Combat de Gilles Granouillet

Combat de Gilles Granouillet, mise en scène de Jacques Descorde

Combat-c-Nadege-Cathelineau« Notre maman va recevoir la médaille du travail… » : le frère tourne et retourne maladroitement les formules de sa lettre pour inviter sa sœur à la cérémonie : il est si peu sûr de lui et amer, vis-à-vis d’elle, qui a réussi sa vie, alors que lui, est resté coincé dans leur ville natale, sans emploi et sans avenir, entretenu par sa femme qui travaille aux abattoirs, tout comme leur mère et beaucoup d’habitants de ce coin perdu.
Le ton est donné. Pour tout décor, une table en formica et quelques chaises qu’on déplace en fonction des séquences; au fond du plateau, un quartier de bœuf grandeur nature pend au-dessus des confettis et des serpentins épars. On ne verra pas la mère, ni la fête, triste et ratée, comme la vie ici: « Ce n’est plus une banlieue mais un triangle, avec nous dedans », constate le frère.
Quand elle fait son apparition, la sœur, jeune et belle, contraste avec cet univers; un fossé social et culturel la sépare de la famille ouvrière qu’elle a quittée. Jusqu’au moment où, comme si elle était de nouveau happée par son milieu, son destin bascule. Elle poignarde, sauvagement et sans raison, un inconnu sur le quai de la gare. Son frère vient alors à sa rescousse, trouvant enfin, dans ce combat, un sens à sa vie : « C’est une affaire de famille. Je suis donc un autre homme, un homme qui va jusqu’au bout », dit-il. Et il ira jusqu’à se dénoncer pour la sauver. «Si vous avez deux pieds de tomates dans un petit pot, un pot tellement petit qu’ils ne pourront plus grandir ensemble, demande-t-il,  vous arrachez le vilain ou le beau? »
Gilles Granouillet s’intéresse une fois de plus aux petites gens, dans un thriller, presque un polar, qui fouille et dissèque les entrailles d’une famille éclatée, détruite par les frustrations sociales et affectives. Il revendique le plaisir d’employer le mot prolétariat: «C’est une mot banni! Ne plus le nommer, c’est le faire disparaître! Le prolétariat, qui existe aujourd’hui comme hier, comment on en sort, comment on y reste, c’est aussi ça, Combat ».
Cependant ses personnages, loin d’obéir à des types sociologiques, ont une véritable épaisseur. De quoi, pour les comédiens, donner corps, avec justesse et précision, à des dialogues serrés, écrits dans une langue imagée. Avec des scènes d’une violence qui remue les tripes, tempérée par un humour féroce et beaucoup de dérision. C’est dans les vérités qu’on se lance à la figure que réside surtout la cruauté. La confrontation s’avère musclée entre la sœur (Astrid Cathala) frêle et élégante, qui n’aura pas le dessus, face à sa belle-sœur (Anna Andreotti), plus massive, dans une robe tristounette et mal coupée.
Le frère (Jacques Descorde) quitte sa dépouille de désespoir et d’acrimonie, comme transfiguré par son sacrifice. La mise en scène ne tombe jamais dans le réalisme sordide et l’illustratif, et  garde une distance glacée avec le fait divers sanglant qui précipite l’action dans le drame; sobre, elle maintient une tension, une étrange inquiétude, jusque dans les recoins du plateau où, tapis dans la pénombre, les protagonistes se glissent, prêts à surgir.
Le spectacle nous tient en haleine comme un match de boxe; il nous trouble aussi, et nous touche,  sans jamais se vautrer dans le pathos. Il faut assister à ce combat.

 Mireille Davidovici

 Théâtre du Lucernaire, 53 Rue Notre-Dame des Champs, 75006 Paris T. 01 45 44 57 34 jusqu’au 16 novembre.

 

Combat est publié aux Editions des Quatre vents/L’avant-scène théâtre.

