Le Malade imaginaire
Le Malade imaginaire de Molière, mise en scène de Jean Liermier
Molière et son œuvre, sont encore loin d’être méconnus d’une majorité du public, jeune, et moins jeune! Créée au Théâtre du Palais–Royal en 1673, avec la musique composée de Marc-Antoine Charpentier, c’est la dernière œuvre de Molière qui succombera le 17 février de cette même année, quelques heures après la quatrième de cette comédie drôle et grinçante à la fois, où la mort aux multiples visages, rôde sans partage…
Aller voir une pièce du répertoire que l’on a déjà vue ou simplement lue, engendre souvent une curiosité et une interrogation chez de nombreux spectateurs qui la connaissent peu ou prou, et qui se demandent si le texte et la mise en scène vont encore réussir à les étonner et à les éblouir… Ce Malade Imaginaire, a été créé en janvier dernier au Théâtre de Carouge à Genève, et, grâce à la mise en scène de Jean Liermier et à une interprétation remarquable de Gilles Privat et des comédiens qui l’entourent, le pari est gagné!
Argan, veuf, est remarié avec Béline, qui attend la mort de son mari pour en hériter, et le fait soigner en multipliant saignées, purges et remèdes. Angélique, leur fille, veut épouser Cléante, au grand dam de son père qui préférerait la marier à Thomas Diafoirus, un médecin… Une comédie macabre, où le rire et la fable tiennent à distance le réel, qui est, bien sûr, la critique de la médecine, mais aussi l’histoire d’un homme d’âge mûr, obsédé par l’angoisse de la maladie, et surtout de la mort : « Par la mort, nom de diable, je lui dirais (à ce Molière) crève, crève » dit Argan. La mort est aussi présente aussi chez les jeunes gens de la pièce, qui sont prêts, eux, à mourir… mais d’aimer !
Faire du contemporain, là n’est pas la question pour Jean Liermier qui, pour la troisième fois, s’empare de l’univers théâtral de Molière (Le Médecin malgré lui (2007), et L’École des Femmes (2010). La difficulté, entre autres, est avant tout, face à une pièce obéissant à la règle des trois unités, et à ce langage et ces mœurs du 17è siècle, de savoir encore provoquer l’écoute et l’émotion du public. Et cela, sans toucher au texte (sauf comme le plus souvent, l’églogue et les intermèdes, chantés et dansés), et sans avoir recours à une scénographie et à des costumes contemporains.
Les mises en scène actuelles du Malade Imaginaire, à trop vouloir respecter l’époque de la pièce, ou bien à lui donner un air actuel, sont ennuyeuses et nous laissent souvent déçus: on se dit alors qu’il aurait mieux valu lire, ou relire, tranquillement la pièce... Mais ici, et dès le début, le rythme est pris: le comique et sa gravité sous-jacente envahissent la scène. Atmosphère étrange : au début, Argan, dort dans un lit médicalisé, gesticulant et marmonnant, en plein cauchemar; en fond de scène, sont suspendus deux gigantesques oiseaux/chauves souris, apparus subitement au-dessus de lui, et comme sortis tout droit des Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, la série de bandes dessinées de Jacques Tardi, publiée depuis 1976.
Nous retrouvons au troisième acte, ces marionnettes géantes, animales ou humaines, proches d’un carnaval, réelles ou en vidéo. « C’est alors que le carnaval entre en scène, dit Jean Lermier. La servante devient médecin, le prétendant, professeur de musique; le père, le mort, et la mère aimante, la marâtre. L’ordre des choses est inversé et l’espace d’un instant, le théâtre sert de révélateur en mettant en lumière le véritable amour et la terrible réalité ». Bref, Mort et Carnaval font ici bon ménage !
L’action est menée tambour battant, et Jean Liermier n’a pas voulu de costumes d’époque qui ont été créés selon la situation, et en harmonie, avec le tempérament et l’humeur des personnages. L’univers sonore de Jean Faravel -subtil- n’est jamais insistant, et, avec la musique, renforce la tension, l’étrangeté et l’onirisme de la pièce, et contribue à cette impression que nous éprouvons de plus en plus distinctement, d’être face à une situation existentielle et sociale, qui est encore, en 2014, aussi prégnante et violente, malgré l’évolution de la médecine et des mœurs.
Molière est bien là, tout proche de nous, grâce à l’intelligence poétique et dramaturgique de Jean Liermier. Pour nous faire entendre avec légèreté et beaucoup d’esprit, la part, sombre et comique à la fois, de notre condition ! Et cela fait vraiment du bien !
Elisabeth Naud
Il est là, immense, sur son lit médicalisé. En bon père moliéresque, Argan impose, étale son égoïsme : il lui faut un médecin pour gendre. Naturellement, cela n’arrivera pas, selon le schéma classique qui voit triompher la jeunesse et l’amour. Le Malade imaginaire est une drôle de pièce, écrite par un vrai malade qui a une dent solide contre les médecins.
Molière avait déjà fait d’eux sa cible au détour de son Dom Juan, il y revient en grand, et avec le souvenir de ses autres grandes comédies. Par exemple, la scène où le père interroge la petite Louison (seul rôle joué à la création par la propre fille de Molière) pour savoir jusqu’où sont allées les privautés entre Angélique et Cléante, ressemble fort à l’interrogatoire d’Agnès par Arnolphe dans L’Ecole des femmes –ce qui accentue rétrospectivement l’aspect incestueux de la pièce-.
L’intronisation finale d’Argan en médecin renvoie,elle, au Mamamouchi du Bourgeois gentilhomme. Bref, Molière n’hésite pas à recycler ce qui a bien marché sur scène en même temps que ce qui le tourmente, au fond se son cœur. Jamais il n’aura été aussi amer au sujet de sa femme, ici diabolisée en Béline. Mais il introduit dans le Malade une ultime nouveauté, avec une ironie terrible : l’irruption immédiate du réel. Il défie sa maladie en se maudissant lui-même sur scène : « Ne me parlez pas de ce Molière, c’est un grand impertinent. S’il vient à tomber malade, ce que je souhaite c’est que les médecins refusent de le soigner, et qu’il crève, qu’il crève ! ». On connaît la suite.
Dans le dernier décor (posthume!) de Jean-Marc Stehlé, gigantesque, « hénaurme » et raffiné en même temps (on vous laisse découvrir la machinerie), avec, en trumeaux, une série de leçons d’anatomie et de descentes de croix, Gilles Privat est carrément royal. Les jeunes premiers sont un peu minces, comme il se doit, Toinette un peu décevante, mais la troupe aguerrie, solide, est prête à toutes les métamorphoses.
La mise en scène et la direction d’acteurs déçoivent pourtant : les pistes burlesques proposées ne sont pas explorées, des figures à la Daumier rencontrent un malade bien d’aujourd’hui et ça n’explose pas. Bon, on nous dit qu’il s’agit de l’un des nombreux effets de théâtre dans le théâtre que la pièce propose, que ce sont des fantasmes d’Argan. Soit…
En tout cas, avec cet Argan-là et après son Arnolphe, Gilles Privat emporte tout, élève l’entreprise au-dessus du gag (il y en a, et on en rit quand même) et du grand spectacle. Une bonne tranche de drôlerie qui fait passer la déception sur certains choix de jeu.
Christine Friedel
Théâtre 71, scène nationale de Malakoff, jusqu’au 18 octobre.