M. Rebatet…

Philippe du Vignal

Théâtre 13 (Seine) T: 01 45 88 62 22, jusqu’au  21 juin à 19h 30


Archive pour juin, 2014

Tel que cela se trouve dans le souvenir

Tel que cela se trouve dans le souvenir  extrait de La Barque Le Soir de Tarjei Vesaas, traduction de Régis Boyer, mise en scène d’Étienne Pommeret.

 

Souv_5-99 « Il est là, dans la neige déferlante ; dans ma pensée : sous la neige déferlante. Un père et son cheval brun avec son pelage velu d’hiver, dans la neige. Son cheval brun et le visage de l’homme. Ses mots durs. Ses yeux bleus et sa barbe. Sa barbe légèrement rousse sur ce blanc. Neige déferlante. Neige aveugle sans limites. »
Tel que cela se trouve dans le souvenir est le premier récit de La Barque le soir (1968), et le dernier de Tarjei Vasaas (1897-1970), romancier, nouvelliste et poète norvégien qui hésita longtemps entre l’écriture et le travail de la terre.
L’acteur et metteur en scène Étienne Pommeret monte avec tact ce récit intérieur à deux voix – un père, qu’il interprète lui-même, et son fils  joué par Anthony Breurec.
L’aventure est singulière, c’est une vision inscrite dans un territoire de paysannerie nordique rustre, un imaginaire où règne l’emprise d’une neige entièrement présente. La poudreuse déclenche ainsi une expérience, des sensations et des images uniques.
Certes, la neige descend du ciel en flocons mais avant de recouvrir le paysage de sa blancheur mate, elle flotte, danser, divague et tournoye sous le vent, sans que l’horizon ne se lève jamais de ténèbres cotonneuses et glacées.
Tant qu’elle ne touche pas la terre, la neige est un duvet léger, pur, éblouissant et immaculé ; elle s’épaissit quand elle est dense et abondante dans les forêts du Nord. Ce paysage-spectacle aiguise en même temps l’étrangeté du sentiment existentiel. Un père et son garçon taiseux qu’un cheval accompagne dans leur tâche, travaillent à dégager les congères d’un chemin pour en assurer le passage. Avant que le paysage n’apparaisse comme lunaire, tel un empire de silence et d’engourdissement, les associations sensorielles et émotives jouent avec l’imaginaire et sa matière invisible, poétique et onirique, qui diffuse pourtant des visions colorées.
Ainsi, le cercle flamboyant des animaux que le récit évoque – en alternance, à travers le père ou le fils – et  où chacun se tient enfermé, donne soudainement vie à des bêtes hautes comme deux chevaux, au museau remuant, et dont la longue queue tournoie alentour dans une danse frénétique et furieuse.
Le conte fantastique touche à l’étoffe même du rêve. Mais, dans cet univers rustique des forêts du Grand Nord, l’expérience rejoint plutôt celle des voyages d’hiver des romantiques allemands : une osmose du froid, de la blancheur nocturne et de l’errance, de la mélancolie et de la solitude éternelle.
Au terme du voyage initiatique que relate celui qui était alors l’enfant du passé, pour devenir l’adulte d’aujourd’hui, la vie – ses enjeux dramatiques – se cristallise autour du cheval à la patte blessée, et dont le sang  rougit l’immensité blanche de la campagne. Au secours de la bête meurtrie, un père, puis son fils, devront agir.
Le morceau d’humanité qu’a choisi de retranscrire Pommeret est un tableau de maître qui touche à l’universel en luttant contre la figuration d’une nature morte.
Aux côtés des deux acteurs, qui disent la qualité existentielle de la vie, la scénographie de Jean-Pierre Larroche joue joliment sa partition de performance artistique avec  un mur – panneau de neige,  contrefort de montagne –se fait le réceptacle vertical de coulées visuelles de blancheur. Et comme  un rappel sonore encore de l’incident naturel final qu’il est demandé aux personnages d’accomplir.
Un beau pari.

 Véronique Hotte

 L’Échangeur – Théâtre à Bagnolet, du lundi au samedi à 21h, dimanche à 18h30, du 18 au 28 juin (relâche le 24 juin). T : 01 43 62 71 20

Fugue en L mineure

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Prix Jeunes metteurs en scène au Théâtre 13

Fugue en L mineure, épopée nocturne d’une héroïne en jupe courte de Léonie Casthel, mise en scène de Chloé Simoneau

 Le Théâtre 13 organise depuis neuf ans un concours dédié aux jeunes metteurs en scène : les participants ont entre ving-cinq et trente-cinq ans, et les spetacles doivent comporter au minimum six comédiens. Un jury retient les six meilleurs projets parmi les quelque quatre-vingt qui lui sont présentés chaque année. Le lauréat sera programmé au Théâtre 13, et gagne 8.000 euros. Argent bienvenu puisque, pour toute rétribution, les compagnies ne reçoivent que 80% de la recette.
Cette année, les autres metteurs en scène sélectionnés sont :Pauline Bayle pour A L’ouest des terres sauvages de Pauline Bayle ; Augustin Billetdoux Julie Duquenoy pour Ni Dieu ni Diable d’Augustin Billetdoux ; Joséphine De Surmont pour Les Vagues, L’Aurore de Virginia Woolf ; Chloé Sévane Sybesma pour Papiers d’Arménie ou Sans retour possible de Caroline Safarian ; Ismaël Tifouche Nieto pour Jeux de massacre d’Eugène Ionesco

