Livres et revues
Livres et revues:
A L’Oeil nu d’Alice Roland.
« Nous avons montré nos culs. Nous avons trouvé que c’était un excellent métier, meilleur que tous ceux qu’on nous avait recommandés. Nous avons vu quantité de corps, ceux des hommes et les nôtres, face à face dans l’espace feutré d’un sex-show. C’était très instructif, et pas seulement du point de vue anatomique : surgissaient des questions morales, sentimentales, politiques et même métaphysiques. Des questions sérieuses, en somme – plus sérieuses que nous. Qui, nous? Quelques strip-teaseuses réunies là, témoins des jours fastes ou médiocres d’une fabrique d’hétérosexualité de pacotille, fête foraine sexuelle ouverte de midi à minuit et regorgeant de corps et de pensées à décortiquer. »
Voilà, tout est dit ou presque. À l’origine de cet À L’Œil Nu, un sex-show, que l’on pourrait qualifier de » spectacle à public mais (non à tarif!) réduit… voire individuel aux scènes à caractère ouvertement sexuel, mimées/jouées par de jeunes femmes mais sans aucun contact physique avec les client(e)s, du moins dans le lieu lui-même…
Leur origine remonte aux petits films érotico-pornos doux, tournés aux Etats-Unis, au début du XXe siècle et comme on pouvait encore en voir sur les petits écrans d’appareils à pièces,vers les années cinquante en France dans les fêtes foraines mais uniquement, si on avait 21 ans… Et (rare exemple d’une émigration du cinéma vers le théâtre ou le spectacle, et non l’inverse), sont apparus ces sex-shows ou peep-shows vers 1970 encore aux Etats-Unis puis en Europe, endroits où de jeunes femmes s’exhibaient seules ou à deux dans de petites salles ou dans des cabines, avec le but évident (mais pas toujours avoué) de provoquer une éjaculation rapide chez le client. Les quelques salles restantes seront peut-être classés un jour classées monuments historiques, la déferlante Internet les ayant vite remplacées!
Il y a œil (cul comme dans l’argot du XIXe siècle?) et nu, comme le sont les jeunes femmes qui y travaillent dans ce qu’il faut bien nommer un lieu de spectacles , un « théâtre de papier » comme dit l’un des personnages). Le texte d’Alice Roland est fondé sur une expérience réelle; il y a en effet des détails d’une telle précision que cela ne trompe pas, et la jeune écrivaine connaît, ou a connus, de près ces endroits plutôt glauques mais qui tiennent un peu malgré tout d’une cellule familiale avec ses affections avec comme elle dit « des liens affectifs » et ses haines, pour ces travailleuses. Avec aussi, comme unique personnage masculin, une sorte d’appariteur/surveillant/caissier et homme à tout faire…
Mais le livre n’est pas une description mais une sorte de plongée quasi-ethnologique à l’intérieur d’un monde, aussi clos que pouvaient l’être les bordels ou maisons « closes » (du nom de leurs volets obligatoirement fermés) avant leur fermeture en France. Cette suite de narrations à la première personne, si elle ne nous épargne rien de la vie au quotidien de ces strip-teaseuses, non prostituées pour la plupart et qui y gagnent leur vie, participe surtout d’une belle interrogation/réflexion des plus lucides sur la vie sexuelle de l’humanité, avec un regard sans concession mais plutôt bienveillant sur les clients – en majorité des hommes – qui fréquentent ces peep-shows.
Les mots sont souvent crus mais jamais racoleurs: « Ils étaient des pantins, et nous, des poupées, à l’état ou on se connaissait. Peut-être il n’y avait de réel que la gelée de sperme ( à recommencer, toujours) dans les deux cagibis nommés isoloirs, et le transfert d’argent qu’opérait la banque quand ils tapent leur code de carte bleue. Et encore. L’argent c’est du vent ».
