Quand je pense qu’on va vieillir ensemble
Quand je pense qu’on va vieillir ensemble, création collective des Chiens de Navarre, mise en scène de Jean-Christophe Meurisse
La magie opère parfois entre un lieu, comme le Théâtre des Bouffes du Nord et un spectacle comme celui des Chiens de Navarre. Envahi par cette troupe de saltimbanques déchaînés, il accueille Quand je pense qu’on va vieillir ensemble, une rencontre poétique, sociale et politique sans concession.
Le spectacle a vu le jour en février 2013 et n’a cessé depuis d’évoluer, selon leur principe artistique: « La représentation, disent-ils, n’est que le prolongement des répétitions,et sans point d’achèvement ».
Ils ne pouvaient trouver mieux comme cadre pour laisser vivre et offrir au spectateur, avec autant d’audace et de liberté, la violence, l’idiotie du conformisme, l’obscénité, mais aussi l’intelligence, le romantisme, la tendresse et surtout l’humour qui parcourent les différents tableaux et leurs personnages, très prégnants…
Le spectacle, sans cesse en mouvement, est joué par des acteurs dotés d’une belle énergie. Et, avec peu de choses, sur le plateau mais toutes parfaitement maîtrisées : un sol couvert de terre sombre et de brindilles, avec ça et là, quelques objets, dont des palissades en bois à moitié renversées, ou adossées au mur du fond de scène… et selon les situations, des chaises, ou une chambre aménagée de bric et de broc.
Ce lieu fort des Bouffes du Nord, avec ce sol ainsi habillé, devient tantôt une forêt, tantôt un terrain vague, tantôt une salle de réunion, etc…. Les éclairages de Vincent Millet, d’une grande finesse dramaturgique et la talentueuse création sonore de Julie Leprou, participent de cette magie théâtrale.
Mais à quelle(s) histoire(s) sommes-nous invités à prendre part? Les Chiens de Navarre tentent ainsi l’expérience spectaculaire de la réconciliation avec soi-même. « Pour mieux interroger l’enfant triste qui claque des dents en nous », dit Jean-Christophe Meurisse qui se définit au sein du collectif comme le chef de meute !
Mélancolie et colère à la fois, donnent un spectacle extrêmement physique et risqué. Le public, stupéfait, parfois choqué ou attendri, ou bien mort de rire, assiste à une série de tableaux denses en émotion, perturbants et souvent très drôles. Dès le début, la représentation est « mordante » et, alors qu’elle n’a pas encore commencé, le public entre dans la salle, accueilli par des grognements, cris, interpellations, et injures lancés par une bande d’individus monstrueux. Tous semblables à des vampires, ou animaux féroces, mi-homme, mi-chiens, ensanglantés, à moitié dévêtus, avec une gueule et des dents à la Nosferatu. Le conte, et l’horreur, le fantastique: l’on se demande un peu perplexe, ce qui nous attend…
Après cette mise en condition, les scènes se succèdent : entre autres, un couple en pleine scène de ménage, une formation de thérapie de groupe pour réussir un entretien d’embauche ou pour reprendre confiance en soi, et être performant et surtout le meilleur en toutes circonstance de la vie, bien sûr ! Tous ces personnages, issus de notre réalité quotidienne, sociale et intime, nous font part de cette « humanité imparfaite et fragile », et ont recours sans aucune limite, à une provocation, sexuelle, corporelle et/ou langagière.
Les Chiens de Navarre n’en sont pas à leur première manifestation à la fois étonnante d’agressivité, éprise de liberté dans un geste et une volonté de recherche dramatique et artistique. Toutes leurs créations sont construites sur un travail d’impros; un canevas se tisse au fur et à mesure des répétitions et représentations, et cela leur arrive d’avoir recours, à un texte comme source d’inspiration, par exemple ici, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier de Stig Dagerman, avec, entre autres phrases: « Deux choses me remplissent d’horreur : le bourreau en moi et la hache au-dessus de moi ».
Le spectacle provoque en profondeur notre conscience et notre corps. Cette « pièce improvisée « , cette sorte de performance entraîne le public dans des contrées existentielles déstabilisantes. La compagnie, marginale il y a peu encore, a l’art, à travers une langue poétique, un humour et une dérision poussés à l’extrême, de faire surgir et entendre une parole politique sans détour. Parole tragique en mouvement et sans cesse réinterrogée, au fil des (re)présentations de chacun de leurs spectacles…
Le théâtre est ici pleinement un art vivant ! Et politique…
Elisabeth Naud
Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Boulevard de La Chapelle 75010 Paris T : 01 46 07 34 50, jusqu’au 18 octobre; en novembre et décembre en France. Puis en 2015, en France et en Belgique