 Fugue en L mineure est la première pièce de Léonie Casthel. « Cette pièce s’est imposée à moi : elle parle de femmes et de rencontres, de celles qui permettent de se penser autrement et j’ai été très touchée par cette écriture affirmée, contemporaine et sensible », explique la metteuse en scène. En effet, l’itinéraire d’une adolescente en rupture de ban et le regard de celle-ci sur le monde témoigne d’une maîtrise de l’écriture, d’une finesse d’analyse et d’un style personnel et percutant.
La pièce, et par conséquent le spectacle, se construit en boucle, sur le mode de la fugue : autour d’Elle et de son double (sa voix intérieure incarnée ici par une deuxième comédienne), gravitent les personnages de son univers familial et social, ceux aussi qu’elle rencontre dans son périple. A cause d’une jupe trop courte, que son père lui interdit de porter car elle constitue selon lui  un appel au viol, Elle fugue.
La gamine, en crise, s’interroge sur sa féminité, les garçons, la sexualité, la relation entre son père et sa mère ; depuis son point de fuite, Elle passe en revue des scènes traumatisantes de sa vie d’adolescente, surgies comme autant de flash back obsédants.
La metteuse en scène fait advenir tous ces personnages qui se déploient, comme une ronde, autour de l’héroïne, figures récurrentes et obsédantes. Musique et gestion de l’espace, lumières, tout ici contribue à créer des images fortes. Et quand la pièce prend une tonalité de manifeste féministe, Chloé Simoneau sait en doser les nuances au point de ne pas faire diversion. Si bien que le spectacle, tout en étant engagé, ne perd jamais de sa force poétique. Si les autres spectacles sont à ce niveau, le jury aura du mal à départager les candidats.
Résultat des courses, le 2 juillet .

 

Mireille Davidovici

Théâtre 13 www.theatre13.com

Perdues dans Stockholm

Perdues dans Stockholm, texte et mise en scène de Pierre Notte.

 

PERDUES-DANS-STOCKHOLM_GiovanniCittadiniCesi_187-300x200Pierre Notte est à la fois comédien, metteur en scène, et auteur  de pièces comme  entre autres, Les Couteaux dans le dos, Journalistes, Moi aussi je suis Catherine Deneuve… Il s’agit ici d’une sorte de parabole qui se veut à la fois farcesque et poétique où deux curieux personnages, pas très nets, le jeune Lulu, qui s’habille en fille et sa tante ont l’idée d’enlever une présidente de festival de cinéma pour exiger une rançon.
Bien entendu, cela ne fonctionne pas , et tout se va déglinguer… sinon il n’y aurait pas de pièce. Il y a au départ, une belle idée: la méprise totale sur l’identité de la dame enlevée. Les deux complices amateurs se retrouvent ainsi face à une jeune comédienne, sans doute intermittente, pas très bien dans sa peau, et qui a bien du mal à gagner sa vie. Et aussi comme elle, aussi paumés.
Tous déjantés, ils sont finalement assez proches les uns des autres: la tante qui, sous des airs de vieille pétasse, possède un caractère bien trempé et sait preuve d’autorité, le jeune homme qui a visiblement des ennuis d’identité, voudrait bien devenir une vraie femme et avoir ainsi un petit morceau de la tarte de bonheur, et une jeune comédienne qui ne sait plus très bien qui elle est, la Nina de La Mouette de Tchekhov, ou la jeune comédienne, à tour de rôle expansive et le moral à la dérive, avide de réussite professionnelle mais qui ne semble pas y croire elle-même.
Bref, la jeune femme enlevée, la tante, et Lulu, ces trois personnages ont un dénominateur commun: le rêve comme chance de survie… et remède à une solitude existentielle. Sur scène, pas grand chose que des praticables astucieux transformés à vue par les trois acteurs, et Pierre Notte a donc habilement donné priorité au jeu…
Et cela donne quoi? Le premier quart d’heure est bien enlevé, avec un zeste de fantaisie, avec un dialogue même parfois assez drôle, vite, la pièce, qui aurait dû rester un sketch, s’enfonce dans un ennui irréversible. Et cela, malgré quelques répliques brillantes qui aèrent les choses, mais faciles et  à coup de jeux de mots, façon Sacha Guitry, voire boulevardières, du genre: -Je vais mettre un terme à ma carrière. –Vous avez une carrière? Ou: –C’était pas tous les jours Beyrouth mais c’était pas Byzance!. Ou encore:- Les freins avaient lâché, j’ai été relâchée.
Il n’y a guère de fil rouge, les petites scènes se succèdent dans un bavardage ininterrompu et tout se passe comme si Pierre Notte, essayait de remplir 90 minutes… On fait des crêpes, puis on les mange, on joue au mini-golf, etc.. mais, rien à faire, cela ne décolle pas et n’en finit plus. Malgré une direction d’acteurs très précise – Juliette Coulon, Brice Hillairet, Silvie Laguna possèdent une rare qualité de jeu – ce semblant de pièce souffre d’un grave manque d’exigence dramaturgique…
Hitchcock disait qu’un bon film, c’est d’abord un bon scénario, ensuite un bon scénario et enfin un bon scénario! Et ce qui vaut pour un plateau de cinéma est aussi valable pour une scène de théâtre.
Reste un bel exercice d’acteurs mais cela fait-il une soirée?La réponse est évidemment non et, en termes de plaisir théâtral, le compte n’y est pas… Dommage.

 

Philippe du Vignal

 

Théâtre du Rond-Point T: 01 44 95 98 21 jusqu’au 29 juin.

Ragazzo dell’Europa

Ragazzo dell’Europa mise en scène de René Pollesch, texte en polonais.

