Le Malade imaginaire

Le Malade imaginaire de Molière, mise en scène de Jean Liermier

 topelementMolière et son œuvre, sont encore loin d’être méconnus d’une majorité du public, jeune, et moins jeune! Créée au Théâtre du Palais–Royal en 1673, avec la musique composée de Marc-Antoine Charpentier, c’est la dernière œuvre de Molière qui succombera le 17 février de cette même année, quelques heures après la quatrième  de cette comédie drôle et grinçante à la fois, où la mort aux multiples visages,  rôde sans partage…
Aller voir une pièce du répertoire que l’on a déjà vue ou simplement lue, engendre souvent une curiosité et une interrogation  chez de nombreux spectateurs qui la connaissent peu ou prou, et qui se demandent si le texte et la mise en scène vont encore réussir à les étonner et à les éblouir… Ce Malade Imaginaire, a été créé en janvier dernier au Théâtre de Carouge à Genève, et, grâce à la mise en scène de Jean Liermier et à une interprétation remarquable de Gilles Privat et des comédiens qui l’entourent, le pari est gagné!
Argan, veuf,  est remarié avec Béline, qui attend la mort de son mari pour en hériter, et le fait soigner en multipliant saignées, purges et remèdes. Angélique, leur fille, veut épouser Cléante, au grand dam de son père qui préférerait la marier à Thomas Diafoirus, un médecin… Une comédie macabre, où le rire et la fable tiennent à distance le réel,  qui est, bien sûr, la critique de la médecine, mais aussi l’histoire d’un homme d’âge mûr,  obsédé par l’angoisse de la maladie, et surtout de la mort : « Par la mort, nom de diable, je lui dirais (à ce Molière) crève, crève » dit Argan. La mort est aussi présente aussi chez les jeunes gens de la pièce, qui sont prêts, eux, à mourir… mais d’aimer !
Faire du contemporain, là n’est pas la question pour Jean Liermier qui, pour la troisième fois, s’empare de l’univers théâtral de Molière (Le Médecin malgré lui  (2007), et L’École des Femmes (2010). La difficulté, entre autres, est avant tout, face à une pièce obéissant à la règle des trois unités, et à ce langage et ces mœurs du 17è siècle, de savoir  encore provoquer  l’écoute et l’émotion du public. Et cela, sans toucher au texte (sauf comme le plus souvent, l’églogue et les intermèdes, chantés et dansés), et sans avoir recours à une scénographie et à des costumes contemporains.
Les mises en scène actuelles du Malade Imaginaire, à trop vouloir respecter l’époque de la pièce, ou bien à lui donner un air actuel, sont ennuyeuses et nous laissent  souvent déçus:  on se dit alors qu’il  aurait mieux valu lire, ou relire, tranquillement  la pièce.
.. Mais ici, et dès le début, le rythme est pris: le comique et sa gravité sous-jacente envahissent la scène. Atmosphère étrange : au début, Argan, dort dans un lit médicalisé, gesticulant et marmonnant, en plein cauchemar; en fond de scène, sont suspendus deux gigantesques oiseaux/chauves souris, apparus subitement au-dessus de  lui, et comme sortis tout droit des Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, la série de bandes dessinées de Jacques Tardi, publiée depuis 1976.
Nous retrouvons au troisième acte, ces marionnettes géantes, animales ou humaines, proches d’un carnaval, réelles ou en vidéo. « C’est alors que le carnaval entre en scène, dit Jean Lermier. La servante devient médecin, le prétendant, professeur de musique; le père, le mort, et la mère aimante, la marâtre. L’ordre des choses est inversé et l’espace d’un instant, le théâtre sert de révélateur en mettant en lumière le véritable amour et la terrible réalité ». Bref, Mort et  Carnaval font ici bon ménage !
L’action est menée tambour battant, et Jean Liermier n’a pas voulu de costumes d’époque qui ont été créés selon la situation, et en harmonie, avec le tempérament et l’humeur des personnages. L’univers sonore de Jean Faravel -subtil- n’est jamais insistant, et, avec la musique, renforce la tension, l’étrangeté et l’onirisme de la pièce, et contribue à cette impression que nous éprouvons de plus en plus distinctement, d’être face à une situation existentielle et sociale, qui est encore, en 2014, aussi prégnante et violente, malgré l’évolution de la médecine et des mœurs.
Molière est bien là, tout proche de nous, grâce à l’intelligence poétique et dramaturgique de Jean Liermier. Pour nous faire entendre avec légèreté et beaucoup d’esprit, la part,  sombre et comique à la fois, de notre condition ! Et cela fait vraiment du bien !

