Une réforme qui ne passe pas…
Les festivals de cet été sont maintenant tous menacés à un degré ou à un autre: le statut même des intermittents du spectacle est en question, et les spectacles ne peuvent absolument pas fonctionner sans eux. S’il était vidé de son contenu ou à peu près, comme le voudrait le Medef, il n’aurait plus aucun sens. Les artistes et techniciens qui travaillent sous le régime de l’intermittence ont été patients mais sont bien décidés cette fois à ne pas se laisser faire! Bien entendu, l’équipe du Théâtre du Blog soutient leurs revendications qui sont loin d’être déraisonnables.
L’histoire bégaie et la situation d’aujourd’hui rappelle celle de 2003, quand le gouvernement Raffarin avait laissé passer sans frémir une réforme qui rendait plus difficile l’accès au statut d’intermittent: un rapide retour de boomerang n’avait pas traîné: pour la première fois, le festival d’Avignon avait été annulé pour cause de grève, puis ceux d’Aix, La Rochelle, Rennes, etc…
Depuis, manie bien française, les Ministères de la Culture successifs, de droite comme de gauche, ont laissé pourrir la situation, ce qui, c’est bien connu, est la meilleure façon de résoudre les problèmes! On nommait autrefois une commission, façon polie d’enterrer les choses; maintenant on met en place une « cellule de réflexion », ou on confie une mission… en espérant souvent que tout se perde au plus vite dans les sables chauds de l’été.
Jean-Marc Ayrault n’avait pas réussi à prendre les indispensables mesures pour résoudre une crise qui couvait depuis de longs mois. Manuel Vals, lui, au moins, a vite perçu l’ampleur possible des dégâts à venir, notamment économiques pour une ville comme Avignon, et a confié au député socialiste Jean-Patrick Gille une mission sur l’assurance-chômage des artistes et des techniciens du spectacle, à charge pour lui de faire des propositions.
Mais depuis, la machine s’est emballée, Le Printemps des comédiens à Montpellier a vu déjà plusieurs de ses spectacles annulés pour cause de grève; Olivier Py, nouveau directeur du festival d’Avignon, Paul Rondin son secrétaire général avouent leur angoisse, et, avec la nouvelle maire de la Cité des Papes, Cécile Helle, ont reçu des représentants des intermittents, et sont en contact avec Manuel Vals. D’autres élus comme Martine Aubry, commencent à durcir le ton…
Et hier, c’est la direction du festival off d’Avignon qui mettait les points sur les i: elle soutient le mouvement, mais précise bien que les compagnies qui ont prévu de venir, ne pourront pas y renoncer, compte-tenu des budgets engagés et des conséquences sur leur travail futur, qu’occasionnerait l’annulation de leur spectacle en juillet.
Le in et le off est un vieux couple façon « jamais avec toi jamais sans toi », et on voit mal comment l’un des partenaires pourrait fonctionner sans l’autre, même si, en 2003, le off a continué en l’absence du in; mais le public comme les professionnels y seraient forcément beaucoup moins nombreux…
Jean-Patrick Gille, rapporteur en 2013 de la mission parlementaire sur les conditions d’emploi dans les métiers artistiques, a donc pour mission de dialoguer avec les parties concernées, et de remettre ses propositions au gouvernement sous quinze jours »… Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre mais la tâche semble bien ardue, et personne ne semble croire à la possibilité d’une solution rapide.
Il y a deux ans, la Cour des comptes n’avait pas mâché ses mots et stigmatisait le milliard d’euros par an de déficit permanent qui plomberait, selon elle, le régime des intermittents puisqu’il n’y avait eu que 232 millions d’euros de cotisations en 2010. Tous les calculs ont montré, et depuis un bon moment, que ce n’était pas les bons chiffres et Jean-Patrick Gille, qui connaît très bien ce dossier complexe, a déjà annoncé la couleur: » L’évaluation de son déficit à 1 milliard d’euros relève d’une approche strictement comptable. Si celle-ci n’est pas en soi contestable, elle ne peut suffire à guider la décision. Il est, somme toute, naturel qu’un dispositif d’assurance couvrant un risque particulièrement élevé pour une catégorie de la population — en l’occurrence le risque de chômage pour les intermittents du spectacle — soit déficitaire, au plan comptable, à la seule échelle de cette population ».