 

photo  Etonnant: ce spectacle de très grande qualité  est  passé presque inaperçu lors de sa programmation pour trois jours en 2008, (avec un surtitrage en français) au Maillon de Strasbourg. Le texte écrit par René Pollesch, metteur en scène de la Volksbühne à Berlin permet à quatre acteurs polonais de beaux moments d’improvisation.  Pollesch a voulu  changer le rapport habituel entre  metteur en scène, acteurs et équipe technique (régisseur son, script et caméraman)  qui joue un rôle majeur ici, et il a offert, après sa création, ce spectacle à ces artistes, qui sont, à présent, totalement responsables de l’exploitation de la pièce.
Le metteur en scène revendique l’autonomie de l’acteur: «Souvent, dit-il, le metteur en scène-masculin, la plupart du temps- tire toutes les ficelles de la représentation,  et les comédiens ou comédiennes, le plus souvent, se trouvent dans un rapport d’admiration soumise par rapport à lui. Dans le théâtre, tel que je le conçois, cette position sexiste et toute-puissante est inimaginable. Pourquoi faudrait-il reproduire les mêmes processus de travail, les mêmes hiérarchies sur le plateau, qu’à l’intérieur de la société?».
Pollesch montre aussi une réelle volonté de déconstruire le rapport habituel scène-salle: pendant les deux tiers du spectacle qui dure 1h 30,  le public ne le voit qu’à travers l’œil d’une camera dont les images sont projetées sur deux panneaux fermant le plateau : à jardin un appartement bourgeois et à cour le couloir où évoluent les comédiens.
Et, au fur à mesure de l’action, chaque comédien vient jouer à l’avant-scène. Cette caméra en coulisse qui rappelle les scènes mythiques d’Opening Night de John Cassavetes, (1977), suivait le combat de Gena Rowlands entre sa vie privée et sa vie de comédienne. Il y a, chez Pollesch comme chez Cassavetes, ce même amour du jeu cruel, aux frontières du réel. Les comédiens s’interpellent, et parlent de la façon qu’ils ont de concevoir leurs rôles, et des contenus dramaturgiques.
D’autres références cinématographiques sont perceptibles comme  dans la scène  où Valentina Cortese oublie sa réplique de La Nuit Américaine de François Truffaut (1973). On reconnaît la musique de ce film et celle du Mépris de Jean-Luc Godard: la bande-son rythme un jeu sans cesse survolté. Séquences de films, extraits de chansons et d’émissions de téléréalité et citations philosophiques s’entremêlent, interprétés par des comédiens exceptionnels : Aleksandra Konieczna, Agnieszka Podsladlik, Piotr Glowascki, et Tomasz Tyndyk.
Le spectacle pose aussi la question de la place de l’acteur dans notre société et le metteur en scène soulève des  questions très actuelles: « Comme artistes, nous sommes des sujets paradigmatiques de la volonté économique,  dit René Pollesch, et nous agissons de façon néolibérale: nous sommes responsables de notre propre existence, nous travaillons plus que nous n’en avons envie, nous sommes capables de faire des heures supplémentaires en permanence parce que nous sommes animés par un rêve. Épanouissement personnel et auto-exploitation se confondent chez l’artiste ».
« C’est là le désir même de la politique néolibérale qui souhaite que les agents d’une société se comportent de manière autonome, qu’ils tirent leur énergie d’eux-mêmes, que l’Etat n’ait plus besoin de leur verser des allocations et qu’ils deviennent leur propre entreprise. C’est pour cela qu’il faut remettre à plat nos propres conditions de travail.»
Il serait utile que nous puissions découvrir Ragazzo dell’Europa dans notre hexagone…

 

Jean Couturier

 TR Warszawa

www.trwarszawa.pl

Festival de théâtre international de Sibiu (FITS): suite et fin

Festival de théâtre international de Sibiu (FITS): suite et fin

 

Les spectacles font leur plein, avec 87.000 spectateurs par jour, dit Constantin Chiriac, son directeur. Les spectacles dont nous rendons compte dans cette chronique sont la partie émergée de l’iceberg que constituent les 350 événements de ce festival international…

Cioran intime d’après Les Cahiers (Gallimard), lecture par Georges Banu.

Emil Cioran est né en  1911 à Rasnari, à quelques encablures de tramway de Sibiu, une bourgade où l’on peut encore voir sa maison natale et visiter la petite église entièrement peinte où son père était pope.
Contrairement à ce  philosophe et écrivain exilé à Paris où il est mort en 1995 et qui n’a jamais voulu retourner en Roumanie, Georges Banu, lui,  se rend souvent dans son pays natal et fait partie de l’équipe du festival.
Pour nous faire entendre un Cioran plus intime, moins noir et parfois drôle, il a choisi de lire, en roumain, des extraits des Cahiers écrits entre 57 et 72 (traduits par ses soins pour l’occasion). « Je repense à ce que m’a dit Eugène Ionesco : « Tu es gai et tu as écrit des livres pessimistes; je suis triste et j’ai écrit des livres gais », écrit un homme que l’on sent, tout au long de ces fragments, à la fois ironique, amer et aussi profondément marqué par l’exil: « Que ma vie soit un naufrage, la preuve en est que personne ne me jalouse. »
Georges Banu se révèle un lecteur sensible et pince-sans-rire qui nous ouvre ainsi la porte d’une œuvre certes inclassable mais trop souvent mal étiquetée. Cette lecture prend tout son sens dans une ville où une rue et des édifices publics portent le nom d’Emil Cioran.

 

Ritter, Dene, Voss  (Déjeuner chez Wittgenstein) de Thomas Bernhard, mise en scène de Krystian Lupa.