 

 


Archive pour 12 octobre, 2014

La Face cachée de la lune

La Face cachée de la lune, musique des Pink Floyd, concert-spectacle imaginé par Thierry Balasse, avec la complicité de Laurent Dailleau et d’Yves Godin.

hd01-plateau-la-face-cacheepatrickberger Pour Thierry Balasse, praticien de la musique liée à l’électroacoustique,  qui s’est inspiré de  l’œuvre de Pierre Henry, l’album mythique  des  Pink Floyd, The Dark Side of the Moon, parcourt toute la richesse sonore du chant, musique instrumentale,  synthétiseur,  bruitage, et voix parlée.
Cet album correspondait  à une révolution musicale conduisant la musique rock là où elle n’était encore jamais allée,  et qui se faisait aussi l’écho d’une prise de position philosophique radicale : « Don’t be afraid to care » (Ne craignez pas de vous soucier des autres)

Roger Waters, bassiste et compositeur du groupe, fait allusion à une « expression d’empathie politique, philosophique et humaniste ». et le célébrissime Money évoquait déjà, il y a quarante ans, la prépondérance des investissements  financiers sur la qualité des relations humaines! Neuf musiciens ont retrouvé les instruments d’époque: synthétiseur AKS, piano Wurlitzer, et caisse enregistreuse qui scande Money; le progrès technique aidant, ils font sur scène, ce que les Pink Floyd enregistraient en studio.
   Le spectacle s’apparente à une  reconstitution, et, en même temps,  à une façon de réfléchir à l’histoire des arts. The Dark Side of The Moon avait été enregistré dans les mythiques studios d’Abbey Road à Londres en 1972, à une époque où s’était développée la lutherie avec des synthétiseurs analogiques, aussitôt balayée par le numérique des années 80. « Aujourd’hui, dit Thierry Balasse, le son est presque toujours numérisé avant d’arriver aux oreilles, alors qu’un synthétiseur analogique, branché sur un système tout aussi analogique, donne des sensations inégalables ».
Le spectacle propose donc les timbres de cette époque, avec une belle sensation de qualité sonore. La scénographie  reconstitue un studio, avec un placement inhabituel des instruments,  synthétiseurs et systèmes de bruitage sur le devant de la scène, et priorité est donnée, par exemple, à des tintements de cloches lointaines,  balancements d’horloge, mécanismes familiers identifiables dans la mise en œuvre musicale de Time. S’accomplit ainsi à vue, le bruitage du battement d’un cœur,  avec juste un chiffon noir froissé d’un coup sec au micro, typique d’une installation artisanale du spectacle. Et les manipulations sont montrées, en direct et dans le détail, sur des écrans vidéo.
Pour la dimension ludique de Money, une feuille de journal, déchirée vivement et régulièrement au micro par le même musicien accessoiriste, précède le bruit métallique des pièces de monnaie, placées dans le tiroir des anciennes et feues caisses enregistreuses de notre enfance, et remis ici à l’honneur par Thierry Balasse lui-même, maître de cérémonie aux commandes des synthétiseurs analogiques Minimoog, synthi AKS et des bruitages, pour réaliser ce jingle de renommée planétaire.
Se succèdent des échanges entres synthétiseurs, claviers, et solos auxquels chacun des musiciens a droit: Eric Groleau est à la batterie, Olivier Lété, à la basse, Eric Loher, à la guitare, Cécile Maisonhaute, au piano à queue, au synthétiseur Nordstage et au chant, Benoît Meurant aux Minimoog et VCS3, Antonin Rayon, à l’orgue Hammond, au piano électrique Wurlitzer et au chant. Saluons les voix émouvantes de Yannick Boudruche et d’ Elisabeth Gilly.
Un retour lumineux dans le passé pour les anciens, et une révélation pour les jeunes…

 Véronique Hotte

 

