Je ne me souviens plus très bien

Je ne me souviens plus très bien, texte, musique et mise en scène de Gérard Watkins

 

p183752_7Gérard  Watkins «revendique ses textes comme des fables contemporaines pour acteurs tout terrain ». Et à juste titre: ici Philippe Morier-Genoud s’est glissé dans la peau d’Antoine D.  qui  a 93 ans et a oublié jusqu’à son nom;  sa mémoire est vide de tout souvenir personnel, juste peuplée   de faits historiques, de dates et d’images de guerre qui s’affichent sur les murs nus du plateau, quand il dort en ronflant de façon abominable.
Il a été trouvé en pyjama, errant dans les rues, amnésique. Deux blouses blanches le cuisinent, gentiment ou brutalement, dans l’espoir qu’il retrouve son passé effacé. Didier Forbach et Céline Brest, noms qui sentent  les pseudos, dont on ne sait trop s’ils sont infirmiers, psychologues, juges d’instruction… essayent par tous les moyens de lui arracher ses souvenirs.
Ils tiennent un rôle précis dans cette « cure » infligée au vieil homme: Fabien Orcier, amateur de Jerry Lewis et bon père de famille, use de son physique jovial pour jouer les gentils, et Géraldine Martineau, plus jeune et plus incisive, bouscule son patient.
Le décor, d’un blanc clinique, dont l’éclairage estompe les quelques éléments de mobilier (chaise, lit, marches d’une estrade), renvoie au cerveau vide d’Antoine. Quand ils le laissent seul et qu’il ne dort pas, il va  parler aux murs, en particulier au fameux quatrième mur c’est à dire le public, venu là pour l’écouter, qui «n’a rien de mieux à faire».
Et on l’écoute, mi-amusé, mi-ému, et mi-inquiet aussi, en se demandant qui il est, quel est son passé traumatique et  quels actes il a bien pu commettre pendant la guerre. Pour tirer le fil qui sortira Antoine hors du labyrinthe dont il est prisonnier, les deux soignants vont, ultime tentative, essayer le théâtre, avec la « Méthode ».
Ils parodient ici gentiment l’enseignement de Lee Strasberg à l’Actor’s Studio de New York: «se mettre dans la situation pour trouver l’état, et se mettre dans l’état pour trouver la situation ». La jeune femme l’entraîne dans une forêt du Vercors. Pourquoi le Vercors? On le découvre à la fin, qu’on se gardera bien de dévoiler, sous peine de gâcher la tension  engendrée par la relation énigmatique entre les trois personnages…
Le spectacle, très bien écrit, très bien mis en scène et interprété, révèle un Philippe Morier-Genoud tout en nuances, qui sait faire rire  et émouvoir. Le public, particulièrement attentif, se laisse embarquer dans les méandres de ce parcours  mental et sensible. « Je résumerai volontiers ce texte comme une guerre familiale et secrète entre le XXI ème  siècle et le XX ème, et, ce qui me plaît dans cette guerre, c’est de ne pas  arriver pas à prendre partie »,  dit Gérard Watkins.
Il s’agit, et bien au-delà du drame que vit Antoine, de s’interroger sur le devoir de mémoire et sur ce qui, des traumas du siècle dernier, a été  intimement transmis d’une génération à l’autre. « Aujourd’hui, on nous bassine à tout bout de champ avec le devoir de mémoire. Pourquoi ? Combien de nos dirigeants, de nos intellectuels ont retenu les leçons du passé ? Regardez le monde dans quel état il est! Tout ce qu’on a raconté de l’horreur nazie n’a servi à rien », dit  Georges Angeli, ancien résistant, déporté à Buchenwald, et photographe clandestin du camp et de l’arbre de Goethe.
De ce même chêne bi-centenaire, il est question, dans  Je ne me souviens plus très bien. Mais laissons au public le plaisir de découvrir le fin mot de l’histoire…

 Mireille Davidovici

Théâtre du Rond-Point 2, avenue Franklin Roosvelt, T. 01 44 95 98 21 jusqu’au 5 octobre.www.theatredurondpoint.fr