Et Michel Sapin, ministre des Finances, en a ajouté une louche en remettant sévèrement d’équerre les gens de la Cour des comptes…. Quant à François Rebsamen, le nouveau ministre du travail, et Aurélie Filipetti, ministre de la Culture, sont eux en service commandé, et font dans le rétropédalage: «Le gouvernement n’a pas le projet de remettre en cause le régime des intermittents.» Bref, la situation, à quelques semaines du début du festival d’Avignon, est loin d’être brillante…
Mais il n’y a pour le moment du moins, aucun échappatoire possible. Déjà, 2012, en effet (et personne ne l’a oublié!) le candidat Hollande, avait bien souligné « l’utilité de ce statut pour les bénéficiaires, mais aussi pour les employeurs qui ne pourraient pas vivre sans. Ce qui est contesté par un certain nombre de partenaires sociaux, c’est qu’il repose essentiellement sur les cotisations chômage. Il faut donc peut-être aller vers un financement plus diversifié.»
Reste à savoir comment, mis au pied du mur, le gouvernement va pouvoir procéder, sous la pression évidente mais jamais avouée du Medef, pour trouver une solution, avec le moins de casse possible. Les intermittents, (un peu plus de 300.000 personnes en France, c’est à dire beaucoup plus qu’il y a une vingtaine d’années) constituent un poids électoral non négligeable, et sont plutôt bien vus par la population.
Exaspérés, et pour la grande majorité d’entre eux, peu friqués, ils n’ont plus grand chose à perdre, sinon leurs salaires de juin et juillet, et veulent obtenir du gouvernement qu’il ne signe pas cette réforme qui doit être réexaminée, le 18 juin, par le Conseil national de l’emploi. Et on les comprend! Ils ont appris, depuis plus de dix ans que l’affaire a commencé, à faire entendre leur voix, et cette fois, c’est bien clair, ils ne lâcheront rien.
Comme l’explique clairement Sébastien Chaigneau, délégué régional SYNPTAC/CGT Midi-Pyrénées: » Notre syndicat refuse cet agrément et appelle à la grève qui a déjà lieu sous différentes formes: blocage de scènes, annulation de certains spectacles, entrée gratuite du public comme au festival Rio Loco de Toulouse dont la mairie semble maintenant vouloir récupérer 75.000 € de billetterie!
Et cela a un effet domino à Toulouse, puisque plusieurs théâtres dont le Théâtre du Pavé, se sont mis en grève. En fait, d’autres grands et petits festivals sont très menacés, ainsi celui d’Aix-en-Provence dont le personnel menace aussi de faire grève. Quant à celui d’Avignon, s’il n’y a pas d’accord, c’est bien clair: Olivier Py l’a redit: les spectacles ne seront pas joués et cela entraînera une grave perte financière pour la ville. En fait, comme vous le dites, c’est tout le système (qui date de 1945), qui est à revoir. Mais le gouvernement a grand peur que le Medef ne se retire de l’Unedic: c’est aussi et surtout une question de gros sous ».
Déjà, une trentaine d’intermittents ont occupé l’Opéra-Bastille, avant une représentation de La Traviata. Et Aurélie Filipetti a dû s’entretenir à Guise avec quelques d’entre eux absolument nus. Et David Bobee, nouveau directeur du Centre Dramatique de Rouen, qui monte Lucrèce Borgia aux Nuits de Grignan (Drôme) est précis: « Nous avons, à l’issue d’une assemblée générale qui s’est tenue le 11 juin, décidé de déposer un préavis de grève reconductible pour la soirée du 26 juin, jour de la première. La motion a été votée à l’unanimité (moins deux abstentions) par les équipes artistiques, administratives et techniques ».
Bref, tout le monde s’y met, et cela tangue sérieusement, et, en particulier dans les états majors des partis politiques. Jack Lang, ex-ministre de la Culture, a hier publiquement affirmé son soutien à François Rebsamen et à Manuel Vals pour trouver une solution… Mais cela ne mange pas de pain.