Le livre d’Alice Roland rappelle souvent celui de Catherine Millet, La vie sexuelle de Catherine M. : mêmes lucidité et volonté de dire les choses, même intelligence, même écriture très ciselée; l’écriture des trente dernières pages s’essouffle un peu, mais ce livre ne peut laisser personne indifférent.
Editions P.O.L. 365 pages, 17,90 €
Metteurs en scène et scénographes du XXe siècle d’Odette Aslan
Dans la collection thXX dirigée par Béatrice Picon-Vallin, vient de paraître un gros volume consacré à l’évolution à la fois, de la mise en scène, de l’architecture des théâtres mais aussi du décor, et de ce qu’on appelle maintenant la scénographie. Et cela dans toute la seconde moitié du XXème siècle qu’Odette Aslan a particulièrement bien connu, au cours des répétions et/ou représentations de spectacles cultes auxquels on ne cesse encore de se référer.
Georges Pitoeff, puis Tadeusz Kantor, Bob Wilson, Matthias Langhoff, furent le plus souvent leurs propres scénographes mais les grands noms, de Jean Vilar, est lié à celui de Léon Guischia, de Louis Jouvet à celui de Christian Bérard, de Charles Dullin à celui d’André Barsacq, de Gaston Baty à celui d’Emile Bertin, d’Otomar Krejča à celui de Josef Svoboda, de Patrice Chéreau à celui de Richard Peduzzi, d’Ariane Mnouchkine à ceux de Roberto Moscoso et de Guy-Claude François, d’Antoine Vitez à celui de Yannis Kokhos, de Strehler à ceux de Luciano Damiani et de Gustavio Frigerio, de Peter Brook à celui de Michel Launay, de Klaus-Michaël Gruber à ceux de Gilles Aillaud et d’Eduardo Arroyo, de Roger Planchon à celui de René Allio, d’Alfredo Arias à celui de Roberto Plate, etc… Odette Aslan ne parle pas, on se demande pourquoi, et c’est dommage, de cet autre couple Jérôme Savary/Michel Lebois. On doit à ce dernier presque tous les beaux décors de ses créations pendant plus de trente ans…
Mais elle analyse, et fort bien, toute une série de spectacles, pour la plupart créés en France où l’œuvre du scénographe aura été absolument déterminante pour la conception et l’emploi de l’espace, et qui auront marqué des générations de spectateurs. Odette Aslan commence ce voyage passionnant par une étude rapide de ce que fut la scénographie au début du XXème siècle. On les sait (mais sans doute pas les lecteurs d’aujourd’hui, étudiants ou non) et c’est un rappel historique fort utile: tout, ou presque, était déjà né il y a un siècle déjà, avec l’introduction du béton armé comme base de scène au Vieux-Colombier par Jacques Copeau, du décor à scènes simultanées pour Les Criminels de Brückner par Georges Pitoeff qui avait suivi une formation de peintre et qui fut aussi, comme on l’a dit, son propre scénographe, de l’importance capitale de la lumière dans les mises en scène de Gaston Baty qui fut, lui, beaucoup influencé par les théâtres allemand et russe (il eut l’audace d’accueillir Brecht avec son Opéra de Quat’sous) et, qui, bien avant Jean Vilar, avait déjà supprimé la rampe. C’est cela qu’Odette Aslan retrace avec beaucoup de soin et de méthode.
Elle analyse de très près la période de l’après-guerre et la suivante: c’est tout un panorama fascinant du théâtre contemporain qui défile ainsi, avec, pour la plupart, les spectacles que nous avons vus depuis un demi-siècle. Et pour ceux qui n’étaient pas encore nés, le livre constitue une bonne introduction à une période de création tout à fait florissante.