Présentée en 2004 à Paris, à l’Odéon, cette mise en scène date en fait de 1996. Le titre en allemand  est celui des noms des deux comédiennes et du comédien, pour qui Bernhard écrivit sa pièce. Deux ans après un récit, Le Neveu de Wittgenstein, l’auteur s’inspire là encore de la saga familiale du célèbre philosophe autrichien (1889-1951). C’est un huis-clos entre deux sœurs, actrices sur le déclin, et leur frère, un philosophe raté. Les trois «actes» de la pièce -avant, pendant et après le déjeuner- présentent, en trois temps et selon trois points de vue, les rejetons névrosés d’une famille de la haute société viennoise.
Dirigés avec finesse, les comédiens, exceptionnels, endossent cette partition d’un humour féroce, atroce, mais poignante. Ils représentent avec une minutie quasi-clinique, les enfants de cette Autriche abhorrée de l’auteur, condamnés à s’étioler, et au bord de la folie.
Ce spectacle, devenu un classique du théâtre polonais, est souvent repris avec la distribution d’origine; contrairement à la France, les théâtres de Pologne et de nombreux pays de l’Est, gardent en effet les spectacles de nombreuses années à leur répertoire. C’est le cas du Faust, joué depuis 2007 et de Gullivers’s Travels, créé en 2012, par Silviu Purcărete.

 

Gulliver’s Travels , d’après Jonathan Swift, mise en scène de Silviu Purcărete.

Des variations autour du roman polémique de Swift.. Le spectacle s’ouvre comme un grand livre d’images écrit par un vieil homme et feuilleté par un petit garçon. Fidèle à la satire de son auteur, il stigmatise la dévoration des individus les uns par les autres, la compétition infernale où prime la raison du plus fort, la répression et la cruauté des puissants. D’admirables comédiens donnent vie à des personnages robotisés, voire réduits à des marionnettes dans une magnifique scénographie et avec un travail choral exceptionnel, qui peut paraître un peu systématique mais qui constitue la marque de fabrique du metteur en scène. Le spectacle a beaucoup tourné en Europe, mais n’a pas été programmé en France. On le regrette.

Le Sorelle Macaluso , texte et mise en scène d’Emma Dante.

Pas facile d’apprécier un spectacle en italien sur-titré en roumain (les autres représentations en langue originale, le sont en roumain mais aussi en anglais). La pièce paraît bien bavarde et le jeu des actrices, caricatural et grimaçant. Les sœurs Macluso dansent un drame familial mais leurs gestes sont outrés, souvent patauds. Ceux qui ont suivi le travail de la metteuse en scène de Palerme, invitée et récompensée par tous les grands festivals européens, pourront la retrouver bientôt.

Festival d’Avignon.T : 04 90 14 14 60) et au Théâtre du Rond-Point du 24 au 25 janvier 2015

 Oedipe d’après Oedipe roi et Oedipe à Colone de Sophocle, mise en scène de Silviu Purcărete.

OIDIP©Sebastian_Marcovici06052014_(17)Première mondiale pour cette création qui fait appel à la troupe permanente du Théâtre national de Sibiu comme les autres spectacles du metteur en scène roumain présentés ici. On y retrouve la talentueuse Ofelia Popii, qui joue notamment Antigone. Elle paraît moins inventive que dans le rôle de Méphisto ou que dans Gulliver’s Travel, tout comme le reste de la distribution. Le spectacle n’a-t-il pas encore trouvé son rythme? La pièce réduite à une heure trente,  avec des raccourcis simplificateurs, au détriment de l’intrigue riche en rebondissements, se concentre sur le personnage d’Oedipe. La pièce commence devant les murs de Colone, où lui et ses filles sont rejetés par la population. Puis  il y a un retour en arrière à Thèbes ; le héros y découvre l’horreur de ses crimes, avant de revenir à Colone, où le roi maudit de la dynastie des Labdacides mourra en apothéose.
La mise en scène recourt à l’anachronisme, en situant les scènes intimes vers 1960, montrant la décadence des grands de ce monde. Mais le calvaire d’Oedipe se déroule dans un paysage abstrait et hors du temps. Les mouvements du chœur, où excelle pourtant Purcărete, contraints ici par une scénographie rigide perdent de leur ampleur. Constantin Chiriac, dans le rôle-titre, interprète un Oedipe terrien et sanguin, exprimant avec rage sa douleur et sa révolte. On souhaite que la pièce trouve son rythme mais on reste encore sur sa faim, malgré la magnifique image qui clôt le spectacle : Oedipe, en contre-jour, au lointain, traînant une charrette de bois mort : une âme en peine.

En marge des spectacles:

A Sibiu, on peut aussi assister à des lectures de pièces traduites en roumain et éditées en version bilingue par le festival, avec le concours de l’Université de Sibiu. Comme Ciel de Wajdi Mouawad (Québec), La Maison de la force d’Angelica Liddell, (Espagne), Pulvérisés d’Alexandra Badéa (France). 54’5’ Nord, 10’54’ Ost d’Alex Adam (Allemagne), Jérusalem de Jez Butterworh (Grande-Bretagne), Lovely Head de Neil LaBute,( (Etas-Unis) Genannt Gospodin de Philipp Löhle (Allemagne), Foreign Bodies de Julia Holewiinska (Pologne). Ces lectures en  roumain s’adressent aux nombreux professionnels et étudiants présents à ce festival.
Avec sa base-arrière que constitue le Théâtre national, le festival a aussi créé à Sibiu une école de théâtre. Ce qui lui permet de mener une politique d’échanges avec d’autres instituts  théâtraux et d’accueillir leurs spectacles, comme ceux de la Pace University of Performing Art de New York ou de la Central Academy of Drama de Chine, d’écoles de Serbie,  Canada, Croatie, Bulgarie, Royaume Uni et Roumanie.
Dans le cadre d’une bourse des spectacles, (en fait moins un marché qu’un lieu d’échanges), sont organisées des rencontres avec des metteurs en scène ou des dramaturges
invités, entre autres, Kristyan Lupa, Pipo Delbono, Peter Stein, Wajdi Mouawad, Lev Dodine.
Des directeurs de festival viennent aussi présenter leur travail : Maria Szilagyi, la fondatrice du Drama Festival de Budapest,  en pleine expansion depuis 1997, a expliqué qu’il a été privé de ses subsides par le gouvernement Orbán qui conteste son caractère cosmopolite.
Les difficultés financières des Francophonies de Limoges, qu’a évoquées leur directrice Marie-Agnès Sevestre, sont préoccupantes mais paraissent relatives quand le Festival de Nitra, le plus important de Slovaquie,  doit fonctionner avec seulement quatre permanents et recourir à des centaines de bénévoles comme, pour la plupart des responsables artistiques…
Sous le soleil de juin, Sibiu en effervescence, avec du théâtre de rue à profusion, des fanfares, des concerts rappelle Avignon, mais Constantin Chiriac ne veut pas entacher sa programmation d’un off ouvert à la médiocrité: “Le public,  subit une agression constante de la laideur du sous-produit culturel et, si un festival d’une réputation extraordinaire mettait en valeur plus de 70% de spectacles médiocres, cela reviendrait à assumer la responsabilité d’une exigence moindre du public. »