Elisabeth Naud

Il est là, immense, sur son lit  médicalisé. En bon père moliéresque, Argan impose, étale son égoïsme : il lui faut un médecin pour gendre. Naturellement, cela n’arrivera pas, selon le schéma classique qui voit triompher la jeunesse et l’amour. Le Malade imaginaire est une drôle de pièce, écrite par un vrai malade qui a une dent solide contre les médecins.
Molière avait déjà fait d’eux sa cible au détour de son Dom Juan, il y revient en grand, et avec le souvenir de ses autres grandes comédies. Par exemple, la scène où le père interroge la petite Louison (seul rôle joué à la création par la propre fille de Molière) pour savoir jusqu’où sont allées les privautés entre Angélique et Cléante, ressemble fort à l’interrogatoire d’Agnès par Arnolphe dans L’Ecole des femmes –ce qui accentue rétrospectivement l’aspect incestueux de la pièce-.
L’intronisation finale d’Argan en médecin renvoie,elle, au Mamamouchi du Bourgeois gentilhomme. Bref, Molière n’hésite pas à recycler ce qui a bien marché sur scène en même temps que ce qui le tourmente, au fond se son cœur. Jamais il n’aura été aussi amer au sujet de sa femme, ici diabolisée en Béline. Mais il introduit dans le Malade une ultime nouveauté, avec une ironie terrible : l’irruption immédiate du réel. Il défie sa maladie en se maudissant lui-même sur scène : « Ne me parlez pas de ce Molière, c’est un grand impertinent. S’il vient à tomber malade, ce que je souhaite c’est que les médecins refusent de le soigner, et qu’il crève, qu’il crève ! ». On connaît la suite.
Dans le dernier décor (posthume!) de Jean-Marc Stehlé, gigantesque, « hénaurme » et raffiné en même temps (on vous laisse découvrir la machinerie), avec, en trumeaux, une série de leçons d’anatomie et de descentes de croix, Gilles Privat est carrément royal. Les jeunes premiers sont un peu minces, comme il se doit, Toinette un peu décevante, mais la troupe aguerrie, solide, est prête à toutes les métamorphoses.
La mise en scène et la direction d’acteurs déçoivent pourtant : les pistes burlesques proposées ne sont pas explorées, des figures à la Daumier rencontrent un malade bien d’aujourd’hui et ça n’explose pas. Bon, on nous dit qu’il s’agit de l’un des nombreux effets de théâtre dans le théâtre que la pièce propose, que ce sont des fantasmes d’Argan. Soit…
En tout cas, avec cet Argan-là et  après son Arnolphe, Gilles Privat emporte tout, élève l’entreprise au-dessus du gag (il y en a, et on en rit quand même) et du grand spectacle. Une bonne tranche de  drôlerie qui fait passer la déception sur certains choix de jeu.

 Christine Friedel

 Théâtre 71, scène nationale de Malakoff, jusqu’au 18 octobre.


Archive pour octobre, 2014

Le Polygraphe

Le Polygraphe, texte de Marie Brassard et Robert Lepage mise en scène de Mitsuru Fukikoshi en japonais surtitré

IMG_4577Le Polygraphe (1987) est un détecteur de mensonge, et c’est le moteur de cette pièce à l’intrigue un peu confuse  que Robert Lepage avait présentée en 1992 au Théâtre du Rond-Point.
La police devient, à l’époque des faits réels, de plus en plus scientifique, et  traque le coupable d’un viol et de l’assassinat d’une jeune femme, (pour lequel Robert Lepage lui-même avait été inquiété). Un suspect proche de la victime qui rédige une thèse sur le mur de Berlin est soumis à ce polygraphe.
 Au même moment, une équipe tourne un film sur le meurtre, et de cette fiction peut donc apparaître la vérité! Il y a dans ce texte, (dès sa version originale), des extraits d‘Hamlet, qui ponctuent l’action.
Cette pièce qui se déroule au Québec, a été fidèlement adaptée, par Mitsuru Fukikoshi, lui-même ici sur scène dans le rôle inquiétant et ambigu de l’enquêteur, associé à ce  danseur exceptionnel qu’est Kaji Moriyama dans le rôle du suspect, et à la comédienne Midori Laurence Ota dans  celui de l’actrice qui revit ces instants tragiques.
Nombre de dialogues sont trop longs et redondants, par rapport à ce que proposent les images très cinématographiques de cette réalisation. Mieux  vaut donc se laisser emporter par  la succession des tableaux  parfois très réalistes, grâce à la belle présence des trois artistes dans cet espace de jeu modulable.
Le mélange: jeu d’acteur, vidéo en direct et projection de photos, bien que déjà vu, est efficace, et on peut aller découvrir cette mise en scène surprenante  qui participe à la fois du travail minutieux du Tokyo Metropolitan Theater et de la dramaturgie de Robert Lepage.