Archive pour 14 septembre, 2014

La Colère du tigre

La Colère du Tigre, de Philippe Madral,  mise en scène de Christophe Lidon

 

brasseur-aumont-2826440-jpg_2460278_652x284Pourquoi Monet et Clémenceau habitent-ils La Colère du Tigre? En 1918, à l’initiative de son vieil ami Clémenceau, Monet décide de remettre à la France ses Nymphéas destinés à l’Orangerie des Tuileries. Retardé par une cataracte, le peintre terminera son œuvre magistrale en 1926, juste avant sa mort. Mais ce retard  a mis  en  colère  Clémenceau.
En 1923, le vieux Tigre, gloire de la République française, vit retiré dans sa petite maison de Vendée, en bord de mer. Près de lui, sa cuisinière Clotilde, et Marguerite Baldensperger dont il est amoureux, l’éditrice d’un ouvrage qu’il rédige.
L’ami Monet arrive et bouscule un peu ce trio, quand il dit qu’il renonce à finir les Nymphéas destinés à l’Orangerie. Mais Clémenceau ne capitule pas devant les méfaits de la vieillesse et incite Monet à poursuivre inlassablement son œuvre.
Auparavant, à Giverny, Monet a rempli son vaste jardin de fleurs et de plantes rares et a fait construire un petit pont japonais au-dessus d’un étang où s’étalent des nymphéas. Il y traque l’« instantanéité » à travers des séries, Les  Meules, Les Peupliers, La Cathédrale de Rouen aux célèbres lumières,  et Les Nymphéas aux paysages d’eau exposés chez Durand-Ruel.
Dans un grand et nouvel atelier lumineux donnant sur son jardin, Monet peindra  encore de vastes tableaux de ces fameux nénuphars. Il en saisit les reflets, les frémissements de l’eau, les éclats de la lumière, en variant sa technique, des larges coups de brosse aux touches en virgule : « Il décompose le ton, déploie l’espace au maximum, brise les masses et les surfaces. »  et plutôt que d’en capter l’éphémère, le peintre exprime la sensation à travers la durée.
La mise en scène de Christophe Lidon tient  bien la route, accompagnée par des décors à la manière de Monet de Catherine Bluwal et les costumes de Chouchane Abello-Tcherpachian qui diffusent un bel halo impressionniste. Vieil ours, un peu fou et turbulent, Claude Brasseur – tigre ou bien dragon – mais  crédible dans son pragmatisme rejette la vieillesse avant  de l’accepter. Quant à Michel Aumont/Monet, il a l’air un peu hagard, absent au quotidien du monde, pleinement dévolu à son seul art, aux couleurs et aux variations de lumière.
Les deux amis ont la main verte, et s’échangent entre Giverny et la Vendée, des plants de fleurs et de légumes qu’ils font pousser dans leur jardin. Clémenceau ne peut s’empêcher de déclarer : « C’est comme ça que nous plantions ces pauvres garçons dans les tranchées. Certains sont morts et n’ont jamais germé, d’autres s’en sont sortis. Pourquoi ? Pourquoi la vie est-elle sortie ici, et pas là ? »
Les seconds rôles sont travaillés: Sophie Broustal en jolie intellectuelle et Marie-Christine Danède,  en femme rustique, revêche et sûre admiratrice du Tigre. Malgré une bonne dose de naïveté, ce spectacle sur l’art et l’amitié retient l’attention…

 Véronique Hotte

 Théâtre-Montparnasse,  du mardi au samedi à 20h30, matinées samedi à 17h30 et dimanche à 15h30 Tél : 01 43 22 77 74.
Le texte de la pièce est édité à L’Avant-scène théâtre.

La Grande Nouvelle d’après Le malade imaginaire

La Grande Nouvelle d’après Le Malade imaginaire de Molière de Jean-Louis Bauer et Philippe Adrien, mise en scène de Philippe Adrien

 

maladeCe n’est pas une adaptation de cette comédie-ballet en trois actes absolument mythique, la trentième et dernière pièce de Molière, dont la première eut lieu le 10 février 1673  au Palais-Royal. Le quatrième soir,  son auteur mourait, après avoir incarné une dernière fois le rôle d’Argan.
Et, selon les mots désormais fameux du registre de La Grange : « Ce mesme jour, après la comédie, sur les 10 heures du soir, Monsieur de Molière mourust dans sa maison rue de Richelieu, ayant joué le roosle dudit malade imaginaire fort incommodé d’un rhume et fluction sur la poitrine [...] »
Ici, c’est très honnêtement revendiquée, une sorte de réécriture de cette pièce, que Philippe Adrien avait déjà monté il y a treize ans, à partir d’un thème universel, la crainte absolue de la maladie et de la mort. Bien entendu, Le Malade imaginaire, encore souvent jouée, doit pour être encore crédible, tenir compte de  la vertigineuse évolution scientifique, même depuis un siècle. N’importe quel patient aujourd’hui en sait dix fois plus sur son corps et sur les possibilités de se soigner que le plus doué des médecins du temps de Molière.
Reste bien entendu, et toujours de plus en plus d’actualité, la maladie, la souffrance physique et la peur viscérale de disparaître, et donc, la folle volonté de vivre le plus longtemps possible (mille ans comme l’espère ce nouvel Argan!),  grâce aux dernières réussites de la pharmacopée, et  donc de guérir, avec ce qu’on appelle maintenant une « thérapie ciblée », quel qu’en soit le prix, comme ce récent traitement contre un cancer,  à 200 € (sic) le comprimé quotidien pendant neuf mois!