Au chapitre des réserves, il y a certaines imprécisions ou erreurs concernant, notamment les spectacles de Tadeusz Kantor ou de Luca Ronconi, et des jugements un peu péremptoires quand, par exemple, Odette Aslan écrit « qu’à la primauté du texte, a succédé celle de l’image ». Ce qui est quand même un peu plus compliqué, si l’on en juge nombre de travaux actuels de jeunes metteurs en scène comme Sylvain Creuzevault, Thomas Joly ou Julien Gosselin, pour ne citer qu’eux…
On aurait aussi aimé avoir, mais ce n’était sans doute le propos de cette historienne du théâtre, un jugement critique sur les lieux et formes scéniques dont elle parle longuement; et cela aurait été tout à fait bien qu’elle traite de l’influence des nouvelles technologies sur la scénographie contemporaine. Elle remarque seulement (avec juste raison) que le vieux couple metteur en scène/scénographe ne peut plus fonctionner comme autrefois.
Il aurait fallu aussi étudier ce nouveau phénomène: pour cause de sérieuse diminution des aides publiques, le plateau nu ou presque, et/ou avec projections de vidéos, participe maintenant d’une nouvelle esthétique chez les jeunes créateurs.
Ce qui implique sans doute une remise en cause évidente de la scénographie traditionnelle où ce plateau nu, sans pendrillons, doté de caméras et d’un grand écran en fond de scène pour projections vidéo, ressemble souvent un peu à celui d’un studio de cinéma. Avec éléments de décor de réemploi, voire trouvés dans la rue, comme aux heures glorieuses du théâtre new-yorkais des années 70, ce que fait, par exemple, Charlotte Maurel pour le collectif Julie Deliquet. Mais la question pourrait faire largement l’objet d’une autre recherche…
Cela dit, ce livre, d’une grande précision, enrichi de nombreuses photos et dessins, d’un bon index et d’un lexique de termes techniques bien utiles au non-spécialiste, constitue une excellente approche de la mise en scène et de la scénographie contemporaines…
Editions L’Âge d’Homme- théâtre XXe siècle. 25 €.
REVUE INCISE 1. (qu’est-ce qu’un lieu?)
Cela fait toujours du bien la naissance d’une revue! En l’occurrence, celle de Revue Incise. Elle « vient du théâtre en particulier, mais elle n’est pas à strictement parler une revue de théâtre. C’est depuis le théâtre qu’elle interroge l’époque. Et elle l’interroge avec une suqgestion et une exigence : le lieu et la critique ».
Le théâtre en particulier, c’est le Studio-Théâtre, avec, à sa tête, le scénographe et metteur en scène Daniel Jeanneteau qui est aussi le directeur de publication de cette revue qui se veut indépendante, et dont Diane Scott est rédactrice en chef.
Ce premier numéro est dense ( 226 pages un peu serrées!) avec onze textes. Diane Scott prend soin de préciser qu’Incise s’adresse au théâtre et au-delà. (…) L’Incise convoque l’image contraire, celle d’une circulation qui travers les entre-soi et les répartitions d’expertise. Ensuite parce qu’à la question obsédante du théâtre – le public, son découpage, sa fidélité – c’est à dire une forme pervertie de questionnement sur le peuple, Revue Incise substitue la question qu’est-ce qu’un lieu? «
Au sommaire, entre autres articles: la traduction du premier chapitre de La Marche des fanzineurs de jeux vidéos, d’Anna Anthropy, critique américaine et conceptrice de jeu vidéo que l’auteure conçoit comme des fanzines, créateurs d’une nouvelle expression artistique- ce que peu de critiques américains, dit-elle, ont su discerner, et qui sont aussi porteurs aussi d’une nouvelle contre-culture. Elle remarque justement que la création de jeux numériques, autrefois réservée aux ingénieurs et programmeurs qui savaient coder, est de plus en plus accessible aux non-spécialistes de la chose qui peuvent grâce à l’évolution des techniques, réaliser leurs propres jeux et de les programmer en ligne… Ce qui change évidemment toute la donne en termes culturels.