Jean Couturier

Maison de la Culture du Japon jusqu’au 11 octobre

Tao dance Theater

Tao Dance Theater 4/5 chorégraphie de Tao Ye

 IMG_4545Intéressante découverte que celle de ce groupe connu à l’étranger et qui vient pour la première fois en France, avec deux courtes pièces de trente minutes. La première avec  quatre danseurs debout, oscillant à l’unisson dans une belle fluidité, avec des mouvements tantôt lents, tantôt rapides.
  Masques neutres et vêtements amples ne permettent pas de distinguer le sexe des interprètes. Même constat pour la deuxième pièce, bien que les cinq danseurs, dont le chorégraphe,  soient cette fois à visage découvert. Ils ne forment qu’un seul corps, masse protéiforme en perpétuel mouvement sur le  plateau nu. Parfois, l’un tente de se distinguer,  en se positionnant à la verticale mais il est vite phagocyté par les autres.
  Le glissement des corps les uns sur les autres, l’occupation de l’espace sont parfaitement harmonieux,   et une musique au piano de Xiao He complète cet  étrange et beau moment.  « La danse, dit Tao Ye qui était danseur dans l’Armée de la  libération du peuple, m’a donné la possibilité de canaliser et de soulager mes émotions (…). Parfois, on n’a pas besoin de savoir pourquoi on bouge,  ou ce qui nous fait bouger. Ce qui compte,  c’est le processus en soi. »

Jean Couturier

Théâtre des Abbesses  du 1er au 4 octobre. 

Permafrost

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Permafrost de Manuel  Antonio Pereira,  mise en scène de Marie-Pierre Bessanger

Une femme observe un homme, un étranger, venu d’«une ville à l’envers de la nôtre ». Fascinée par son corps viril, sa présence silencieuse, elle raconte,  à mots choisis et imagés, l’existence monotone de cet inconnu, «une vie sans couleurs», au milieu des machines, dans un univers d’usines en voie de fermeture, où l’avenir «sonne creux» et les suicides au travail sont monnaie courante.
Le récit de la femme s’accompagne d’un ballet de personnages  en bleus de travail, gens de l’ombre, qui vivent, anonymes, dans le bruit et le métal des ateliers. De courtes scènes dialoguées entrecoupent son monologue, plus terre à terre et plus directes que la prose littéraire du récit, dont l’intervention de cadres et journalistes cyniques, d’un médecin humaniste mais sans pouvoir, tous glosant sur le monde ouvrier jusqu’à en être comiques.
Autant de moments qui détendent l’atmosphère grave de la pièce, renforcée par la nudité du plateau jonché de pièces détachées, et par des lumières blafardes et des grincements de mécanismes mal huilés.
Cependant, certaines de ces séquences  tranchent trop brutalement avec la prose poétique de la narratrice, à laquelle Agnès Guignard prête sa voix flûtée. Sa présence gracieuse, dans  cet univers déprimant contraste avec la carrure massive de Gaétan Lejeune. Danseur et chorégraphe, il campe un personnage  taiseux et inquiétant, hanté par un « ange d’affliction » qui lui annonce : «Tu ne peux pas être heureux (… ) la blessure est ton avenir».
Mais, démentant ces sombres prédictions, l’amour fera fondre la carapace glacée de cet être fruste. Marie-Pierre Bessanger, directrice du Bottom Théâtre de Tulle a créé la pièce au Festival des Francophonies de Limoges. Elle rend concrète l’écriture ciselée de Pereira et sa mise en scène minimaliste, toute en nuances, recrée une  vie authentique correspondant «aux mondes du travail»,thématique de rentrée à la Maison des métallos.
Permafrost
est un spectacle original, élégant et d’une grande  pudeur, parmi tous ceux qui traitent ce thème.

Mireille Davidovici

Maison des Métallos, jusqu’au 19 octobre : T. 01 47 00 25 20. Théâtre de Bourg-en-Bresse,  les 27 et 28 janvier. Théâtre de Fontenay-sous-Bois, le 3 février.

Permafrost est publié aux éditions Espace 34.

 

Qui-Koto

Qui-Koto par la compagnie Tsurukam

IMG_4544Une artiste japonaise, Fumie Hihara qui maîtrise son instrument, le koto, à la perfection, un marionnettiste, Sébastien Vuillot qui tente de contrôler les fils de sa muse, la danseuse japonaise Kaori Suzuki, qui elle, de son coté, veut se libérer de ses attaches, et un public (qui parfois participe à l’action), limité à une trentaine de personnes, voilà les  éléments de cette  cérémonie secrète.
Qui manipule qui ? pourrait être le sous-titre de cette pièce d’une heure, qui comprend tous les artifices du théâtre d’objets : projections d’images sur le corps de la danseuse ; petit castelet ; théâtre d’ombres, marionnette vivante à fils. Le spectateur a le choix de suivre tel ou tel moment, entre ombres et lumières, libre de ses déplacements, malgré l’obscurité qui règne au milieu de l’espace de jeu.
  Ce spectacle est encore dans sa période de gestation et devrait continuer d’évoluer, mais  il y a déjà de très beaux moments poétiques et cruels, que l’on devine derrière la manipulation d’une femme dont le corps ne cesse de danser. Une autre danse est, elle, à découvrir : celle fascinante des doigts de la musicienne sur  son  koto.
Des instants rares et beaux, un spectacle à repérer et à découvrir lors de son prochain passage.

