Le Vide. Essai de cirque
Le Vide. Essai de cirque
Seul, face à nous et à des cordes blanches suspendues au zénith du Monfort, qu’on remarque d’ailleurs pour la première fois. De longues cordes s’enroulent malignement au sol, lourdes et froides. Il ne parle pas sauf par l’entremise de quelques mots tracés sur des planches ou ardoises de fortune qui, à l’entrée, indiquent au public comment est né le spectacle, et lui donnent à la sortie, sur l’envers, le générique.
Il est donc seul, pas tout à fait cependant : un altiste fait de temps en temps vibrer les cordes de son instrument, et s’affaire autour d’anciens magnétophones à bande. Il est muet, mais dit tout par l’expérience intense, extrême et étrange qu’il fait partager au public: le vide, le risque : ce n’est pas la condition du circassien et du cordéliste, mais ce face à quoi la vie nous place tous. De même pour le travail, les précautions prises ou non, l’énergie, l’obstination, l’intelligence, nécessaires pour s’y confronter. Grimper sur une corde lisse qui monte à 15 mètres de haut, et qui peut casser. Comment faire pour arriver au sommet ? Et une fois au sommet, comment s’envoler, ou recommencer ?
Fragan Gehlker a lu Le mythe de Sisyphe de Camus (1942), et l’a revisité avec la corde qui est son art; il nous livre ici une réflexion incorporée— avec suspense et drôlerie—, à la hauteur de l’écriture engagée, dans tous les sens du terme, de l’écrivain et cela excite plus l’esprit que tous les verbiages, commentaires et ratiocinations ambiantes, et remet en jeu les concepts camusiens : l’absurde, la liberté, la lutte vers les sommets, la naissance de la conscience, le vide qui n’a pas de fin, pas plus que le spectacle… On ne réfléchit jamais si bien que dans le mouvement, et ici nos neurones-miroirs sont très sollicités.
L’entrée au Monfort, comme la sortie, se fait par le côté, par un jardin de bambous enchanteurs, et on voit le théâtre et l’architecture de sa coupole pentue dans tous ses détails. Le Monfort devient la montagne, la corde, le rocher, Fragan Sisyphe en T-shirt rouge, et, une fois le cirque ainsi mis a nu, le monde. Simple, mais puissant.
Derrière l’artiste au travail, il y a une histoire : un père cordéliste qui lui a transmis tout jeune sa passion, un stage aux Arts Sauts, un projet qui grandit depuis 2009, alors que Fragan est encore élève au Centre national des arts du cirque, et l’équipe du théâtre qui a assuré le montage de ce spectacle en apparence tout simple, en dix-neuf jours.
Nous sortons du Vide, ragaillardis, physiquement, intellectuellement, humainement. Pour s’y affronter à notre tour, en toute conscience.
Béatrice Picon-Vallin
Monfort Théâtre jusqu’au 11 octobre 106 Rue Brancion, 75015 Paris
01 56 08 33 88 |