Sils Maria et Winter Sleep.
A l’affiche de la rentrée, deux très beaux films qui tissent des liens intimes avec le théâtre: Sils-Maria d’Olivier Assayas met en scène une célèbre comédienne, Maria Enders, qui doit reprendre une pièce qu’elle a jouée vingt ans auparavant. Seulement, ce n’est plus Sigrid, la jeune première conquérante qu’elle doit incarner, mais le rôle moins prestigieux de sa partenaire d’alors, Héléna, une femme mûre, celle qui perd au jeu de l’amour qui les a enflammées toutes deux.
Maria est brutalement face à la jeunesse qu’elle n’a plus, en la personne d’une bimbo du moment, made in Hollywood, jouée par la pulpeuse Chloé Grace Moretz.
Juliette Binoche qui a suggéré le thème du film à Olivier Assayas avait envie de faire se croiser trois personnages de femmes et se confronter deux générations d’actrices. Le réalisateur a donc écrit un scénario où les répétitions de la pièce tiennent une large place.
Pour travailler, Maria Enders et Valentine,sa jeune assistante se sont retirées dans la maison du défunt auteur, à Sils-Maria, dans le village d’Engadine, au charme magique, qui fut la villégiature de Nietzsche et de bien d’autres écrivains dont Hermann Hesse, Rainer-Maria Rilke, Marcel Proust…). Un nuage, dit “Serpent de Maloja” (le titre de la pièce imaginée par Assayas), se lève et rampe dans la vallée, maléfique comme le temps qui passe.
L’âge qui vient n’obsède pas seulement les actrices, mais tout un chacun. C’est en quoi le sujet de l’œuvre ne s’enferme pas sur des egos étriqués comme souvent dans le cinéma français. Mais la forme du film doit beaucoup au théâtre et Le Serpent de Maloja est une pièce solidement écrite, aux ambiances parfois ibseniennes.
Dans ce cadre romantique, avec la mort qui rode dans la montagne (fantôme de l’auteur et disparition de Valentine), se joue un étrange jeu entre Maria et son assistante. Leur dialogue et celui de la pièce se superposent, leurs préoccupations et celles des répliques entre Sigrid (Valentine) et Helena (Maria) se mélangent et l’on ne distingue bientôt plus le théâtre de la situation présente.
Ce tuilage, cette confusion et l’amitié amoureuse qui lie les deux femmes, renvoient insidieusement à la passion funeste entre la Sigrid et l’Helena de la pièce. En épilogue, le théâtre reprend ses droits et c’est sur une scène que se dénoue le film. Olivier Assayas réussit ici avec son équipe d’acteurs, et grâce à un montage exemplaire, une belle performance.
Winter Sleep de Bilge Ceylan Bilginer
C’est également le théâtre qui est convoqué dans ce magnifique film de ce réalisateur turc, en la personne du héros, un acteur autrefois charismatique, retiré depuis en Anatolie. Devenu tenancier de l’hôtel Othello, Aydin s’enlise peu à peu dans la solitude d’un couple qui n’en est plus un, et dans le rôle de notable de village qu’il est devenu.
Niché dans d’admirables paysages enfouis sous la neige, la petite bourgade troglodyte vidée de ses touristes, semble somnoler; la misère couve sous les braises et ses habitants qui vivent à crédit, ne peuvent que s’en remettre à la miséricorde d’Allah.
Réfugié au fond de la grotte où se trouve son bureau et où il a la velléité d’écrire une histoire du théâtre turc, Aidyn refuse de voir la réalité sociale en face et campe sur son bon droit de hobereau de province, aveugle à la pauvreté et méprisant les indigents. Et il se coupe aussi de ses proches : sa sœur et sa jeune épouse avec lesquelles il s’affronte longuement (plus de vingt minutes chaque fois) dans deux scènes dignes de Tchekov : “Je m’intéresse à tout ce qui se dérobe, au monde intérieur des individus, à leur âme, à la manière dont ils se lient ou s’opposent. Les questions que se pose le grand mélancolique que je suis sont celles qui nous travaillent de toute éternité », confesse le réalisateur. Et sa caméra de fouiller et scruter sans trêve les visages et les paysages.
Aydin rêve de retourner à Istanboul, sans jamais y parvenir, et on pense évidemmment aux Trois Sœurs… Le réalisateur de Winter Sleep, s’est d’ailleurs nourri de Tchekov qu’il admire. On y reconnaît son cynisme, sa mélancolie, le sens qu’ont les personnages d’être passés à côté de leur vie. Le long hiver russe n’est pas loin et il y a aussi l’espoir d’un train… qu’on ne prendra pas. Certaines scènes sont très théâtrales par la teneur de leur dialogue, mais les jeux de lumière sur les personnages renvoient à une intimité profonde.
Pour que le film atteigne vraiment à la perfection, on eut aimé que Bilge Ceylan Bilginer maîtrise un peu mieux son montage et que, dans des séquences domestiques moralisantes qui s’éternisent, fasse plus confiance à ses remarquables images qu’aux mots, comme dans les très belles scènes avec l’enfant ou avec le cheval qui, eux, ne parlent pas !
Trop de théâtralité nuit parfois au cinéma, mais pas assez ici, pour regretter d’avoir vu ce film.
Mireille Davidovici