Jean Couturier

 Espace Culturel Bertin Poirée les 6 et 7 octobre.   

Gouttes d’eau sur pierres brûlantes

Gouttes d’eau sur pierres brûlantes de Rainer Warner Fassbinder, mise en scène d’Hugo Bardin

Capture d’écran 2014-10-08 à 11.34.30Nous vous avions parlé (voir Le Théâtre du Blog) de cette pièce atypique, parfois maladroite, qui avait  été montée  par Gwenael Morin, et il y a deux ans par Sylvain Martin.
Elle a été écrite en 1963, par un jeune homme de dix-neuf ans, qui possède un sens du dialogue et du scénario déjà tout à fait exceptionnels.

   En Allemagne, dans les années soixante-dix, un certain Léopold, la quarantaine, invite chez lui  le jeune et beau Franz, dans le but évident mais non avoué, du moins au début, de faire l’amour avec lui.
Très vite, Franz, séduit, quitte sa fiancée et va vivre avec lui  mais les jeux  sont pipés, (sinon il n’y aurait pas de pièce!), puisque c’est Léopold, souvent absent qui gagne la vie du couple,  et qu’il va le faire  comprendre avec cynisme à son amant qui considère Franz qui mène une vie de reclus, comme la boniche de service,  et  exige de lui qu’il tienne l’appartement en ordre et bien chauffé.

  Malgré tout, ces deux-là dans un rapport dominant/dominé  consenti, vieux tandem de théâtre inoxydable forment un couple, bizarre mais réel jusqu’au jour où Anna,  l’ancienne et jeune fiancée de Franz, réapparait à la surface et essaye de renouer avec lui, même si elle n’ignore rien de sa vie actuel. Même si c’est assez peu vraisemblable…
  Et, dans un curieux parallèle amoureux, digne des intrigues de Marivaux, arrivera aussi à la presque fin de la pièce, Véra, une transsexuelle qui a longtemps vécu avec Léopold. Dès lors, sur fond d’amour passionnel avec crises de  jalousie à la clé, la machine infernale est en marche, et il faudra une victime expiatoire: c’est sans doute le prix à payer pour que tout revienne à une certaine normalité. Et Franz, désespéré, se suicidera.
  La scénographie  témoigne d’un bel amateurisme avec deux étroits escaliers qui ne servent à rien, et avec un minuscule matelas en haut pour symboliser le lit  conjugal,  et d’une salle d’eau avec  cuvette de toilettes. Cela ne facilite en rien le démarrage de la pièce où on entend pendant de trop longues minutes la voix off de Léopold- dialoguant avec Franz -fausse bonne idée de mise en scène-et où les deux acteurs criaillent trop souvent.
Les choses s’améliorent nettement, quand apparait Marie Petiot (Anna) qui apporte tout d’un coup,  un air de fraîcheur dans une interprétation qui reste assez conventionnelle. Kameliya Stoeva (Vera) se tire comme elle peut d’un rôle pas facile mais fagotée dans une guêpière blanche assez laide, elle reste peu crédible.

  Vous pouvez tenter le déplacement jusque dans ce petit théâtre sympathique pour découvrir cette première pièce de Fassbinder mais mieux vaut ne pas être trop exigeant quant à la mise en scène et à la direction d’acteurs…

Philippe du Vignal

Théâtre de Belleville jusqu’au 21 octobre.

 

L’Affaire de la rue de Lourcine, d’Eugène Labiche, mise en scène Yann Dacosta

L’Affaire de la rue de Lourcine, d’Eugène Labiche, mise en scène de  Yann Dacosta

 