Plus grave: le SYNDEAC, qui regroupe nombre de structures du spectacle vivant, est, lui, encore plus virulent: « Nous attendons d’un gouvernement de gauche autre chose que des Assises dilatoires et la promesse d’une caisse de bienfaisance. Et nous attendons toujours d’un gouvernement de gauche les preuves d’une ambition pour la culture. Agréer la convention en l’état relèverait d’une provocation au regard de la situation sociale de notre pays et de son niveau de chômage. Ce serait une erreur, voire une faute, à la veille des festivals d’été qui font le rayonnement international de notre pays : déjà le Printemps des comédiens de Montpellier est stoppé dans son envol… et demain? Il serait sage d’entendre enfin la juste colère des artistes, des techniciens, des professionnels de la culture. Il serait sage d’entendre aussi les inquiétudes que près de cent parlementaires et élus locaux ont adressées par courrier au ministre du Travail pour lui demander de ne pas signer ce texte ».
Quant aux experts de la Direction Régionale des Affaires Culturelles d’Ile-de-France, ils ont refusé de siéger à la commission de juin! Ces experts bénévoles (directeurs de théâtre, critiques, comédiens ou metteurs en scène, etc…) sont des gens de terrain qui connaissent très bien la situation des compagnies. Et ils sont lucides : « En raison de la menace qui pèse sur la création artistique et les emplois culturels, nous demandons que l’accord UNEDIC, signé par des partenaires sociaux le 22 mars dernier, ne soit pas agréé ».
« Nous nous joignons au mouvement de mobilisation déclenché par les intermittents et les précaires; nous demandons la réouverture des négociations sur la base des propositions du comité de suivi. Lequel comité, composé de parlementaires de différentes sensibilités et de partenaires sociaux du secteur, travaillant depuis plus de dix ans, a fait des propositions pertinentes, justes, adaptées et plus économiques pour la renégociation des annexes 8 et 10 dans le cadre de l’ensemble des négociations sur l’assurance chômage. La destruction progressive du régime des intermittents accélère la déchirure du tissu culturel français ».
En fait, c’est tout un système qui est menacé d’implosion et qui doit être revu d’urgence. Et le Ministère de la Culture ni les autres ministères concernés n’en feront l’économie. Mais il y a un véritable problème que personne n’ose évoquer: les politiques culturelles, déjà amorcées par la gauche au temps de Jack Lang, ont eu pour effet, à un moment où le pays n’a plus du tout les même marges de manœuvre financières, d’augmenter le nombre de professionnels du spectacle vivant un peu plus de 300.000 en 2010.
Grande est la précarité de l’emploi dans ce domaine, et y a eu sans doute quelques abus évidents sur l’assurance-chômage, mais le véritable scandale qui a souvent été dénoncé par les syndicats, ce sont ces faux CDI déguisés en cachets d’intermittent dans nombre de grosses boîtes de production audio-visuelle, y compris Radio-France! Ce que M. Gattaz, nouveau patron du Medef, feint d’ignorer.
Depuis, le ménage ait été un peu fait mais règne encore une grande tolérance … En fait, la réalité du système dans le spectacle vivant est plus complexe, jamais dite mais bien réelle: oui, il y a eu de petites entorses à la loi, y compris dans quelques centres dramatiques nationaux, où on a arrangé des fiches de paye pour qu’un comédien puisse toucher l’allocation-chômage… Rien de grave, au regard des énormes tricheries des boîtes de production privées rappelées plus haut…
Mais en réalité dans le domaine du spectacle vivant, tout se passe avec une comptabilité, disons souterraine, ce que le Ministère de la Culture sait bien: les répétitions et le travail technique en amont d’un spectacle sont en effet très souvent, peu, voire non payés! Ne soyons pas dupes: l’assurance-chômage des intermittents joue donc un rôle capital et ressemble donc à une subvention déguisée, puisque comédiens et techniciens ne perçoivent alors aucun salaire, ce qui arrange bien aussi le Ministère de la Culture, incapable de répondre via les D.R.A.C. à des demandes en constante augmentation.
Et si le gouvernement laissait prendre la grave décision de vider de son contenu le régime actuel, surtout dans ses annexes 8 et 10, il y aurait moins d’intermittents, donc moins de spectacles, puisqu’ils sont financés en partie par cette économie souterraine, et donc nombre de villes de festival pas forcément riches comme Avignon, en subiraient le contre-coup.