  Argan est un grand bourgeois, hypocondriaque et  toujours  accroché à son ordinateur/prothèse de santé,  qui  quémande un éventuel rendez-vous avec son médecin personnel. Il a une seconde épouse délirante qui vient de subir une opération de chirurgie esthétique,et qui  on l’apprendra ensuite, est un trans, et Angèle, une fille de seize ans qui ne supporte évidemment pas sa belle-mère. Au grand dam de son père, elle veut devenir à tout comédienne et aussi financer le film de son amoureux, une espèce d’homme d’affaires, beaucoup plus âgé qu’elle (chose des plus courantes actuellement), avec l’argent de l’héritage de sa mère.
Il y a aussi le coach d’Aline et  Marc, le frère d’Argan, un médecin homéopathe, et semble-t-il, quelque peu tenté par des aventures homosexuelles.
Arrive Antoine, un beau jeune homme africain qu’Argan prend pour le plombier qu’il n’est pas,  et auquel il intime l’ordre de déboucher d’urgence ses toilettes, d’autant qu’il est pris de violentes diarrhées… Dans un décor d’appartement contemporain, caricaturé avec humour par Jean Haas, les  deux-coauteurs  ont donc eu la volonté de créer une sorte de  divertissement, à partir du délire et des ennuis familiaux de cet hypocondriaque d’Argan.
Et cela fonctionne, comme on dit? Non pas vraiment! On ne voudrait pas être méchant mais tout cela  est bourré de  stéréotypes faciles,  et le dialogue est souvent truffé  de mots d’auteur. Bref, désolé, c’est un peu comme si le nouveau boulevard était  arrivé.
Certes, Bauer sait écrire un dialogue, c’est évident. Malheureusement, ce semblant de pièce (deux heures durant, c’est bien long!) part dans tous les sens, et on regarde cette suite de petites scènes mal reliées entre elles,  sans que l’on se sente en rien concerné. Ainsi, et entre autres, sont assez pénibles les nombreux débouchages de toilettes, et  réparations de panne électrique  auxquelles on ne croit pas un instant!
Jean-Louis Bauer et Philippe Adrien disent qu’ils se sont crus autorisés à réécrire la pièce de Molière et bien sûr, ils en ont le droit; là où cela va beaucoup moins moins bien et où on sent comme une sorte de timidité dramaturgique, c’est quand  les deux co-auteurs  essayent de  compenser les insuffisances du scénario avec des gadgets: fumigènes,  affichages et sons  électroniques, vidéos grand format, aussi  inutiles que  poussiéreuses).
Il y  aurait fallu pousser les choses plus loin et aller vers une forme beaucoup plus délirante, proche de la comédie musicale (à l’origine, Le Malade imaginaire était une comédie-ballet!),  à la façon des spectacles que savait créer le metteur en scène américain John Vaccaro  dans les années 70. Ici, sauf à la fin quand on lit l’avenir dans le corps d’un lapin ou quand les personnages se mettent tous à danser, nous restons dans un entre-deux peu convaincant…
Reste, heureusement et  comme toujours chez Philippe Adrien, une formidable leçon de direction d’acteurs, avec un trio exemplaire: Patrick Paroux (l’Arnolphe de  L’Ecole des femmes),  très  juste et très  fin, et deux jeunes gens des plus remarquables, chacun dans un style différent: d’abord, Pierre Lefevbre, le jeune homme longiforme qu’Argan prend pour le plombier si attendu. Diction impeccable, présence et vérité physique tout à fait étonnantes: bref, on ne voit que lui dès qu’il entre sur le plateau: brillant mais discret, ce qui n’est pas incompatible). Et qu’il soit le fils du metteur en scène ne change rien à l’affaire.
Et il y a aussi Lison Pennec, (Angèle, la fille d’Argan). Espiègle, insupportable, fielleuse: aussi brillante que Pierre Lefebvre , elle sait tout faire avec beaucoup d’intelligence scénique mais sans aucun cabotinage, et bouge comme peu de jeunes actrices  savent le faire.
Ces trois excellents comédiens arrivent à sauver ce semblant de spectacle encore brut de décoffrage, qui devrait quand même un peu- mais très peu- se bonifier. Mais dommage! Le texte restera toujours en-dessous du niveau de flottaison.  On ne vous poussera donc  pas à y aller.