Théâtre de la Cité internationale  du 7 au 10 octobre.
Et les 19 et 20 novembre, Festival Automne en Normandie, Le Hangar 23, Rouen; les 22 et 23 novembre à L’Espal, Le Mans (72); les 9 décembre, L’Apostrophe à  Cergy Pontoise (95); les 15 et 16 décembre à Vannes; les 8 et 9 janvier, Maison de la Culture, Bourges (18); le 23 janvier, Théâtre de Sartrouville et des Yvelines; le 28 janvier, Théâtre municipal, Bastia; le 31 janvier, Théâtre des Salins, Martigues; les 6 et 7 février, Nuithonie-Equilibre, Fribourg (Suisse); le 3 mars, Château-Rouge, Centre culturel d’ Annemasse; les 5 et 6 mars, Espace Malraux, Chambéry; le 10 mars, Dôme Théâtre, Albertville; le 12 mars,Théâtre du Crochetan, Monthey (Suisse); les 10 et 11 avril, Le Bateau Feu, Dunkerque; le 14 avril, Espace Malraux, Joué-les-Tours  et le 19 mai, Opéra de Limoges.

Le Malade imaginaire

Le Malade imaginaire de Molière, mise en scène de Jean Liermier

 topelementMolière et son œuvre, sont encore loin d’être méconnus d’une majorité du public, jeune, et moins jeune! Créée au Théâtre du Palais–Royal en 1673, avec la musique composée de Marc-Antoine Charpentier, c’est la dernière œuvre de Molière qui succombera le 17 février de cette même année, quelques heures après la quatrième  de cette comédie drôle et grinçante à la fois, où la mort aux multiples visages,  rôde sans partage…
Aller voir une pièce du répertoire que l’on a déjà vue ou simplement lue, engendre souvent une curiosité et une interrogation  chez de nombreux spectateurs qui la connaissent peu ou prou, et qui se demandent si le texte et la mise en scène vont encore réussir à les étonner et à les éblouir… Ce Malade Imaginaire, a été créé en janvier dernier au Théâtre de Carouge à Genève, et, grâce à la mise en scène de Jean Liermier et à une interprétation remarquable de Gilles Privat et des comédiens qui l’entourent, le pari est gagné!
Argan, veuf,  est remarié avec Béline, qui attend la mort de son mari pour en hériter, et le fait soigner en multipliant saignées, purges et remèdes. Angélique, leur fille, veut épouser Cléante, au grand dam de son père qui préférerait la marier à Thomas Diafoirus, un médecin… Une comédie macabre, où le rire et la fable tiennent à distance le réel,  qui est, bien sûr, la critique de la médecine, mais aussi l’histoire d’un homme d’âge mûr,  obsédé par l’angoisse de la maladie, et surtout de la mort : « Par la mort, nom de diable, je lui dirais (à ce Molière) crève, crève » dit Argan. La mort est aussi présente aussi chez les jeunes gens de la pièce, qui sont prêts, eux, à mourir… mais d’aimer !
Faire du contemporain, là n’est pas la question pour Jean Liermier qui, pour la troisième fois, s’empare de l’univers théâtral de Molière (Le Médecin malgré lui  (2007), et L’École des Femmes (2010). La difficulté, entre autres, est avant tout, face à une pièce obéissant à la règle des trois unités, et à ce langage et ces mœurs du 17è siècle, de savoir  encore provoquer  l’écoute et l’émotion du public. Et cela, sans toucher au texte (sauf comme le plus souvent, l’églogue et les intermèdes, chantés et dansés), et sans avoir recours à une scénographie et à des costumes contemporains.
Les mises en scène actuelles du Malade Imaginaire, à trop vouloir respecter l’époque de la pièce, ou bien à lui donner un air actuel, sont ennuyeuses et nous laissent  souvent déçus:  on se dit alors qu’il  aurait mieux valu lire, ou relire, tranquillement  la pièce.
.. Mais ici, et dès le début, le rythme est pris: le comique et sa gravité sous-jacente envahissent la scène. Atmosphère étrange : au début, Argan, dort dans un lit médicalisé, gesticulant et marmonnant, en plein cauchemar; en fond de scène, sont suspendus deux gigantesques oiseaux/chauves souris, apparus subitement au-dessus de  lui, et comme sortis tout droit des Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, la série de bandes dessinées de Jacques Tardi, publiée depuis 1976.
Nous retrouvons au troisième acte, ces marionnettes géantes, animales ou humaines, proches d’un carnaval, réelles ou en vidéo. « C’est alors que le carnaval entre en scène, dit Jean Lermier. La servante devient médecin, le prétendant, professeur de musique; le père, le mort, et la mère aimante, la marâtre. L’ordre des choses est inversé et l’espace d’un instant, le théâtre sert de révélateur en mettant en lumière le véritable amour et la terrible réalité ». Bref, Mort et  Carnaval font ici bon ménage !
L’action est menée tambour battant, et Jean Liermier n’a pas voulu de costumes d’époque qui ont été créés selon la situation, et en harmonie, avec le tempérament et l’humeur des personnages. L’univers sonore de Jean Faravel -subtil- n’est jamais insistant, et, avec la musique, renforce la tension, l’étrangeté et l’onirisme de la pièce, et contribue à cette impression que nous éprouvons de plus en plus distinctement, d’être face à une situation existentielle et sociale, qui est encore, en 2014, aussi prégnante et violente, malgré l’évolution de la médecine et des mœurs.
Molière est bien là, tout proche de nous, grâce à l’intelligence poétique et dramaturgique de Jean Liermier. Pour nous faire entendre avec légèreté et beaucoup d’esprit, la part,  sombre et comique à la fois, de notre condition ! Et cela fait vraiment du bien !

