Iouri Lioubimov in memoriam
Nous avons demandé à deux des collaborateurs du Théâtre du Blog, Béatrice Picon-Vallin et Gérard Conio, spécialistes de la Russie du XXème siècle et qui ont connu bien connu le travail de Lioubimov, de témoigner ici de ce que fut la carrière de ce metteur en scène exceptionnel mal connu en France; nous avions pu voir, invité par Antoine Vitez, son Hamlet au Théâtre national de Chaillot.
Nous publions aussi un beau texte de lui,traduit par Béatrice Picon-Vallin où il parle très bien du rôle que joua son Théâtre de la Taganka dans la vie artistique russe des années 60.
Ph. du V.
Pougatchev du poète S. Essenine, 1967. Les intermèdes écrits par Nikolaï Erdman pour ce spectacle avaient été interdits.
En octobre, disparaissait, à 97 ans, un des très grands artistes du théâtre russe, Iouri Petrovitch Lioubimov. Il avait vécu tout ce qu’il a été possible et terrible de vivre au XXème siècle dans son pays: la Révolution, la mort de Lénine, la répression contre ses parents, la guerre, la mort de Staline, le dégel, la stagnation, la censure, l’exil, la perestroïka… Grand acteur du Théâtre Vakhtangov, il s’était un beau jour lassé des mensonges du réalisme socialiste et était devenu pédagogue à l’Institut Chtchoukine dont la deuxième promotion deviendra en 1964, à la fin du dégel, le noyau du Théâtre de la Taganka,dont il sera le directeur, que rejoindront, entre autres, le célèbre acteur-chanteur Vladimir Vyssotski ou l’immense décorateur David Borovski.
Pendant vingt ans, à partir de La Bonne âme du Se-Tchouan qui fit sensation à Moscou, où Brecht n’était pas personna grata, avec un type de jeu simple, direct et ludique, troué de songs dénonciateurs ou entraînants qui tranchait sur la grisaille générale, et jusqu’à l’exil de Lioubimov en 1984, après que la censure eut interdit trois de ses spectacles, le Théâtre de la Taganka fit salle archi-comble tous les jours, et parfois deux fois par jour!
Lioubimov était un «artiste d’action», doué d’une étonnante énergie mais aussi d’humour, d’audace et de courage ; il savait s’entourer, et défendre ses spectacles, mais aussi ceux de ses collègues. C’était un homme libre, à la tête d’un collectif d’acteurs talentueux, qui mettaient la main à la pâte de la création, pendant toute la période qu’on a appelé l’âge d’or de la Taganka, dont les spectacles politiques, poétiques et musicaux, maîtrisaient les techniques du montage et s’adressaient à l‘immense pays tout entier. Au retour d’exil de Lioubimov en 1988-89, et après une période d’euphorie incroyable, les relations se détériorèrent; dans un contexte politique difficile, le Théâtre de la Taganka vécut le «temps des troubles», des luttes de pouvoir et des scissions violentes.
Mais Iouri Lioubimov continua d’y travailler sans relâche, et l’année dernière, alors qu’il avait quitté la Taganka à l’issue d’un conflit houleux, il mit encore en scène une nouvelle version des Démons de Dostoïevski au Théâtre Vakhtangov, ainsi qu’une version du Prince Igor au Bolchoï — deux spectacles étonnants de force. Son dernier voyage fut pour Paris, en novembre de l’an passé, sur les traces de Molière dont il avait monté Le Tartuffe en 1968, car il préparait un opéra avec le compositeur V. Martynov, d’après L’Ecole des femmes. Des artistes, comme Lev Dodine, Robert Stouroua et tant d’autres lui doivent beaucoup. En hommage à Iouri Lioubimov, voici un texte de lui qui en écrivait peu, datant de 1982, quand la situation de la Taganka qui, depuis sa création, était la cible de la censure, se trouvait dans une situation de plus en plus tendue.