Dans Paroles gelées ou le soulagement, Diane Scott analyse le spectacle de Jean Bellorini d’après Rabelais, comme modèle de plus en plus fréquent d’un nouveau paradigme culturel, avec l’émergence de la notion de « collectif », « en vue de récréer un théâtre populaire, avec un côté faussement bricolé ». Paroles gelées n’est pas malhonnête, dit-elle, (Jean Bellorini appréciera!) mais « il tente « de nous faire croire qu’il produit un objet populaire, là où il ne s’agit que de connivences qui ont pour condition la fin même du populaire comme innocence sociale. Le spectacle agit ici d’une part comme fantasme et et d’autre part comme construction culturellement codifiée » , et « en jouant la carte du rassemblement social » .
Elle parle même, mais on ne la suit plus très bien « de plaisir afférent au prix de cette mystification ». Mais désolé, à leur époque certes et qui n’est plus du tout la nôtre, Jean Vilar dans la banlieue parisienne, Jean Dasté dans les petites villes autour de Saint-Etienne, Roger Planchon à Villeurbanne, etc.. faisaient-ils autre chose? Et la reprise avec beaucoup de succès au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, de Liliom de Ferenc Molnar, pièce légendaire entre toutes, par Jean Bellorini, même si on peut avoir des réserves sur sa mise en scène (voir Le Théâtre du Blog), n’est pas un phénomène anodin…
Egalement au sommaire de ce premier numéro: un article de Kristina Lowis, historienne de l’art sur le zoo de Vincennes où « sont exposés » des animaux d’autres continents, comme le furent autrefois (mais c’était quand même au XXe siècle!), des humains venus d’Afrique…Chercher l’erreur, comme elle le sous-entend…
Il y a aussi le début d’un texte inédit de Frederic Jameson, théoricien américain de la littérature et de la culture contemporaine, traduit par le philosophe Florent Lahache et à suivre dans les prochains numéros. L’auteur montre que « l’utilité » de Brecht dépend toute entière de sa fonction intempestive, perturbatrice. Encore, ajoute-t-il, savoir cependant s’y prendre pour la rendre active ». Frederic Jamson ne donne évidemment pas de recette mais, au moins, a-t-il le mérite de poser la question à l’heure où les mises en scène du théâtre de Brecht vont parfois un peu dans tous les sens, et parfois même, au mépris du texte…
Longue vie à Revue Incise!
Revue éditée par le Studio-Théâtre de Vitry- sur-Seine. 10 €
Ubu Scènes d’Europe n° 56/57
Signalons aussi le dernier numéro de la très bonne revue dirigée par Chantal Boiron, consacrée en grande partie aux Grandeurs et misères des compagnies françaises , avec une série d’articles par Jean-Pierre Thibaudat, Joëlle Gayot, Odile Quirot,Pascale Gateau, et Chantal Boiron sur les collectifs de Julie Deliquet, Julien Gosselin, Lazare… et sur des compagnies plus anciennes, comme celles de Jean-Pierre Vincent, ou plus récemment celles d’ Olivier Werner, ou de Philippe Quesne qui a été nommé à la tête du Théâtre des Amandiers-Nanterre, ainsi que celle d’une metteuse en scène autonome Maya Boquet.
La notion de compagnie, ou maintenant de collectif, recouvre des situations personnelles, des implantations, et des expériences très différentes mais aussi des budgets disparates. C’est tout cela que l’on peut découvrir au fil de ces riches interviews mais imprimés en assez petits caractères: c’est la seule réserve que l’on peut faire.
Il y a aussi dans ce même numéro, la publication des deux premières scènes de Tueurs de dragons, une pièce de Milena Marković, écrivaine serbe de quarante ans qui a écrit plusieurs autres pièces dont Rails créée en 2002 après une résidence d’été au Royal Court de Londres; elle a aussi la réalisé plusieurs longs métrages et documentaires.
Et un beau texte de Valérie Lang, décédée il y a un an, sur son métier de comédienne.
UBU n° 56/57 2ème semestre 2014. 15 €
Philippe du Vignal