Mère Courage de Brecht

Mère Courage  (Mutter Courage und ihre Kinder) de Bertold Brecht, mise en scène de Claus Peymann

Allez, un peu d’histoire pour éclairer le présent (on ne se refait pas, du Vignal!). La première en France de Mère Courage et ses enfants, joué par le Berliner Ensemble fondé  par Brecht en 1949,  eut lieu en 1954, dans sa mise en scène; déjà exilé (on l’oublie souvent mais il dut rester quinze ans à l’étranger!), il l’écrivit en 39,  quand il était encore en Scandinavie. Et sa pièce fut créée, en son absence, deux ans plus tard au Schauspielhaus de Zurich dans la mise en scène de Leopold Lindtberg, lui aussi en exil!
Les premières représentations  en langue allemande et dans la mise en scène de Brecht eurent donc lieu en France sur la  scène de ce même théâtre à l’italienne Sarah-Bernhardt, devenu Théâtre de la Ville en 1968, et la pièce y fut reprise en 57 avec un grand succès. Et c’est donc pour ce soixantième anniversaire qu’Emmanuel Demarcy-Motta accueille  aujourd’hui cette pièce-culte,  mise en scène par le directeur actuel du Berliner Ensemble, Claus Peymann. C’est la sixième année de collaboration entre les deux grands théâtres…