Béatrice Picon-Vallin
Youri Lioubimov est mort dans une étrange solitude, puisqu’en 2011, il avait perdu sa troupe du théâtre de la Taganka qu’il avait créé en 1964. Et quand sa dernière compagnie l’a chassé, (en dépit de sa gloire internationale il est mort comme un SDF du théâtre sans maison à lui..On a coutume en Russie de célébrer la cérémonie funèbre (la « panikhida ») des acteurs dans leur théâtre où tous viennent lui dire un dernier adieu… Lioubimov n’aura pas eu cette ultime reconnaissance…
Il semble que sa femme hongroise, très autoritaire, ait provoqué le conflit avec sa troupe…Il a continué à créer jusqu’au bout des spectacles, mais, pour la deuxième fois, il s’est retrouvé sans famille. Or, en Russie on reste attaché au théâtre de répertoire et à la troupe.
Le théâtre d’entreprise est méprisé par les vrais théâtreux…Il y a des relèves, des renouvellements mais toujours au sein d’une troupe, comme au Vakhtangov où Rimas Tuminas, un metteur en scène lithuanien, après avoir eu du mal à s’imposer a complètement galvanisé la troupe en l’arrachant à la routine… avec notamment un Eugène Onéguine, fabuleux, à la fois d’invention et de métier, grâce à un talent personnel et à des comédiens accomplis.
Après son exil en 1984, le théâtre de la Taganka avait été dirigé par un autre grand metteur en scène russe, Efros. Mais après sa mort, Lioubimov était revenu triomphalement à la tête de son théâtre, pendant la perestroïka. Puis un conflit l’a opposé à Goubenko,et la troupe se divisa en deux théâtres distincts.
En 2011, violemment contestée par sa troupe et Youri Lioubimov doit alors quitter son poste de directeur mais il continua à créer des spectacles. Toujours très créatif et très demandé, il signa sa dernière mise en scène au Bolchoï avec Le Prince Igor en 2013.
Destin hors du commun d’un metteur en scène aux relations parfois difficiles avec sa troupe, et pendant ses années d’exil, Loubimov semblait avoir perdu à la fois sa compagnie et ses moyens. Comme Otomar Krejca, cet autre grand metteur en scène qui n’a jamais retrouvé en Occident la qualité des spectacles qu’il avait créés dans son Za Branou à Prague.
Un metteur en scène sans troupe est comme un général sans armée qui peut remporter quelques batailles avec des mercenaires mais ne gagnera plus la guerre. Et le succès de nombreux metteurs en scène est dû à leur fidélité aux mêmes comédiens, techniciens, et dramaturges, même s’ils ne sont pas à la tête d’un théâtre officiel comme la Comédie-Française.
Le théâtre est avant tout une œuvre collective et l’une des causes, sans doute, de son déclin actuel, notamment dans le domaine de l’opéra, est dû au culte des «stars » et à la disparition du théâtre de répertoire que l’on a souvent accusé de routine, voire de sclérose et les spectacles s’usent quand ils restent trop longtemps à l’affiche. Mais il ne peut y avoir de vrai théâtre sans mariage entre un créateur et une troupe qui le suit. Ce fut le cas de la Taganka avec Loubimov, comme aujourd’hui, du théâtre Vakhtangov avec Tuminas, metteur en scène lituanien qui a apporté du sang neuf à une troupe vieillissante.
Malgré les nombreuses études qui lui ont été consacrées, le rôle de Youri Loubimov au théâtre de la Taganka attend toujours ses historiens, quant à sa filiation avec l’avant-garde des années vingt, qu’il a perpétuée à la fois par sa rupture avec la tradition de Stanislavski et par ses liens avec le théâtre d’agit-prop qu’il avait su retourner contre lui-même.
Il était devenu sous sa baguette, un théâtre à contre-courant, à la fois sur les plans esthétique et politique. Mais au pays de l’homme double, il serait naïf de considérer que l’existence de ce théâtre, malgré les pressions de la censure, était due au simple hasard. Le régime avait besoin de se créer des alibis pour maintenir l’équilibre entre le dogmatisme de sa forme et l’épuisement de son contenu. Lioubimov dans ses spectacles redonnait du sens à un contenu moribond et contre une forme dont la rigidité ne faisait plus illusion.
Une autre leçon de l’expérience de Loubimov est l’effondrement programmé de la création artistique quand elle est libérée du poids de la censure et qu’elle a perdu ses repères en perdant ses raisons de lutter. L’art s’autodétruirait-il, quand il n’entre plus en résistance contre une société autoritaire?