Cet accord a été signé en fait sur le dos de la classe moyenne des intermittents par F.O., la CFDT et le Medef. En conservant le plus gros des dispositions de 2003, et en les durcissant: cumul entre salaire et indemnités chômage plafonné, cotisations sociales augmentées donc perte de salaire net d’un peu moins de 1%; et délai de carence de trente jours entre le versement des allocations-chômage pour environ 45% et non plus 9 %. Avec environ 110. 000 bénéficiaires, pour 255.000 cotisants, et un minimum de 507 heures de travail sur dix mois pour toucher une allocation, contre 610 heures sur vingt-huit mois pour le régime général.
Ce dernier dispositif serait cependant en passe d’être revu mais c’est évidemment trop peu, et les représentants des intermittents sont plus radicaux: ils réclament à François Rebsamen de suspendre la procédure d’agrément de l’accord. Ce qui constituerait déjà une première mesure d’apaisement….
Quand cet hiver, les « pigeons » ont commencé à crier leur colère, cela n’a pas trainé et Jean-Marc Ayrault leur a vite donné satisfaction. A François Hollande de dire maintenant, si un artiste ou technicien du spectacle vivant, au statut des plus précaires, vaut moins qu’un directeur d’entreprise. Réponse souhaitée avant le 18 juin. Merci.
C’est dire que Manuel Vals est, quoi qu’il fasse, dans une sorte d’impasse. Et on voit mal Aurélie Filipetti, ministre de la Culture, arriver dans la Cour d’Honneur du Palais des papes pour assister à un spectacle qui serait aussitôt annulé… Les intermittents ont bien prévenu! Leurs techniciens, surtout, ont une réelle capacité de manœuvre, s’ils veulent que ne se déroule pas comme prévu tel ou tel spectacle, ou même la totalité d’un festival.
Alors, on fait quoi? En tout cas, Manuel Vals le sait bien: un camouflage de la situation sous quelques mesurettes ne tiendrait pas bien longtemps… et il lui faudrait alors opérer à chaud la réforme en profondeur que ses prédécesseurs de gauche comme de droite n’ont pas pu/voulu faire! Mais il lui faudra faire preuve d’imagination mais il y a urgence. Souvenons-nous: Alain Devaquet et son plan de réformes des universités, Edouard Balladur et son CIP, Alain Juppé et son plan de sauvegarde de la sécurité sociale, Villepin et son CPE… Pas question pour eux, disaient-ils, de reculer mais ils ont tous finalement cédé…
Dernières nouvelles : l’équipe artistique de Cyrano de Bergerac et une partie du personnel de l’Odéon (un théâtre national!) feront grève le 17 juin pour affirmer leur solidarité avec le mouvement des intermittents et exiger le non-agrément de l’accord du 22 mars 2014.
Olivier Py, le nouveau directeur du Festival d’Avignon dit aujourd’hui que « si cet accord est signé, il y aura grève et probablement annulation. Il n’y a absolument aucun doute là-dessus; je n’ai pas le droit d’interdire la moindre grève. Je me battrai pour qu’il n’y ait pas de grève bien évidemment, parce que je crois que les conséquences pour le festival seraient absolument dramatiques, voire fatales ».
Et le Théâtre du Rond-Point, qui s’y met aussi, appelle à un rassemblement citoyen lundi 16 juin à 11h30, place de la Concorde » la cause des Intermittents du spectacle étant celle de la défense des libertés fondamentales de la République ». Avant le grand rassemblement au Palais-Royal, ce même lundi 16 juin à 14h 30. Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie-Française, lui aussi, déclare soutenir les intermittents.
La situation est donc explosive- Manuel Vals semble ne rien vouloir céder – et le compte à rebours a commencé: le 18, l’accord doit être ou non signé! Nous vous tiendrons, bien sûr, au courant de la suite de ce triste feuilleton à la française… Un chose, au moins, est sûre: ni le gouvernement ni les festivals de cet été ne sortiront indemnes de cette épreuve; si celui d’Avignon devait être annulé en totalité, ou en partie, faute d’accord, cela aurait pour conséquence évidente une perte financière qu’il faudra éponger sur plusieurs années.
Vous avez dit un beau gâchis? En tout cas, du moins, pour le moment (voir plus haut), Manuel Vals ne parait toujours pas d’humeur à céder! Et la parole d’Aurélie Filipetti semble de peu de poids…
Mais les enjeux artistiques et financiers sont tels que l’on voit mal comment il ne pourrait pas déjà exister des négociations en coulisses, de façon à ce que personne n’y laisse trop de plumes…
A suivre…
Philippe du Vignal
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