Mireille Davidovici

 

Entretien avec Constantin Chiriac.


DecernareCSebastian-Marcovici017-199x300-En France, on connaît peu le Festival international de Sibiu et c’est dommage. Nous ne  soupçonnions pas l’importance et la qualité de sa programmation: spectacles, lectures, rencontres, conférences, ateliers, bourse des spectacles, édition… Et il attire aussi  nombre de professionnels. Pour vous, les journalistes sont moins importants que les penseurs et philosophes du théâtre. Vous préférez qu’on approfondisse les questions  posées par le théâtre, plutôt que la chronique des spectacles. Ils  contribuent pourtant à mieux faire connaître votre festival, non ?

C. C. -Aujourd’hui, il n’y a pas de formation spécifique à la critique théâtrale. Les journaux, presque tous électroniques,  manifestent peu d’intérêt pour la culture, et encore moins pour des articles de fond ou impliquant une analyse des  créations et un suivi des artistes. Nous sommes implantés dans la ville, et, en accord avec nos spectateurs, nous avons besoin de philosophes, de grands écrivains disponibles pour améliorer l’éducation du public.

-La direction d’un théâtre national, et celle d’un festival, comment faites-vous pour mener tout cela de front, en jouant en plus ?

C. C. – Je ne dors souvent pas plus de quatre heures par nuit, et deux heures pendant le festival. J’ai mis au point des exercices spéciaux qui unissent la puissance de mon corps, de mon âme, de ma tête, en développant l’énergie intérieure. Un exercice qui dure une heure et demi et qui donne de la force au corps, que j’ai inventé en voyageant dans cent quarante quatre pays…
Et je délègue des responsabilités à des gens jeunes et très compétents dans leur domaine et parlant deux ou trois langues. Le responsable de la promotion va être nommé directeur d’un autre théâtre et j’en suis content, parce que c’est mon élève. Quand j’ai dû le remplacer, j’ai eu trois cent cinquante candidatures, venues de Roumanie mais aussi de France, d’Angleterre, et même du Japon et des Etats-Unis! C’est ça, la visibilité du festival !
J’essaye de bâtir l’avenir…avec l’école de théâtre ( soixante-dix étudiants), celle de management culturel (soixante étudiants), la bourse des spectacles, la plate-forme de doctorat. Et, en liaison avec Paris III/Sorbonne Nouvelle. Ici, Catherine Nogrette dirige en effet des doctorats comme Georges Banu qui est aussi consultant et professeur chez nous.
Le Théâtre national de Sibiu a 96 spectacles à son répertoire,  avec quatre cent représentations par an.  Grâce à leur qualité, il y a 100 % de billets vendus.
Nous avons soixante-huit comédiens permanents dont un Japonais, deux Autrichiens, quatre Allemands, un Suisse et un Luxembourgeois: un très bon dialogue entre les cultures…Le Théâtre national n’accepte pas toutes les invitations (une centaine par an), mais tous les deux ans, nous allons à Edimbourg et, cette année, nous irons à Avignon dans le in. Nous avons des dizaines de projets avec des théâtres d’Oslo,Tokyo, New-York, Stuttgart…

- Comment est financé le festival ?

C. C. – La collectivité nous donne une aide incroyable et tous les habitants de Sibiu sont fiers d’avoir un festival qui accueille 87.000 spectateurs par jour et il y a presque mille bénévoles. Il n’existe aucun autre festival avec autant de public et des spectacles dans plus de soixante lieux, toujours pleins .
C’est le meilleur exemple, et pas seulement en Roumanie, mais dans le monde, d’une communauté qui, grâce à un projet culturel, réussit à être réhabilitée,  en terme d’emplois, construction immobilière, tourisme et enseignement.
Sibiu consacre en effet 12 % de son budget à la Culture  ce qu’aucune autre ville au monde ne fait… Nous recevons 20% d’argent public. Le reste vient de projets bilatéraux, du soutien d’autres gouvernements, de coproductions avec d’autres centres culturels et d’importants  mécénats.

 - On trouve ici une grande diversité de styles et disciplines. Quelle est votre votre politique de programmation?

C. C. – La qualité est importante et notre philosophie est la même que celle de Jean Vilar. Quand il a commencé, il disait : «Notre pays a besoin d’un festival populaire, pas populiste. » Il faut maintenir un haut niveau accessible à tous et, en même temps, satisfaisant pour les intellectuels. Nous avons besoin, nous aussi, de bons spectacles d’art avec des classiques comme ceux de Kristian Lupa et de performances plus expérimentales: celles de Pipo Delbono ou d’Angelica Liddell. Mais il y a aussi du flamenco, du cirque, de la danse contemporaine, des événements pluridisciplinaires, lectures,  conférences, et ateliers… Et notre festival est aussi un des rares à publier des livres.
60 à 70 % des spectacles ont lieu en plein air, sur des grandes ou petites places, dans des coins, des églises et underground…Si nous offrons de l’émotion à un public qui n’a pas la culture, le langage et qui ne va pas au théâtre, peut-être y aura-t-il un miracle… Et dans deux ans, ces gens achèteront peut-être des billets.

