Les Egarés du chaco
Les Égarés du Chaco, d’après Lagune H3 d’Adolfo Costa du Rels, adaptation d’Arlette Namiand, mise en scène de Jean-Paul Wenzel
Cinq soldats dans le désert du Chaco. Le capitaine a perdu sa boussole, et les soldats tout repère moral. Manku, l’idiot de la bande, ne perd pas son espoir en l’homme, via sa foi en Dieu. Et le vaillant lieutenant va faire avancer la bande, vaille que vaille, à coups d’illusions. Où l’on voit les vertus d’un mensonge…
Tous souffrent de la soif, jusqu’à l’obsession et à l’insupportable, et la lagune promise recule sans fin. La nuit, les yeux phosphorescents des fauves ou des démons cachés dans rares buissons les terrifient, et l’ombre d’une femme volante, presque invisible, les hante. Le Chaco devient leur enfer sur terre, et dévore ceux qui le défient.
Allez faire du théâtre avec tout ce grand cinéma et cette littérature baroque! Jean-Paul Wenzel et la troupe bolivienne Amassunu, invités par le Théâtre du Soleil chez leur voisin et ami, le Théâtre de l’Epée de bois, ont gagné leur pari. Cela tient à la construction du récit, même s’il n’est pas toujours équilibré, emporté par l’action, elle-même parfois emportée par son caractère répétitif.
Arlette Namiand emboîte le récit entre deux scènes d’hôpital, et d’oubli, et c’est encore l’idiot qui reste porteur de mémoire, sans perdre le fil du récit dans la grande scène épique qui domine tout, fil discrètement tricoté avec l’action, en décalant sa chronologie : on voit ainsi le lieutenant écrire ses carnets et s’adresser parfois au public, et la femme restée nécessairement à l’arrière (mais qui a reçu les carnets) veiller sur le côté, et se glisser parfois dans l’image.
Cela tient aux fondements même du récit : cette guerre du Chaco, meurtrière et ignorée en Europe, n’a rien d’une métaphore, c’est une figure directe, réelle, de la condition humaine tiraillée entre la peur et un indéfectible espoir, confrontée à des désirs trop grands pour elle. Plus près de nous, c’est une figure de la crise, aveuglante et sans issue, sinon la fuite en avant, destructrice des êtres, y compris dans la mémoire de leur amour. Cette aventure théâtrale elle-même balaie surtout toute tentation de scepticisme, devant un théâtre épique que nous n’osons plus faire en Europe.
Il a fallu un long travail à l’École nationale de théâtre de Bolivie et à l‘équipe Namiand-Wenzel, avec essais et erreurs, pour que se construisent une troupe et un projet. Le temps de se laisser profondément pénétrer par un thème, de se l’incorporer et de trouver le juste style de jeu; ce que n’offrent plus les institutions françaises… Un privilège de pauvres ?
Cela donne aux comédiens qui jouent dans leur langue, une force et une sincérité rares. Une traduction du texte en français ne bénéficierait peut-être pas l’énergie et le rythme capables de nous embarquer. Alors qu’ici, on en arrive même parfois à oublier de lire le surtitrage… Le spectacle bénéficie d’une belle scénographie: terre rouge et arbres coupés, dans la non moins belle salle en pierre du Théâtre de l’Epée de bois.
Du théâtre généreux, à l’ancienne, comme le pain qui ne sèche pas.
Christine Friedel
Le Chaco, plaine de 600.000 km2, entre Amazonie au nord et Pampa au sud, est une contrée aride mais… dotée de territoires pétrolifères, et partagée entre l’Argentine, la Bolivie et le Paraguay. Vers 1930, de sanglants conflits entre ces deux derniers pays surgissent et, en 1932, les Boliviens s’emparent des positions paraguayennes au nord du Chaco. Le Paraguay lance l’offensive contre le fort Bocqueron qui tombe, et l’armée bolivienne se replie alors dans le sud du Chaco, où les combats durent plusieurs mois.
Une trêve sera enfin conclue en 35 mais le conflit aura fait 100.000 morts! Le traité de Buenos-Aires (1938) concède au Paraguay les trois quarts du Chaco, et à la Bolivie, le seul couloir d’accès au fleuve Paraguay, avec le port Puerto Casado.
Les Égarés du Chaco, que met en scène avec esprit Jean-Paul Wenzel, a trait à cette guerre, du côté bolivien, après la perte du Fort Boqueron. Des soldats d’un bataillon bolivien en désordre, avec à leur tête, un capitaine et un colonel, fiers de leur autorité: ces guérilleros sont perdus dans la pampa, démoralisés par la nuit, la végétation envahissante, la chaleur, la soif, et l’absence d’orientation. À côté de la jolie femme aimée du colonel (Mariana Bénénice Bredow Vargas), lectrice du journal personnel de cet amant aventureux, s’impose aussi sur le plateau, une sorte de démon féminin, la Tangatanga (Susy Arduz), qui court et se faufile prestement dans la nuit, entre les lianes et les hommes, telle une louve habile, figure fantomatique à peine réelle.
Sur le sol de terre rouge, dansent avec rage, ces maquisards, jeunes engagés virils et durs. Au pas militaire ou en ordre dispersé, ces camarades bruyants d’infortune et d’obéissance imposée, sont vindicatifs et rusés, pleins de soupçons et de méfiance mutuelle, fidèles à leurs croyances mais capables encore de générosité fraternelle. Joués par Javier Amblo, Andrés Escobar, Ariel Munoz, Antonio Peredo et Marcelo Sosa, tous émouvants, espèrent encore, ou bien désespèrent de leur abandon, et, malgré déceptions et pertes de courage,retombent toujours sur leurs pieds, désireux de vivre. Le spectacle est un morceau vivant d’humanité frémissante.
Véronique Hotte
Théâtre de l’Épée de bois, jusqu’au 19 octobre. T : 01 48 08 39 74. Théâtre Saint-Gervais à Genève, du 28 octobre au 1er novembre et à l’ENSATT à Lyon, les 4 et 5 novembre. T: 04 78 15 05 05
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