Idiot d’après Dostoeievski
Festival d’Automne:
Idiot ! parce que nous aurions dû nous aimer, d’après L’Idiot de Dostoïevski, mise en scène de Vincent Macaigne
Vincent Macaigne propose aujourd’hui une nouvelle version du spectacle qu’il avait créé en 2009 (voir Le Théâtre du Blog). Tout aussi fiévreuse, elle ressemble au chant du cygne d’une époque, à » l’idée que, ce que l’on a construit est en train de couler ». C’est aussi le point de vue de l’emblématique prince Mychkine, inadapté au monde, et dès lors jugé comme inintelligent par la société car il pèche par une bonté naïve. Cette figure compassionnelle et mythique, le spectateur en épouse la cause à travers cette errance anti-héroïque dans le dur métier de vivre. A une époque où éclosent projets de chemins de fer européens et bouleversements techniques.
Quand on pénètre dans la salle, défilent dans les hauteurs du cadre de scène, les portraits via des images vidéo, d’une riche iconographie christique, dont Le Martyre de Saint-Sébastien …
Pour le visionnaire Macaigne/Mychkine, Idiot ! ne peut être qu’un spectacle excessivement vivant, «l’offrande d’un requiem ou d’un sacrifice collectif», une fête-anniversaire gigantesque, avec dans la salle, les décibels déchaînés d’une bande-son rock et techno, soutenue par l’effervescence lumineuse d’une boule à facettes, et avec, sur le plateau converti en buvette, de la bière pression à volonté.
Le public plutôt jeune, les bras levés, est invité à danser dans les cris de joie, le bruit et la fureur ici convoqués pour recréer un espace de liberté et de risque. Les acteurs, surgissant des gradins, descendent sur la scène. Ils donnent tout d’eux: un enthousiasme juvénile et une foi indéfectible dans le désir de vivre et de jouer; ils font confiance à leur metteur en scène énergique et turbulent qui descend de la régie, grimpe sur le plateau et jette son verre de bière… sur qui n’est pas d’accord. Les comédiens vocifèrent, s’invectivent et prennrnt rageusement le public à partie, en le culpabilisant pour cet état-là du monde...
Acteurs et spectateurs vivent l’absolu d’un présent partagé : « La naïveté, la bonté du Prince, le monde dans lequel il évolue, un monde féroce, cynique, où se mêlent le beau et le laid, le mesquin et le sublime, le sang et le rire.» D’une époque à l’autre, les idéologies se renversent, libéralisme, socialisme, conservatisme, fascisme et poussée des extrémismes. Après l’entracte, le public entend la fameuse anaphore du Président François Hollande: « Moi, Président… », suivies de son face à face pré-électoral avec Nicolas Sarkozy.
La réalité quotidienne est sous-tendue par une violence politique, économique et sociale, provoquant aussi folie et humour: le temps du spectacle se métamorphose en un moment de vie et d’excès, d’espoir et de persévérance. Un immense panneau sur pied s’abat sur la scène puis se relève grâce aux techniciens. Des parois en plexiglas dessinent l’espace protégé d’une boîte de nuit, où les acteurs dansent, et plongent à loisir dans un bain de mousse carbonique
Seaux de terre, de peinture vert fluo, de lait ou d’eau, tombées de pétales d’or en fusée, poudre dorée sur des personnages masqués, on est ici dans la démesure et la transfiguration, tandis que « les serpents se dévorent entre eux » . Cette vision de l’humanité rassemble tous les désastres, épidémies et monstres puisque sa nature est composée de l’ange et de la bête, ange déchu ou dragon.
Et le Prince, au-delà de son aspect farcesque, symbolise le dialogue avec soi-même, l’examen de conscience positif et une sensibilité apocalyptique intériorisée. Tous feux éteints, la nuit est totale, mais nous ne touchons pas à la fin de monde annoncée dans L’Apocalypse de Saint-Jean : un gâteau d’anniversaire apparaît, couronné de petites bougies pour les vingt-cinq ans de Nastassia Philippovna (Servane Ducorps), fille adoptive abusée depuis l’enfance par Totzki (Rodolphe Poulain), tuteur et homme d’affaires véreux, qui veut se débarrasser de la jeune fille en la mariant, avec une forte dot à la clé. Nastassia ne peut croire en rien, si ce n’est à une cynique dépravation.
Autour d’elle, des hommes sans foi ni loi, attirés par l’appât du gain ou un autre sentiment peu avouable, l’humble Gania (Thomas Rathier) soupire après Agliaïa, le séduisant Rogojine (Dan Artus), le suicidaire et nihiliste Hippolyte (Thibault Lacroix). Il y a aussi Lebedev (Emmanuel Matte) qui représente l’indigent, et qui incarne le dilemme de celui qui veut grimper dans l’échelle sociale, bien qu’il ait intégré intimement le jugement dévalorisant sur lui-même qu’il prête, lui, aux nantis. Seul le Prince Mychkine (Pascal Rénéric), grotesque et burlesque, désire sauver la jeune femme. Mais s’impose dans ce milieu sordide, la figure d’Aglaïa (Pauline Lorillard), âme pure et vindicative, qui distribue des gifles à qui les mérite.
Malgré des longueurs complaisantes qui font donc système, le spectacle joue brillamment sur une intensité joyeuse, en s’amusant même de ses excès. La force de la démesure est en effet nécessaire pour vivifier le désir de la mesure. Comme l’écrivait Roger Caillois dans Ponce-Pilate: « La violence primordiale de l’injustice universelle procure le seul réservoir de vigueur capable de hâter l’avènement incertain d’une équité précaire et approximative ». Or, l’univers ne tombe pas complètement dans les ténèbres, le rêve de changement est possible, nous dit cet Idiot ! parce que nous aurions dû nous aimer…
Et ce spectacle imagine d’abord la fusion entre l’individu et le monde, maintenant.
Véronique Hotte
Théâtre de la Ville, jusqu’au 12 octobre. T: 01 42 74 22 77 puis au Théâtre Nanterre-Amandiers, du 4 au 14 novembre. T : 01 46 14 70 00