 - Comment choisissez-vous vos spectacles?

C. C. – Nous recevons 10.000 à 15.000 propositions par an. C’est de la folie mais j’ai des collaborateurs qui répondent à tout le monde. J’ai aussi des amis dans 144 pays à qui je pose des questions et je trouve les réponses. Ainsi, je développe et j’apprends toujours des choses nouvelles. J’essaye de transmettre de mon expérience mais impossible de copier ce que je fais. Chacun de nous est unique.
Nous appartenons aussi au réseau des grands festivals dont  nous faisons venir des spectacles. Et il y a ici des programmateurs de tous les pays. J’ai déjà des contrats conclus pour 2019 et 80 % sont déjà signés pour 2015 et 60% pour 2016. Pour inviter Stein, Brook, Dodine, Dante, Mouawad, il faut s’y prendre à l’avance…
Je travaille avec des consultants dans chaque pays (une dizaine en France)  et parfois, je fais venir  des spectacles encore peu connus hors de la Russie, comme ceux de Lev Dodine. Il y a de grands problèmes à l’Est de l’Europe, à cause de la guerre en Ukraine. Et j’ai invité Lev Dodine, pour montrer qu’on n’a pas besoin d’un nouveau rideau de fer. J’ai aussi réuni, pour une conférence, l’un des meilleurs critiques de Russie et un autre d’Ukraine. Les artistes doivent voyager et j’ai donc écrit aussi un livre sur les nouvelles techniques en Europe de l’Est.
Nous sommes les enfants du dimanche et il nous faut faire la démonstration, face à de stupides politiciens, qu’il y a toujours une possibilité de dialogue. Pas la guerre.”

 Mireille Davidovici

 

 

 

 

 

 

 

Le Rêve d’un homme ridicule

 Adolescence et territoire(s) :

Le Rêve d’un homme ridicule, de Fiodor Dostoïevski, traduction d’André Markowicz, mise en scène de Jean Bellorini.

_DSC2808_p1« Je suis un homme ridicule. Maintenant, ils disent que je suis fou. Ce serait une promotion, s’ils ne me trouvaient pas toujours aussi ridicule. Mais maintenant je ne me fâche plus, maintenant, je les aime tous, et même quand ils se moquent de moi –c’est surtout là, peut-être, que je les aime le plus. »
Incompris, idéaliste, pressé de refaire le monde, le narrateur-personnage du
Rêve d’un homme ridicule se destine à une mort choisie, quand la rencontre fortuite avec une petite fille chagrinée le détourne de son projet macabre.

Revenu chez lui, cet insomniaque tombe, étrangement, dans un profond sommeil, et un voyage onirique le conduit vers un monde alternatif et utopique, une planète imaginaire où règne le bonheur et la bonté d’âme, Éden bientôt corrompu…Il se réveille, fort de la conviction qu’on peut lutter contre le Mal, que le Paradis est accessible, ici et maintenant. Ce constat transcende tous les ridicules, même si l’homme en question provoque encore le rire et les moqueries, qui font de lui une éternelle victime expiatoire.
Jean Bellorini a eu l’intuition que ce fou, issu du
Rêve d’un homme ridicule (1877), aimait à se distinguer : « Je me moquerais bien avec eux, pas de moi-même, non, mais en les aimant, si je n’étais pas si triste quand je les vois. Si triste, parce qu’ils ne connaissent pas la vérité, et, moi, je connais la vérité ! Mais, ça, ils ne le comprendront pas », dit-il.
Et ce rêveur, qui regarde le monde depuis des hauteurs toutes relatives, correspond parfaitement à chacun des vingt-et-unjeunes comédiens amateurs d’Asnières, Clichy, Paris, Saint-Denis, Saint-Ouen, que le nouveau directeur du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis a mis en scène.
Qui est ce fou? L’acteur qui raconte son aventure ? Ou simplement le metteur en scène, ou bien le spectateur? Ces jeunes gens, qui sont en train de passer de l’enfance à l’âge adulte, diffusent la flamme d’une parole critique avec une voix claire, aisée et agile. Ils dessinent romantiquement les mouvements d’une danse ample et gracieuse où ils s’échangent rôles et personnages, s’enfonçant dans un fauteuil, allongés sur un lit d’hôpital ou s’imposant au monde sur un trône élevé en majesté.
Nuit obscure, lampes jaunes et tremblantes qui descendent à vue des cintres, telles des étoiles filantes sur le noir du firmament, la vie qui va et vient capte les regards. Bellorini sait organiser des mouvements de foule, et la belle assemblée des acteurs forme un chœur habillé de couleurs acidulées. Ces jeunes gens insufflent du goût, de la vigueur et de la fraîcheur à leurs paroles. Ils ont conviction et foi en la vie.
Quand la lumière s’attarde sur l’un d’eux, son visage rayonnant donne à la scène toute la promesse du jeu qui l’habite, frêle et solide à la fois. On les sent pressés d’en découdre avec un monde qu’ils pressentent tyrannique et passionnant; ils attendent l’existence, instinctivement instruits des vagues de vie qui déferlent sur leur être en devenir.

Véronique Hotte

Ateliers Berthier, Odéon-Théâtre de l’Europe, le 14 juin.