4260701516Labiche, avec son nom d’innocent, est un grand pervers : il fait rire le bourgeois avec ce qui l’effraie terriblement, quand il lui met le nez dans ce qui sort de la trappe levée par le rire. Lequel s’étrangle  et devient plutôt jaune.
Prenez l’affaire en question : Lenglumé et Minstingue qui « en tiennent une sévère »,  se réveillent dans la même alcôve, et qui pis est,  dans la même « lacune », dans le même trou de mémoire.
Que s’est-il passé ? Surtout, ne rien dire à Madame de leurs excès de boisson : première peur. Mais pourquoi ces objets mystérieux dans leurs poches, pourquoi cette poussière de charbon ? Deuxième peur. La lecture du journal -préparé pour allumer le feu joue trop bien son rôle et met un sacré feu à la baraque- leur apprend qu’une charbonnière a été assassinée et dépecée par deux pochards. Eux, bien sûr !
Troisième peur, plus funeste : il faut éliminer les éventuels témoins. Et ainsi de suite. Au demeurant, l’épouse, bonne poire, n’a rien d’effrayant en elle-même,  mais elle est l’épouse, le drapeau de la respectabilité (et peut-être la porteuse d’un dot conséquente ). Ajoutez un valet juste un peu insolent : rien de grave mais  les deux amis,  qui se sentent coupables d’une cuite  inavouable,  se montent le bourrichon.

Le génie de Labiche est d’avoir construit ce vaudeville sur le pire : la peur de ne pouvoir sauver les apparences , la peur tout court, qui mène au crime, plus sûrement encore que la philologie selon Eugène Ionesco, et qui fournit le schéma des romans policiers américains des années cinquante.
Dans son texte de présentation, Yann Dacosta l’a très bien compris. Sur  scène, c’est autre chose. Le cauchemar commence par une boîte de nuit décadente post- pompidolienne (que feu l’ancien président de la République nous pardonne), continue avec une piscine sur la scène, avec grandes éclaboussures mais quand même pas de culs nus…
Il ne manque qu’un feu d’artifice et des girls emplumées (Lenglumées ?) pour que cela atteigne la grande revue de music-hall. Spectaculaire. Bons musiciens, acteurs au galop entre des portes capitonnées, qui donc, ne claquent pas… Mais on rit peu:le public très âgé, parce qu’il est quand même choqué, le public jeune,  parce que tout cela lui paraît un peu vieux. Quant au public d’âge moyen,  parce que, sans  doute l’imagerie du cauchemar (là, pas de tromperie sur la marchandise : c’est en effet d’une laideur cauchemardesque) déjoue les horreurs de la situation.
L’écart entre la mesquinerie des personnages et l’ampleur de leur consentement à la culpabilité et au crime,  n’ouvre pas les abîmes espérés. La cruauté humaine, les ravages causés par  la trouille et  l’égoïsme, recouverts par une imagerie post ou neo-kitsch, ne font pas, ou trop peu, jaillir l’étincelle du rire. Et,  si tout est d’entrée « décomplexé », si la tabous ont sauté d’avance, l’occasion d’être saisi de vertige jusqu’à en mourir de rire, est manquée…
Ce sera pour une autre fois!

 Christine Friedel

 Théâtre de l’Ouest parisien, jusqu’au 12 octobre, T:  01 46 03 60 44

Yumé.

Yumé mise en scène d’Yoshi Oïda, chorégraphie de Kaori Ito

IMG_4472Voilà un spectacle singulier que le public découvre au festival d’Île de France/ Tabous, musiques et interdits. Un drame lyrique et musical,  d’après la pièce de théâtre nô Matsukaze, qui raconte l’histoire de deux sœurs, Matsukaze et Murasame. Récoltant du sel au bord de l’océan,  elles tombent amoureuses d’un prince exilé, Yukihira qui va retourner dans son royaume et y mourir;  à leur tour, elles périssent de chagrin.
Elles sont inhumées au pied d’un pin auquel est suspendue la tunique laissée par le prince: «Les objets sont les cicatrices de ce qui a été et qui n’est plus». Leurs fantômes reviennent chaque nuit hanter ce lieu, et leur vie nocturne révèle la violente jalousie qui existait entre les deux sœurs.
Plusieurs formes d’expression se trouvent réunies ici: la musique originale de Kazuko Narita est jouée en fond de scène par un ensemble instrumental, séparé du plateau par un tulle qui se teinte de couleurs dorées ou argentées, pendant qu’un baryton, Dominique Visse, chante et narre cette histoire. Deux marionnettes de bunraku figurent Murasame, manipulée par la danseuse Kaori Ito et Matsukaze, manipulée elle, par Mitsuka Yoshida, une marionnettiste de la tradition du bunraku féminin. Toutes les deux très justes dans leurs interventions mais le récitant dont, fort heureusement, le beau texte s’affiche sur deux écrans, a beaucoup plus de mal à nous convaincre, et ici  l’alternance entre voix chantée et parlée ne fonctionne pas.
Kaori Ito est très impressionnante quand elle incarne la jalousie du spectre de Murasame: «Murasame ressentait la souffrance dans son corps (…) plutôt que détruire, elle préfère se détruire.» Elle explique qu’elle «a tenté de convaincre le public sans danser, danser mais sans danser, ce n’est pas une danse c’est une incarnation d’un personnage qui est très physique».
Elle réussit à exprimer physiquement cette jalousie par des spasmes et des tremblements éloquents, et s’envole joliment le long d’une corde pour tenter d’atteindre la tunique du prince accrochée à un arbre métallique d’une belle esthétique. Cette mise en scène mêle  avec intelligence danse, musique, marionnettes et texte, pour un voyage poétique, loin de nos préoccupations matérialistes actuelles. Retenons ces quelques mots, à propos de la destinée des deux sœurs: «Leurs réserves d’amour étant épuisées, elles se sont avancées dans la mer et ont glissé leurs corps dans la vague.»