Hélène Weigel, l’épouse de Brecht, y jouait Anna  Fierling, et notre cher  professeur Bernard Dort nous parlait encore dix ans plus tard avec beaucoup d’émotion dans la voix, de ce spectacle mythique. Comme lui, les plus clairvoyants des critiques de l’époque, comme, entre autres, Roland Barthes,  avaient vite compris que le jeu, le chant mais aussi la mise en scène et la scénographie (un plateau tournant ce qui était plutôt de l’ordre du music-hall en Europe où- idée de génie- mère Courage attelée à sa charrette marchait à contre-sens), les lumières,  comme les songs  de Paul  Dessau, les costumes et la bâche de la roulotte- autre idée de génie- qui vieillissaient au fur et à mesure de la représentation, relevaient d’une sorte de tsunami théâtral…
   En 51, Jean Vilar, alors tout nouveau directeur du T.N.P.,  avait osé, avec un courage exemplaire, monter la pièce d’un auteur haï par le IIIème Reich mais allemand (et donc inconnu ou presque en France: une sorte de censure qui ne disait pas son nom plombait ainsi les plus grands auteurs germaniques) et donc mal vu aux yeux des Français.
C’était d’abord à Suresnes en banlieue parisienne, puis à Chaillot, avec Germaine Montero dans le rôle-titre et Gérard Philipe,dans celui d’Eilif. La mise en scène, influencée par celle de Brecht,  était d’une grande intelligence mais les songs  de Paul Dessau en français mal traduit, ne valaient évidemment pas ceux du Berliner en allemand… Restent des images fabuleuses pour les yeux des adolescents que nous étions, et où le théâtre prenait tout à coup une autre dimension évidemment inconnue à nos yeux.
L’histoire est inspirée des récits de l’allemand Grimmelshausen- dont Jérôme Savary avait fait une très belle adaptation à Hambourg (il n’avait pas encore les droits de la pièce de Brecht) mais aussi d’un poème finlandais du suédophone Johan Ludvig Runeberg, comme le dit Michel Bataillon, germaniste hors-pair et auteur de l’excellent sur-titrage.
La pièce en douze tableaux se passe pendant la Guerre de trente ans: Anna Fierling, une cantinière, accompagnée de ses fils Eilif et Scheizerkas, et de Kattrin, sa fille muette, traîne sa petite roulotte bâchée sur les routes.  Elle achète puis vend tout ce qu’elle peut.  Cette cantinière ne manque pas de lucidité: la guerre est son fonds de commerce mais ne le veut pas le savoir. Et évidemment, à vouloir la crème et l’argent de la crème, elle en paiera le prix fort. Arrive un moment où «il ne lui reste plus rien à vendre et que plus personne n’a rien pour acheter ce rien ». Et entre temps, ses deux fils et sa fille, la guerre les lui aura pris, et son amant la quittera sans état d’âme. Elle se retrouvera donc seule avec sa vieille charrette. Intelligente et rusée, mais âpre au gain et sans doute aveuglée qu’elle est par son malheur, elle comprend trop tard qu’elle n’a pas réussi  à passer entre les gouttes…
Comme l’a écrit Brecht en 53 avec beaucoup de lucidité: « Les hommes n’apprennent rien de la guerre. le malheur, à lui seul, est un mauvais maître. Ses élèves apprennent la faim et la soif  mais précisément pas la faim de vérité et la soif de savoir » (…) Les spectateurs de 49 et des années suivantes ne voyaient pas les crimes de Courage, sa coopération, sa volonté de participer aux gains du commerce de la guerre; ils ne voyaient que son échec et ses souffrances. Et c’est ainsi qu’ils considéraient la guerre de Hitler, à laquelle ils avaie
nt coopéré: cela avait été une mauvais guerre et à présent, ils  en souffraient ».
Pour Brecht, dans cette peinture d’une guerre d’autrefois entre catholiques et protestants, dénonce aussi évidemment l’absurdité du second conflit mondial qui est en train de ravager son pays. La pièce, une fois montée par Vilar, a souvent été mise en scène en France, entre autres par Jorge Lavelli, et, de façon tout à fait remarquable, par Jérôme Savary à Chaillot, où il avait utilisé le plateau tournant qu’il avait fait déjà construire,  et remplacé la fameuse charrette par une vieille Austin rafistolée, couverte à la fin par la neige qui ne cessait de tomber, de plus en plus drue, belle métaphore du temps… Et c’est Katharina Thalbach, née en 54 (si, si c’est vrai!) et fille du grand Beno Besson et de Sabine Thalbach, la créatrice du rôle, qui jouait une remarquable mère Courage.
En Allemagne, elle a été et reste aussi beaucoup jouée; Claus Peymann décida de la remonter en 2005, avec la troupe du Berliner Ensemble qu’il dirige. Il conçut avec la dramaturge Jutta Ferbers, une version scénique plus radicale, plus condensée, où un certain pittoresque et des détails historiques concernant la Guerre de trente ans, ont été éliminés… Au profit d’une mise en valeur des personnages qui sont joués ici par des comédiens des plus solides. Avec surtout,  Carmen-Maja Antoni. Habillée d’un grande robe et coiffée d’un petit chapeau cloche, elle a une voix reconnaissable entre toutes, et possède une présence fabuleuse, dès qu’elle entre sur le plateau. Tour à tour cynique, madrée, enjouée, malheureuse, c’est une comédienne d’une autre nature qu’Hélène Weigel mais, comme elle, sait s’emparer du public en quelques secondes, et l’emmène là où elle veut. Du grand art sans esbrouffe, avec un grand respect du public et des autres comédiens.
Dans la scène, entre autres, où on lui amène le corps de son fils tué pour qu’elle le reconnaisse, elle réussit à créer une émotion incomparable. Et, dans la très grande salle du Théâtre de
mere_courage1la Ville, les dieux savent que ce n’est pas gagné.. Les autres acteurs sont tout aussi exemplaires, comme  le metteur en scène Manfred Karge qui joue le cuisinier, Raphael Dwinger (Eilif), Karia Sengteller (Kattrin), Ursula Höpner (Yvette). Et quel plaisir d’entendre, comme pour la première fois, les fameux songs de Paul Dessau, bien interprétés et accompagnés par six musiciens.
Là, les comédiens allemands sont incomparables d’efficacité, et d’une étonnante discrétion. Ici, aucune vulgarité, aucune facilité, aucun  cabotinage mais un grand respect du travail théâtral. Après le redoutable Hôtel Europe de BHL, (voir Le Théâtre du Blog),  cela fait du bien!
La mise en scène est, elle, est moins convaincante, assez froide,  et disons quelque peu  poussiéreuse. D’abord, on ne comprend pas pourquoi Claus Peymann a  demandé à son scénographe Frank Hönig, ce  plateau rond pas bien beau, où les acteurs évoluent le plus souvent face public; coincés par le manque de place, ils  bougent mal, et la plupart des scènes ont un regrettable côté statique et le rythme est aux abonnés absents.
Claus Peymann a voulu, c’est évident, casser l’image pittoresque de cette cantinière à la vieille roulotte, mais n’a pas vraiment réussi son coup: pourquoi cette espèce de chariot (qui serait mieux à sa place dans une installation d’art contemporain!) à roues caoutchoutées et bâchée d’une toile plastique blanche très laide (sur laquelle pissote un  moment une pluie ridicule!) et qui sera noire, après l’entracte.
Et cette
charrette, dotée d’un siège de bureau en bois (!),  a bien du mal à passer juste entre les portants, quand elle sort de scène! Pourquoi aussi ces  fumigènes, avec une rampe rouge en  fond de scène, comme dans n’importe comédie musicale ringarde? Pourquoi surtout, ces noirs dès qu’on apporte quelques accessoires et qui  cassent inutilement un rythme déjà lent qui s’améliore quand même un peu dans la seconde partie, plus enlevée? Pourquoi cette échelle que l’on n’arrive pas à accrocher à la fin et que la pauvre Kattrin peine à mettre en haut de la maison avant que la main secourable (mais hélas bien visible!)  d’un régisseur ne lui vienne en aide! C’est sans doute un détail mais qu’on ne pardonnerait pas à une troupe moins expérimentée! Et que toutes ces approximations portent la signature du Berliner Ensemble, doté de riches subventions, on en reste quand même abasourdi…
Certes, l’interprétation est hors pair mais la mise en scène reste d’un redoutable académisme, très décevante.
Surtout, quand on a affaire au Berliner dont on attend toujours beaucoup! Trop peut-être?
Reste donc, mais c’est bien tout, le grand plaisir de retrouver un texte exceptionnel, bien servi par une équipe de comédiens que le public a très longuement applaudis, et c’est justice.
Alors à voir? A vous de décider. Mais il n’y a pas tout à fait le poids, M. Peymann!

