Matin et soir
Matin et soir de Jon Fosse, texte français de Terje Sinding, adaptation et mise en scène de Jacques Lassalle
La mort hante chacun, mais les morts s’imposent davantage encore à l’esprit. Le temps seul, apaise la souffrance de la disparition des proches, et on finit par accepter leur absence douloureuse, à travers des sentiments bien présents. Jon Fosse aime à jouer avec l’image des limbes, cet espace entre vie et mort, séjour commun des vivants et des disparus, et région incertaine où se meuvent les revenants – âmes et esprits des morts. Et ce sont ces limbes mêmes, dont le metteur en scène fait son théâtre, recueillant scéniquement la «voix sans parole» de l’auteur norvégien, la voix dite de l’écriture.
Jacques Lassalle est à l’écoute absolue de cette musique entre veille et sommeil-l’empreinte existentielle des disparus, celle aussi des vivants trop souvent négligés auxquels on ne prête guère attention, et enfin celle des êtres qui ne sont pas encore nés, ceux des générations à venir.
Jon Fosse écrit dans Le Nom : « Si on veut être un homme, il faut penser que tous les hommes, ce sont tous ceux qui sont morts, tous ceux qui ne sont pas nés, et tous ceux qui vivent maintenant. » Matin et soir donne ainsi à voir un ballet d’ombres et de personnages vivants, dialoguant naturellement, entre scènes passées et situations présentes. L’action – un terme un peu trop brutal pour désigner l’univers de Jon Fosse – commence par Matin, qu’il situe en 1900, sur la petite île de Holmen en Norvège, où un pêcheur, Olaï, attend la naissance de l’enfant que va lui donner son épouse Marta : Johannes, qui sera pêcheur comme son père. Dans le second moment: Soir, on est bien plus tard, en 1980, dans ce endroit maritime et sauvage : Johannes, devenu vieux, se réveille alors dans une étrange et nouvelle perception du monde. Il va en mer, avec son vieil ami déjà mort , dans une barque de passeur, entre ciel et mer, sur une ligne d’horizon brumeuse et de vagues sonores. Johannes vient de rendre l’âme mais il n’en continue pas moins d’être ici et là, un mort véritable devenu vivant éternel qui parle, pense et agit dans un présent scénique.
Le deuil n’atténue pas l’angoisse de la disparition, de l’anéantissement et de la perte irremplaçable chez l’orpheline, la fille de Johannes, portée par un devoir de cœur et de mémoire. La relation à l’existence est une inquiétude qui ne laisse jamais en repos cette survivante et la mort de l’être cher est l’épreuve de la vie. On n’adapte le sens de son existence que dans un balancement entre le prix de sa vie à elle, et celui de la vie des autres.
Le mort et vivant, ici, c’est Jean-Claude Frissung, un fantôme rêvé, une figure naïve et têtue, qui commente son aventure, et qui s’interroge, sans jamais se lasser. On ne peut ni voir dans le cœur du disparu, ni dans le paysage marin alentour. Tout est mystère, la vie comme la mort, les raisons de vivre, comme de ne plus vivre. On peut vivre longtemps, sans le savoir, avec quelqu’un qui n’est plus de ce monde. Près de Jean-Claude Frissung, Julien Bal, Cécile Bouillot, Grétel Delattre et Agnès Galan incarnent des êtres pleins d’humilité et de sensibilité, dont l’alter ego du pêcheur (Rodolfo De Souza). Tous jouent leur partition avec tact et intègrent leur singularité rustique ou urbaine, dans une fresque à la fois intime et universelle.
La scénographie de Catherine Rankl, faite de bois blond et de brumes lointaines, sied à Matin et soir, un spectacle sur le deuil, et sur la médiation entre soi et le néant, qu’il faut aller voir les yeux fermés pour l’audace du propos et la belle mise en scène de ce texte énigmatique.
Véronique Hotte
Théâtre de La Tempête, jusqu’au 12 octobre, du mardi au samedi à 20h30, le dimanche à 16h30. Tél : 01 43 28 36 36.
Le texte de la pièce est édité aux Éditions Circé.