Jean Couturier
 

Maison de la culture du Japon les 3 et 4 octobre        

Rien de moi

 

Rien de moi  d’Arne Lygre, traduction du norvégien de Stéphane Braunschweig, avec la collaboration dAstrid Schenka,  mise en scène et scénographie de Stéphane Braunschweig

 09-26Ri145« On ne sait pas tout de soi. Je n’arrive pas toujours à penser ce que je sens. Je n’arrive pas toujours à dire ce que je pense. » Comment le destinataire – un second médium après soi-même, d’une certaine manière – peut-il recevoir les états d’âme du locuteur, la transparence de ses pensées et de ses sensations qu’il ne maîtrise jamais ? La question intéresse particulièrement Stéphane Braunschweig, metteur en scène de  cette pièce d’Arne Lygre,  dont il a déjà monté Je disparais, en 2011, et Tage Unter à Berlin la même année, présenté ici, en langue allemande,  en 2012.
  Pour  cet homme de théâtre qui analyse avec finesse la dramaturgie de Rien de moi, les personnages emblématiques de Moi (la femme – Chloé Réjon) et de Lui (l’homme – Manuel Vallade) mettent en mots, vivent et commentent leur nouvelle vie ensemble. À l’orée d’une existence nouvelle – ils laissent derrière eux une histoire passée dont ils ne regrettent rien, si ce n’est quelques amertumes, et pour la femme, un enfant abandonné au mari.
Ils parlent tous les deux d’idéal plus que de vie vécue, comme s’ils se projetaient dans un rêve en expérimentant effectivement le présent du temps. Aussi veulent-ils vivre en ne fuyant jamais une pleine conscience d’eux-mêmes.
Lygre explore la capacité d’une pensée et d’une parole à influer sur la réalité et la perception qu’on en a. Se révèle ainsi la façon dont nous donnons le pli aux autres en les dirigeant sourdement, surtout les proches que nous protégeons soi-disant,  en les étouffant dans la prison de visions personnelles égoïstes. Les adultes font devenir leurs enfants, d’après ce qu’ils voient d’eux ou ce qu’ils veulent qu’ils soient, en négligeant de les consulter sur leurs propres vues et désirs profonds.
 Moi, fait amende honorable, elle est interprétée par Chloé Réjon, avec une voix sucrée qui fait passer en douceur la virulence d’un texte, et une belle  et forte présence enfantine. Déçue par l’infime capacité d’imagination de chacun, la fille s’adresse à sa mère,  en visite chez elle,  jouée par la troublante et émouvante Luce Mouchel : « C’est la moindre des choses… pour un parent de comprendre ce qu’on ne peut pas comprendre, de s’intéresser à ce qui dans son enfant ne cadre pas avec ce qu’on est soi-même, récemment j’ai compris que j’ai été exactement pareille avec mes propres enfants, ai-je été curieuse ?… ai-je été ouverte à tout ce qu’ils pouvaient être ? »
  La moindre des choses, quand on a un enfant, est de voir en lui autre chose que soi-même… un programme difficile à tenir. Et la fille, incomprise de poursuivre en douceur, à l’intention de sa mère, qu’elle a toujours vue comme sa propre fille : « Je ne dis pas que la personne à qui tu peux faire le moins confiance, c’est ta propre enfant. Elle fera n’importe quoi pour te protéger de sa réalité, si celle-ci n’est pas propre à susciter l’enthousiasme. »
  Les méandres des paroles et de tous les mots de pouvoir qui s’échangent dans nos existences labyrinthiques suivent un cours aléatoire jusqu’à se jeter dans l’oubli. L’introspection contrôlée et exprimée ici avec une belle éloquence, rassure le locuteur lui-même, et  égrène  une cascade de « ai-je dit, ai-je pensé et pensais-je », comme un clin d’œil au dit grand style français dont on ne se lasse guère.   A côté des trois rôles de Moi, de Lui et de Ex (ex-mari de Moi – Jean-Philippe Vidal), se tient Une Personne (Luce Mouchel) qui embrasse trois personnages, Sa Mère (de lui), Ma Mère (de Moi) et Mon fils, c’est toute La subtilité de Rien de moi.
  Ainsi,  s’échangent dans la grâce, les premiers rôles de toute vie, Ma Mère se transforme en Sa Mère et devient un enfant, celui de Moi, que le père attend dehors dans sa voiture, et Lui se métamorphose en fils de Sa Mère, forcément.
  Les rôles se suivent dans le temps, la passion s’amenuise jusqu’à la rupture. Puis survient la maladie, événement fatal pour Lui, à moins qu’il ne sauve l’amour à deux : « Tu as ton futur, et moi le mien à court terme, et dans le temps qui nous reste, nous devons nous faire le bien que nous pouvons. » Au-delà de la douleur, il reste aux anciens amants, le temps avec les villes à visiter, les paysages à traverser, la mer à contempler jusqu’à ce qu’ils montent en bateau.
  Tout est dit, des sensations infimes et des moindres pensées inavouables : celles de Lui, condamné, qui exige tyranniquement que la bien-portante disparaisse avec lui. La femme sacrifiée imagine à côté d’elle, le corps sans vie de son compagnon qu’elle veille jusqu’à ce que le froid de la mort lui impose «  ce sentiment de quelque chose d’étranger, d’inconnu », ce avec quoi, elle ne doit ni ne peut plus avoir de relation.
Sur le plateau, seulement des murs et un sol blancs d’espace mental – centre hospitalier ou centre de réclusion vécu comme l’intérieur d’une pensée, et l’antichambre de la mort – dont on aurait débarrassé tous les encombrements inutiles amassés par le temps. Deux portes discrètes, à cour et à jardin.  Quelques accessoires, des traces d’existence, un matelas, une table et deux chaises hautes de cuisine, puis l’eau primitive qui envahit tout: un rappel des murs gangrénés dans  Tartuffe, mis en scène, en 2008, par Stéphane Braunschweig.
  Un spectacle grave et plein de véritable  effroi, sur un examen sans complaisance de toute vie.