Le Vice-Consul

photo de répétition

photo de répétition

 Le Vice-Consul, texte-théâtre-film, atelier-spectacle du groupe 41 de l’Ecole du Théâtre National de Strasbourg ,dirigé par Eric Vigner.

 

  Eric Vigner avait rencontré Marguerite Duras en 1993 à l’issue d’un atelier-spectacle, à partir de La Pluie d’été, qu’il avait réalisé avec les élèves du Conservatoire National. L’œuvre de l’écrivain depuis lors n’a cessé de l’accompagner : « Duras m’a donné le vocabulaire et les fondamentaux du théâtre que je désire faire : faire entendre au théâtre quelque chose de la littérature. »
Et en cette année centenaire de la naissance de l’écrivaine, c’est à nouveau dans le cadre d’un atelier avec des élèves/acteurs sortants qu’il poursuit l’exploration de son œuvre, avec Le Vice-Consul, cette fois du côté de l’Inde, .
Ce roman fait partie du cycle indien de Duras, avec La Femme du Gange, India Song et Son Nom de Venise dans Calcutta désert. »
Durant deux heures, ces jeunes acteurs nous emmènent avec fougue et sensibilité,vers une écoute dramatique et poétique du Vice-Consul. Scénographie, costumes, montage des textes sont travaillés avec esprit, et avec  humour ou/et  romantisme.

Les déclarations, les fragments de conversation de l’auteur, les moments musicaux, choisis avec perspicacité se logent, tout en souplesse et théâtralité dans cette mise en scène, et renforcent la tension dramatique et la violence sobre, comme retenue, magnifique de cette écriture poétique et politique. Cette tension mystérieuse, unique et érotique dans sa musicalité, à travers ses silences et dans son phrasé, vient, et avant tout, de la langue de Duras, si particulière, dont les élèves s’emparent joyeusement sous la direction exigeante et complice de leur metteur en scène.
Nous sommes, dès le début, et pendant la plus longue partie du spectacle, comme traversés par cette écriture singulière, parfois étrange et énigmatique dans sa forme. En effet, il s’agit là d’un roman et, se lancer avec une telle œuvre est pour ces élèves/acteurs un véritable défi, qu’ils relèvent facilement! Bravo…Accompagnés par l’intelligence poétique d’Eric Vigner qui est metteur en scène  mais aussi un artiste/explorateur de la littérature, et un musicien de l’écriture.
Allez entendre et voir Le Vice-consul. C’est à Aubervilliers mais vous partirez en voyage, loin, très loin, et avec Duras.

Elisabeth Naud

Théâtre de la Commune-CDN d’Auberviliers. T: 01 48 33 16 16 jusqu’au 19 juin

Comme possible

 Adolescence et territoire(s) :

 

Comme possible, mise en scène de Didier Ruiz

 

2013 comme possible - Photo Emilia Stéfani-Law 5Quatorze adolescents de Clichy, Saint-Ouen et Paris 17ième, issus pour la plupart de ce qu’on appelle la diversité, se sont lancés l’an dernier sur un plateau de théâtre – les Ateliers Berthier-Odéon-Théâtre de l’Europe. C’est Didier Ruiz qui les y avait dirigés, en sachant être au plus près de leur présence.
Ils reviennent en 2014 sur ce même plateau, plus graves peut-être, car plus mûrs.

Ce sont ces mêmes jeunes existences en herbe, incertaines et fragiles, boutons de printemps confrontés déjà et sans être jamais abîmés, aux violences quotidiennes d’une société où les dits Français et Blancs restent sourdement dominateurs moraux…
Ces jeunes gens, même s’ils ressentent la brutalité cassante et humiliante des rapports sociaux, n’en restent évidemment pas à ce constat réducteur, heureusement mis à mal par une société nouvelle qui s’ouvre et s’enrichit de toutes les différences. Le brassage des populations est irréversible : c’est un beau combat contre la sclérose sociale, l’incapacité d’un pays ou d’une population à évoluer et à s’adapter aux situations nouvelles par manque de dynamisme, repliement sur soi, vieillissement, et peur de l’autre.
Tous, filles ou garçons, petits ou grands, minces ou ronds, égrènent leurs origines diverses, algériennes, marocaines, tunisiennes, maliennes, comoriennes. Mais très peu disent qu’ils sont français, par respect peut-être pour leurs origines et dans le refus symbolique de trahir leurs parents; l’un d’eux choisit même de se dire seulement Africain… sans même évoquer son pays.
Ils sont tous là, conscients de leur corps et de leur être, face au public qu’ils regardent à la fois avec timidité et assurance, assis sagement sur une rangée de chaises, puis se levant à tour de rôle, ou se lançant chacun ou collectivement, sur une musique, dans une danse effrénée qui libère leur énergie. Et ce temps de mobilité du corps est plein de grâce.
Un jeune évoque son engagement politique pour, dit-il, améliorer les relations humaines. Et on entend les aveux intimes de certains et qui leur font mal, tant ils exigent d’efforts sur soi. Ils auraient sans doute pu ne pas être offerts à un public. Cela mis à part, grâce à Didier Ruiz, le travail de ces jeunes qui ont peu de temps derrière eux mais beaucoup devant eux est attachant: « ils ont des centaines d’années comme tout le monde », écrivait Marguerite Duras.
Ils nous ressemblent tous… à moins que ce ne soit nous qui leur ressemblions.

 

Véronique Hotte

 

Ateliers Berthier – Odéon-théâtre de l’Europe, le 14 juin.

 

 

Le Couronnement de Poppée

Le Couronnement de Poppée, opéra en un prologue et trois actes, musique de Claudio Monteverdi, Francesco Cavalli, Francesco Sacrati, Francesco Manelli et Benedetto Ferrari, livret de Giovanni Francesco Busenello, direction musicale de Rinaldo Alessandrini, mise en scène de Robert Wilson.

