Rien de moi d’Arne Lygre, traduction du norvégien de Stéphane Braunschweig, avec la collaboration d’Astrid Schenka, mise en scène et scénographie de Stéphane Braunschweig
« On ne sait pas tout de soi. Je n’arrive pas toujours à penser ce que je sens. Je n’arrive pas toujours à dire ce que je pense. » Comment le destinataire – un second médium après soi-même, d’une certaine manière – peut-il recevoir les états d’âme du locuteur, la transparence de ses pensées et de ses sensations qu’il ne maîtrise jamais ? La question intéresse particulièrement Stéphane Braunschweig, metteur en scène de cette pièce d’Arne Lygre, dont il a déjà monté Je disparais, en 2011, et Tage Unter à Berlin la même année, présenté ici, en langue allemande, en 2012.
Pour cet homme de théâtre qui analyse avec finesse la dramaturgie de Rien de moi, les personnages emblématiques de Moi (la femme – Chloé Réjon) et de Lui (l’homme – Manuel Vallade) mettent en mots, vivent et commentent leur nouvelle vie ensemble. À l’orée d’une existence nouvelle – ils laissent derrière eux une histoire passée dont ils ne regrettent rien, si ce n’est quelques amertumes, et pour la femme, un enfant abandonné au mari.
Ils parlent tous les deux d’idéal plus que de vie vécue, comme s’ils se projetaient dans un rêve en expérimentant effectivement le présent du temps. Aussi veulent-ils vivre en ne fuyant jamais une pleine conscience d’eux-mêmes. Lygre explore la capacité d’une pensée et d’une parole à influer sur la réalité et la perception qu’on en a. Se révèle ainsi la façon dont nous donnons le pli aux autres en les dirigeant sourdement, surtout les proches que nous protégeons soi-disant, en les étouffant dans la prison de visions personnelles égoïstes. Les adultes font devenir leurs enfants, d’après ce qu’ils voient d’eux ou ce qu’ils veulent qu’ils soient, en négligeant de les consulter sur leurs propres vues et désirs profonds.
Moi, fait amende honorable, elle est interprétée par Chloé Réjon, avec une voix sucrée qui fait passer en douceur la virulence d’un texte, et une belle et forte présence enfantine. Déçue par l’infime capacité d’imagination de chacun, la fille s’adresse à sa mère, en visite chez elle, jouée par la troublante et émouvante Luce Mouchel : « C’est la moindre des choses… pour un parent de comprendre ce qu’on ne peut pas comprendre, de s’intéresser à ce qui dans son enfant ne cadre pas avec ce qu’on est soi-même, récemment j’ai compris que j’ai été exactement pareille avec mes propres enfants, ai-je été curieuse ?… ai-je été ouverte à tout ce qu’ils pouvaient être ? »
La moindre des choses, quand on a un enfant, est de voir en lui autre chose que soi-même… un programme difficile à tenir. Et la fille, incomprise de poursuivre en douceur, à l’intention de sa mère, qu’elle a toujours vue comme sa propre fille : « Je ne dis pas que la personne à qui tu peux faire le moins confiance, c’est ta propre enfant. Elle fera n’importe quoi pour te protéger de sa réalité, si celle-ci n’est pas propre à susciter l’enthousiasme. »
Les méandres des paroles et de tous les mots de pouvoir qui s’échangent dans nos existences labyrinthiques suivent un cours aléatoire jusqu’à se jeter dans l’oubli. L’introspection contrôlée et exprimée ici avec une belle éloquence, rassure le locuteur lui-même, et égrène une cascade de « ai-je dit, ai-je pensé et pensais-je », comme un clin d’œil au dit grand style français dont on ne se lasse guère. A côté des trois rôles de Moi, de Lui et de Ex (ex-mari de Moi – Jean-Philippe Vidal), se tient Une Personne (Luce Mouchel) qui embrasse trois personnages, Sa Mère (de lui), Ma Mère (de Moi) et Mon fils, c’est toute La subtilité de Rien de moi.
Ainsi, s’échangent dans la grâce, les premiers rôles de toute vie, Ma Mère se transforme en Sa Mère et devient un enfant, celui de Moi, que le père attend dehors dans sa voiture, et Lui se métamorphose en fils de Sa Mère, forcément.
Les rôles se suivent dans le temps, la passion s’amenuise jusqu’à la rupture. Puis survient la maladie, événement fatal pour Lui, à moins qu’il ne sauve l’amour à deux : « Tu as ton futur, et moi le mien à court terme, et dans le temps qui nous reste, nous devons nous faire le bien que nous pouvons. » Au-delà de la douleur, il reste aux anciens amants, le temps avec les villes à visiter, les paysages à traverser, la mer à contempler jusqu’à ce qu’ils montent en bateau.
Tout est dit, des sensations infimes et des moindres pensées inavouables : celles de Lui, condamné, qui exige tyranniquement que la bien-portante disparaisse avec lui. La femme sacrifiée imagine à côté d’elle, le corps sans vie de son compagnon qu’elle veille jusqu’à ce que le froid de la mort lui impose « ce sentiment de quelque chose d’étranger, d’inconnu », ce avec quoi, elle ne doit ni ne peut plus avoir de relation.
Sur le plateau, seulement des murs et un sol blancs d’espace mental – centre hospitalier ou centre de réclusion vécu comme l’intérieur d’une pensée, et l’antichambre de la mort – dont on aurait débarrassé tous les encombrements inutiles amassés par le temps. Deux portes discrètes, à cour et à jardin. Quelques accessoires, des traces d’existence, un matelas, une table et deux chaises hautes de cuisine, puis l’eau primitive qui envahit tout: un rappel des murs gangrénés dans Tartuffe, mis en scène, en 2008, par Stéphane Braunschweig.
Un spectacle grave et plein de véritable effroi, sur un examen sans complaisance de toute vie.
Véronique Hotte
Théâtre National de La Colline, du 1er octobre au 21 novembre 2014. T: 01 44 62 52 52
Le texte de la pièce est publié aux Éditions de L’Arche.