 Véronique Hotte

 Théâtre National de La Colline, du 1er octobre au 21 novembre 2014. T: 01 44 62 52 52

Le texte de la pièce est publié aux Éditions de  L’Arche

Les Nègres de Jean Genet, mise en scène de Robert Wilson

Les Nègres de Jean Genet, mise en scène de Robert Wilson, musique originale de Dickie Landry

  indexQuand il reçut commande d’une pièce destinée à être jouée par des interprètes noirs devant  un public de Blancs, sa première réaction fut d’hésiter… dit Hellen Hammer. On sait que Jean Genet avait été très impressionné par Les Maîtres fous, un documentaire sorti en 1955,  tourné  au Ghana par Jean Rouch  où une  secte religieuse en transe incarne des  figures de la colonisation (le gouverneur, la femme du capitaine, le conducteur de locomotive, etc.).
Créée en 59  au Théâtre de Lutèce aujourd’hui disparu, dans une mise en scène de Roger Blin, elle  fut reprise en 1960 au Théâtre de la Renaissance  et au Royal Court à Londres en 61. Mais Les Nègres reste une pièce  difficile et demandant une nombreuse distribution, donc  peu montée en France…
C’est dit Jean Genet  « une clownerie », un théâtre dans le théâtre où on peut se pose la question de savoir  si les Blancs peuvent se mettre à la place des Noirs. C’est une expérience que tout un chacun peut faire dans une ville ou un petit village africains. Et pour l’avoir  vécu, à quel moment se sent-on encore blanc, surtout quand on est dans un pays depuis plusieurs mois?
Peut-être quand on rencontre un autre blanc?