  PHOafb74caa-ed97-11e3-8086-7c7d593c4ebe-805x453C’est un opéra que le grand Klaus-Michael Grüber et Marc Minkoswski  avaient monté en 99 au Festival d’Aix-en-Provence. Opéra des plus intéressants, puisque le livret intelligent avec de formidables dialogues bien écrits par Busenello, traite de faits historiques et non mythologiques comme c’était la règle à l’époque. C’est l’histoire d’un tsunami de passions amoureuses croisées.
Othon, le bel amant de Poppée comprend vite qu’elle fait aussi l’amour avec l’empereur Néron. Son épouse Octavie, elle est accablée par la jalousie; Arnalta, sa vieille nounou,  lui conseille cyniquement, en femme experte, de se trouver  un amant et  le philosophe Sénèque essaye de la consoler mais de façon assez maladroite.   Là dessus, la déesse Athéna prédit à Sénèque une mort prochaine, lequel reçoit la visite de Néron qui lui confie son projet de répudier Octavie pour épouser Poppée.  Mais Sénèque le met en garde, ce qui provoque la colère de  l’empereur qui donne l’ordre de faire mourir le philosophe… De son côté, (vous suivez toujours?),  Othon reproche son attitude à Poppée qui lui déclare cyniquement qu’il n’ a pas su se faire aimer et Othon, dont la belle et jeune Drusilla est toujours amoureuse, veut faire tuer Poppée.
Un envoyé de Néron annonce à Sénèque l’ordre impérial de se donner la mort, ce qui lui semble indifférent: comme il le dit à ses amis, la mort est une délivrance. Néron est enfin heureux, et Othon accepte d’avoir perdu Poppée mais Octavie rappelle à Othon qu’il l’a humiliée en la laissant tomber pour Poppée et lui demande de la tuer, sinon elle le menace de tout révéler à Néron.
Othon obéit et s’approchera de Poppée habillée en femme. Quant à Drusilla, la rivale de Poppée, elle est toute heureuse d’avoir retrouvé Othon  à qui elle prêtera ses vêtements… Mais encore amoureux, il renonce à son crime. Drusilla, elle, pour avoir aidé Othon,  est condamnée à mort sous la torture par Néron. Othon  s’accusera alors pour la sauver…
Néron touché par cette générosité, sauve alors Drusilla, en l’envoyant en exil avec Othon. Néron pourra donc enfin vivre avec sa Poppée chérie, Octavie quittera Rome, et Arnalta la vieille nounou, d’esclave, deviendra grande dame. Bref, l’amour, l’ambition et le cynisme sur fond de sexe et de passion amoureuse, font bon ménage; ce n’est sans doute pas très moral mais les bons scénarios ne sont jamais très moraux…
Côté mise en scène, c’est toujours la même grande virtuosité. Bob Wilson a une passion pour l’opéra (Phill Glass bien sûr mais aussi Mozart, Wagner, Puccini, Debussy qu’il a souvent montés, et dont il n’a cessé de se rapprocher depuis son mythique Regard du sourd, et il possède une maîtrise absolue du plateau.  Et quant à  la direction de jeu des chanteurs, Bob Wilson sait rendre le moindre geste précis et efficace. Sa mise en scène, loin, comme d’habitude, de tout réalisme et de toute psychologie, possède une incomparable unité.
Visiblement influencé par le théâtre nô japonais, le jeu très gestuel, avec parfois des déhanchements étonnants, est, le plus souvent, face public, dans le hiératisme d’une lenteur revendiquée et où la musique, comme le chant, caractérisent chacun des personnages.
La distribution sur le plan du jeu est de bonne tenue, même si Néron (Jeremy Ovenden) et Poppée (Karine Deshayes semblent un peu effacés. Côté scénographie, on retrouve nombre d’éléments qui appartiennent à la syntaxe du maître depuis des décennies comme, par exemple, cet arbre déraciné pendu depuis les cintres, que l’on avait déjà vu dans La Lettre à la reine Victoria, ou ces trois étroites portes, dans plusieurs autres de ses spectacles. Ou encore ces visages au maquillage blanc, et la bouche, les yeux et les sourcils dessinés en noir, comme souvent chez Bob Wilson…
Et il y a toujours ces lumières virtuoses, le plus souvent pastel, qui se transforment en un clin d’œil, notamment en fond de scène, ce qui est un peu devenu la signature  de Wilson. Et les costumes  d’inspiration Renaissance avec de magnifiques robes longues en soie, des fraises en gaze et dentelle très raides, et des pourpoints noirs serrés à la taille, sont d’une grande beauté!
Côté musique, l’orchestre de cordes n’a pas une relation des plus formidables avec les chanteurs, comme s’il était un peu coupé de la scène, d’autant plus qu’il y a une série de tubes fluo éblouissants, très blancs, au bas du rideau de scène. qui accentuent visuellement cette coupure.
Et l’emprise esthétique du vocabulaire wilsonien est telle que l’on ne sent pas beaucoup l’intensité dramatique du thème traité par Busenello; n’importe, tout est d’une telle qualité picturale et vocale qu’on a un autre type d’émotion. Et on a l’impression de partager un moment exceptionnel, même si on  aimerait bien que le public soit plus jeune! C’est vraiment dommage mais, au prix des places correctes (environ 50 à 70 €), il ne faut pas rêver…

Philippe du Vignal

 

Opéra Garnier, jusqu’au 20 juin. T: 08 92 89 90 90.

On peut écouter les versions: la plus ancienne, celle de Nikolaus Harnoncourt éditée en DVD  (1979) par Deutsche Grammophon en 2006 et en CD, celle de René Jacobs (Harmonia Mundi ( 1990) et celle de John Eliot Gardiner (1993)

 

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