Philippe du Vignal

Théâtre de la Tempête jusqu’ au 12 octobre 2014, du mardi au samedi 20h, le dimanche 16h.

Matin et soir

 

Matin et soir de Jon Fosse, texte français de Terje Sinding, adaptation et mise en scène de Jacques Lassalle

 

 Matin et soirLa mort hante chacun, mais les morts s’imposent davantage encore à l’esprit. Le temps seul, apaise la souffrance de la disparition des proches, et on finit par accepter leur absence douloureuse, à travers des sentiments bien présents. Jon Fosse aime à jouer avec l’image des limbes, cet espace entre vie et mort, séjour commun des vivants et des disparus, et  région incertaine où se meuvent les revenants – âmes et esprits des morts. Et ce sont ces limbes mêmes, dont le metteur en scène fait son théâtre, recueillant scéniquement la «voix sans parole» de l’auteur norvégien, la voix dite de l’écriture.

Jacques Lassalle est à l’écoute absolue de cette musique entre veille et sommeil-l’empreinte existentielle des disparus, celle aussi des vivants trop souvent négligés auxquels on ne prête guère attention, et enfin celle des êtres qui ne sont pas encore nés, ceux des générations à venir.
Jon Fosse écrit dans Le Nom : « Si on veut être un homme, il faut penser que tous les hommes, ce sont tous ceux qui sont morts, tous ceux qui ne sont pas nés, et tous ceux qui vivent maintenant. » Matin et soir donne ainsi à voir un ballet d’ombres et de personnages vivants, dialoguant naturellement, entre scènes passées et situations présentes. L’action – un  terme un peu trop brutal pour désigner l’univers de Jon Fosse – commence par Matin, qu’il situe en 1900, sur la petite île de Holmen en Norvège, où un pêcheur, Olaï,  attend la naissance de l’enfant que va lui donner son épouse Marta : Johannes, qui sera pêcheur comme son père. Dans le second moment: Soir, on est bien plus tard, en 1980,  dans ce  endroit maritime et sauvage : Johannes, devenu vieux, se réveille alors dans une étrange et nouvelle perception du monde. Il va en mer, avec son vieil ami déjà mort , dans une barque de passeur, entre ciel et mer, sur une ligne d’horizon brumeuse et de vagues sonores. Johannes vient de rendre l’âme mais il n’en continue pas moins d’être ici et là, un mort véritable devenu vivant éternel qui parle, pense et agit dans un présent scénique.
Le deuil n’atténue pas l’angoisse de la disparition, de l’anéantissement et de la perte irremplaçable chez l’orpheline, la fille de Johannes, portée par un devoir de cœur et de mémoire. La relation à l’existence est une inquiétude qui ne laisse jamais en repos cette survivante et  la mort de l’être cher est l’épreuve de la vie. On n’adapte le sens de son existence que dans un balancement entre le prix de sa vie à elle, et celui de la vie des autres.
Le mort et vivant, ici,  c’est Jean-Claude Frissung, un fantôme rêvé, une figure naïve et têtue, qui commente  son aventure, et qui s’interroge, sans jamais se lasser. On ne peut ni voir dans le cœur du disparu, ni dans le paysage marin alentour. Tout est mystère, la vie comme la mort, les raisons de vivre, comme de ne plus vivre. On peut vivre longtemps, sans le savoir, avec quelqu’un qui n’est plus de ce monde. Près de Jean-Claude Frissung,  Julien Bal, Cécile Bouillot, Grétel Delattre et Agnès Galan incarnent des êtres pleins d’humilité et de sensibilité, dont l’alter ego du pêcheur (Rodolfo De Souza). Tous jouent leur partition avec tact et  intègrent leur singularité rustique ou urbaine, dans une fresque à la fois intime et universelle.
La scénographie de Catherine Rankl, faite de bois blond et de brumes lointaines, sied à Matin et soir, un spectacle sur le deuil, et sur la médiation entre soi et le néant, qu’il faut aller voir les yeux fermés pour l’audace du propos et la belle mise en scène de ce texte énigmatique.

Véronique Hotte

Théâtre de La Tempête, jusqu’au 12 octobre, du mardi au samedi  à 20h30, le dimanche à  16h30. Tél : 01 43 28 36 36.
Le texte de la pièce est édité aux Éditions Circé.

 

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