Donc Robert Wilson  a eu envie de se confronter à ce texte, mais uniquement avec des interprètes noirs, tous remarquables, en particulier deux jeunes femmes Kayje Kagame et Astri Bayiha,  et  Gaël Kamilindi,  impressionnants de vérité. Il y a d’abord un prologue muet de toute beauté- un peu long, ont dit certains mais non le grand Texan n’a jamais  fait dans la vitesse- où devant un petit immeuble en torchis de quelques étages, gris où défilent des projections de nuages;  un  grand homme noir est là,imperturbable dans son smoking; il  prend la pose et regarde fixement le public, en ne bougeant qu’un index de façon mécanique pendant qu’arrivent l’un après l’autre, des personnages, eux aussi  comme figés pour l’éternité, le plus souvent dans des gestes de défense.  Avec, à chaque fois, une brève  rafale de fusil-mitrailleur et d’une explosion de bombe sur fond de musique douce. Maîtrise absolue de l’image scénique,  de la lumière et du son, des costumes: aucun doute, on est bien chez Bob Wilson et il reste dans ce domaine un maître incomparable.
Et, comme aussi lui seul sait les concevoir, il y a un dispositif scénographique, à la fois simple et très sophistiqué mais efficace qui appartient de toute évidence à la famille de ceux qu’il a imaginés pour ses spectacles précédents. Soit un cadre de scène orné d’une guirlande lumineuse et d’une ligne fluo blanche,  un praticable de trois mètres de hauteur où siège la Reine, le Gouverneur, le Missionnaire et le Juge emperruqué. Tous habillés de blanc et le visage couvert d’un léger masque blanc, et et un autre plus bas, auquel on accède par un escalier de dix marches, eux aussi  soulignés par une mince  ligne de  fluo blanc, et une sorte de sculpture faite de ronds de guirlandes  lumineuses, de palmiers  schématisés en tube fluo changeant de couleur  qui pourraient être ceux d’une boîte  en plein air dans les faubourgs de Brazzaville ou de  Cotonou.  Il y a peu de metteurs en scène qui sont actuellement capables de réaliser un tel univers, et chez Bob Wilson,c’est toujours d’une grande beauté.
C’est l’espace des Nègres comédiens  qui vont jouer cette fiction  où ils  racontent un crime- le meurtre d’une blanche que la Cour jugera et condamnera. En fait, ils imitent  pour s’en moquer, les images que les Blancs se font d’eux mais on ne ressort pas d’un moulin sans en ressortir avec de la farine, dit un vieux proverbe espagnol, les Nègres ont alors des attitudes de blancs…

C’est du moins ce que dit  la pièce  de Genet  fondée  sur le jeu des apparences et des déguisements où le réel est sans arrêt enchâssé dans  la représentation… Le faux tenu pour le faux mais qui peut parfois être proche du vrai, le vrai tenu pour le faux: les cartes sont truqués dans le jeu théâtral  imaginé par Jean Genet. Et le public est invité à se glisser dans cette mise en abyme permanente d’un drame qui n’en est pas un, loin de tout réalisme qui a toujours fait horreur  à Bob Wilson. Mais mieux vaut connaître la pièce si on veut d’y retrouver et il aurait mieux indiquer d’après Jean Genet…
Cette  pièce curieuse, dans des conditions les plus précaires, n’est évidemment pas une critique de la domination coloniale mais une sorte de mise en abyme de la condition humaine, ce qui n’est pas pour déplaire à Bob Wilson, toujours hanté par les relations difficiles entre les êtres humains. Souvenons-nous, son célébrissime Regard du sourd (1970) commençait par le meurtre en silence d’un enfant par une jeune femme noire.
Cela dit, cette réalisation, d’une virtuosité exemplaire, a un côté froid papier glacé qui est vraiment gênant,et non exempt d’un auto-académisme facile, et où ne parviennent pas vraiment les morceaux de texte de Genet, (quand on arrive à les entendre, noyés qu’ils sont dans la musique de Dick Landry au saxo et les effets sonores).
Bob Wilson, à 73 ans, encensé partout dans le monde, et qui, après des dizaines de spectacles au compteur, n’a plus rien à démontrer, n’est pas ici vraiment convaincant. Sans doute, on ne s’ennuie pas durant ces presque deux heures
où se succèdent de belles images réalisées avec un soin extrême, et où ses interprètes, en particulier quand ils chantent et dansent en chœur, sont tout simplement formidables. Mais on a comme la désagréable impression que dans quelques mois, il ne nous restera plus grand chose de ce  spectacle brillant certes  mais qui  ne fait pas vraiment  sens.

Alors que les images, entre autres, de ces  spectacles magnifiques et le plus souvent tout à fait novateurs que furent  Le Regard du sourd, La Lettre à la Reine Victoria, Einstein on the beach, d’Edison, Orlando, The Black Rider, The CIVIL WarS, et plus récemment Peter Pan ou The Old Woman, au Théâtre de la Ville,  sont toujours dans  nos mémoires… Mais ici, la synthèse entre la pensée de Genet et l’univers visuel de Bob Wilson n’était-elle pas, au départ, incompatible,  et donc mission impossible?
Soyons clairs: on ne peut pas évidemment demander à Bob Wilson, d’être ce qu’il a été, et il est normal qu’il ait évolué, mais  de ces  Nègres, on ressort déçu. Si vous n’avez jamais vu un spectacle du grand Bob, vous pouvez peut-être  tenter l’expérience mais les jeunes gens près de nous ne cachaient pas leur  incompréhension. Donc à vous de choisir…

Philippe du Vignal

Théâtre de l’Odéon, jusqu’au 21 novembre, puis au Cadran d’Evreux les 3 et 4 décembre; Comédie de Clermont-Ferrand les 14 et 15 décembre; TNP de Villeurbanne, du 9 au 18 janvier; et De Singel à Anvers du 25 au 28 janvier.

 

 http://www.dailymotion.com/video/x26vaxm

 

 

 

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