Philippe du Vignal

Théâtre de la Ville jusqu’au 26 septembre.


Archive pour 19 septembre, 2014

Trahisons de Pinter

Trahisons d’Harold Pinter, texte français d’Eric Kahane, mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia

 

gp1415_trahisonsPinter est de nouveau présent au théâtre du Vieux-Colombier, après L’Anniversaire, réalisé par Claude Mouriéras en 2013 (voir Le Théâtre du blog). Trahisons est une pièce d’une forme unique dans son œuvre. Créée à Londres en 1978, elle clôt sa période intimiste, avant qu’il ne s’oriente vers un théâtre plus politique.
Harold Pinter utilise ici le fameux trio infernal: le mari, la femme et l’amant, qu’il situe dans un milieu d’intellos bourgeois : Elle, tient une galerie d’art; l’Amant, lui, est agent littéraire, et Le Mari, le meilleur ami de l’Amant, éditeur. Mais, fidèle à son « théâtre de la menace », Harold Pinter bouscule les règles du vaudeville et  tisse entre les trois, des liens intimes et indéfectibles, quoi que chacun sache des vilenies des deux autres, mais, véritable coup de génie, inverse l’ordre chronologique de l’action.
C’est un jour du printemps 1977; les deux amants, tous deux mariés, se revoient, deux ans après leur rupture, dans un bar anonyme et froid à la Edward Hopper. Et ils vont revivre, à rebours, les épisodes-clefs des sept ans qu’a duré leur liaison: depuis leur rupture à l’hiver 1975 dans le petit studio qu’ils se sont loué dans la banlieue de Londres, jusqu’au coup de foudre initial en 1968.
Ici, pas d’intrigue à dénouer mais une révélation progressive des mensonges de chacun. Qui trompe qui? Qui sait quoi? D’épisode en épisode, dans une combinatoire subtile où alternent les scènes à deux (Femme/Amant, Mari/Amant, Femme/Mari), et les séquences à trois où la question devient vertigineuse, et où le doute nous prend sur la nature de tout lien amoureux ou amical.
Spectateur de ces trahisons plurielles, le public suit comme un feuilleton, cette succession de neuf courts tableaux situés dans des lieux divers et datés au titre précis: hiver 1978 au studio, automne 1974 chez l’Amant, été 1973 à Venise, etc…). Ces différents lieux et époques impliquent de nombreux changements de décor et costumes, qui prennent parfois du temps; le rythme est donc parfois un peu laborieux, malgré un dispositif astucieux de châssis coulissants.
Frédéric Bélier-Garcia, dont la mise en scène est élégante et précise, ne paraphrase pas l’écriture incisive et elliptique de Pinter, toute en creux et cela confère aux comédiens une grande latitude de jeu. Et, de par la  dramaturgie et le registre qu’emprunte chacun, il y a quelque chose de musical dans ce trio. Denis Podalydès, le Mari, joue malicieusement d’une naïveté cynique; Léonie Simaga, Elle, féline et lumineuse, bouge avec grâce, mais  Laurent Stocker, L’Amant, un peu pataud, est moins convaincant.
Comme  les trois personnages connaissent (et nous la connaissons tous) l’issue de la pièce dès le début du spectacle, cela entretient une distance, et permet à cette suite de malentendus, somme toute cruels, de se développer avec humour, et de retrouver, bien qu’en demi-teinte, la dimension comique de tout vaudeville.
Bref, un bonne soirée en perspective ! On attend aussi avec impatience la version de Trahisons par le TGstan belge en juin prochain au Théâtre de la Bastille…

Mireille Davidovici

Théâtre du Vieux-Colombier 21 Rue du Vieux Colombier, 75006 Paris T.01 44 39 87 00 jusqu’au 26 octobre.

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