Elisabeth Naud

Il est là, immense, sur son lit  médicalisé. En bon père moliéresque, Argan impose, étale son égoïsme : il lui faut un médecin pour gendre. Naturellement, cela n’arrivera pas, selon le schéma classique qui voit triompher la jeunesse et l’amour. Le Malade imaginaire est une drôle de pièce, écrite par un vrai malade qui a une dent solide contre les médecins.
Molière avait déjà fait d’eux sa cible au détour de son Dom Juan, il y revient en grand, et avec le souvenir de ses autres grandes comédies. Par exemple, la scène où le père interroge la petite Louison (seul rôle joué à la création par la propre fille de Molière) pour savoir jusqu’où sont allées les privautés entre Angélique et Cléante, ressemble fort à l’interrogatoire d’Agnès par Arnolphe dans L’Ecole des femmes –ce qui accentue rétrospectivement l’aspect incestueux de la pièce-.
L’intronisation finale d’Argan en médecin renvoie,elle, au Mamamouchi du Bourgeois gentilhomme. Bref, Molière n’hésite pas à recycler ce qui a bien marché sur scène en même temps que ce qui le tourmente, au fond se son cœur. Jamais il n’aura été aussi amer au sujet de sa femme, ici diabolisée en Béline. Mais il introduit dans le Malade une ultime nouveauté, avec une ironie terrible : l’irruption immédiate du réel. Il défie sa maladie en se maudissant lui-même sur scène : « Ne me parlez pas de ce Molière, c’est un grand impertinent. S’il vient à tomber malade, ce que je souhaite c’est que les médecins refusent de le soigner, et qu’il crève, qu’il crève ! ». On connaît la suite.
Dans le dernier décor (posthume!) de Jean-Marc Stehlé, gigantesque, « hénaurme » et raffiné en même temps (on vous laisse découvrir la machinerie), avec, en trumeaux, une série de leçons d’anatomie et de descentes de croix, Gilles Privat est carrément royal. Les jeunes premiers sont un peu minces, comme il se doit, Toinette un peu décevante, mais la troupe aguerrie, solide, est prête à toutes les métamorphoses.
La mise en scène et la direction d’acteurs déçoivent pourtant : les pistes burlesques proposées ne sont pas explorées, des figures à la Daumier rencontrent un malade bien d’aujourd’hui et ça n’explose pas. Bon, on nous dit qu’il s’agit de l’un des nombreux effets de théâtre dans le théâtre que la pièce propose, que ce sont des fantasmes d’Argan. Soit…
En tout cas, avec cet Argan-là et  après son Arnolphe, Gilles Privat emporte tout, élève l’entreprise au-dessus du gag (il y en a, et on en rit quand même) et du grand spectacle. Une bonne tranche de  drôlerie qui fait passer la déception sur certains choix de jeu.

 Christine Friedel

 Théâtre 71, scène nationale de Malakoff, jusqu’au 18 octobre.

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