Youri Lioubimov aura gardé jusqu’à sa mort une puissance de création exceptionnelle, mais son isolement enlevait à ses spectacles la force d’inspiration qui avait marqué ses rapports avec le pouvoir communiste. Une société permissive engendre souvent un vide intellectuel, artistique et moral. On en a un exemple tous les jours dans notre société libérale où l’art et la culture sont devenus des adjuvants du marché…
Gérard Conio
Un mélange explosif des éléments scéniques de Iouri Lioubimov
Une rencontre avec un public nouveau est toujours pour nous, un événement d’une extrême importance. Il faut à chaque fois gagner la confiance du spectateur et c’est un travail difficile. Le théâtre doit savoir que son art ne suscite un écho vivant que lorsqu’ il sait entendre son époque. Notre première mise en scène fut La bonne Âme de Se-Tchouan de Bertold Brecht, un artiste d’ une activité sociale stupéfiante, d’ un tempérament politique éclatant. Nous assignons comme un objectif à chacun de nos spectacles: ne laisser personne indifférent à la vie de notre société. Nous ne dissimulons pas notre rapport à ce que nous représentons, nous ne fuyons ni la satire ni le pathétique, nous rions ouvertement de ce qui nous révolte et affirmons avec toute notre sincérité ce qui nous semble vrai et juste.
Il y a plus de dix-sept ans, notre Théâtre est né d’un studio, d’un cours d’acteurs où j’enseignais, à l’Institut Chtchoukine près du Théâtre Vakhtangov. Et notre désir le plus cher est de rester fidèle à l’esprit de studio de notre jeunesse, avec son intransigeance à l’égard du mensonge et du conformisme. Pour un théâtre, dix-sept ans, c’est un âge mûr, et conserver cet esprit se fait d’ année en année plus difficile. Que Dieu nous épargne la vieillesse en art et que ce calice n’approche pas nos lèvres ! Il faut pourtant beaucoup d’art pour être juste. La sincérité ne s’obtient qu’à travers le polissage d’une technique à facettes multiples. C’est pourquoi, chaque spectacle, chaque recherche pour trouver comment « résoudre une pensée» est inséparable à nos yeux des recherches sur une esthétique contemporaine. Pour nous, c’est dans la langue imagée de la scène que la concentration des événements, caractéristique de la vie actuelle. doit trouver son expression.
Le Théâtre de la Taganka tend vers une poésie saturée d’images, à l’imagination généreuse, aspirant à une jonction audacieuse du proche et du lointain, de l’historique et de l ‘intime. Pasternak nommait la métaphore « une écriture cursive de l’esprit» , illumination instantanée et d’emblée saisissable. Nous cherchons aussi des techniques métaphoriques, les plus efficaces pour exprimer nos pensées et nos sentiments, et nous comptons sur l’activité créatrice du spectateur. La spécificité du discours artistique ne consiste pas à rechercher à tout prix l’originalité, mais à traduire une nécessité vitale. Comment parlera celui qui ne sait pas dire ce qu’il veut dire? En an, un discours mal articulé peut se retourner contre son auteur, devenir la parodie des idées qu’il présente, tout comme la transcription scrupuleuse sur scène d’un fait réel peut devenir mensonge.
Quand Coquelin s’endormait en scène, les critiques écrivaient qu’il ne savait plus représenter un dormeur de façon vraisemblable: c’est dans la fiction que se trouve la vérité du théâtre. L’art parle par images et nous nous efforçons de donner, non pas une copie conforme de la vie, pareille à un masque mortuaire, mais son concentré, ses facettes les plus vives. Un mélange de charbon et de salpêtre produit, on le sait, de la poudre. Nous cherchons, nous aussi, un mélange explosif des éléments scéniques, nous voulons qu’ils produisent une étincelle capable d’illuminer tout, de long en large, et de jeter sur la vie spirituelle de l’homme une intense lumière.
Je crois qu’il faut chercher ce qui est nouveau à la jonction des divers genres. La création est, comme le dit Vladimir Maïakovski, « un voyage dans l’inconnu à la découverte du nouveau. « Derrière la ligne de la rampe, les objets, les faits, les hommes doivent rejeter leurs apparences aux contours estompés et nous frapper par leur nouveauté. En balayant l’habituel, l’art tend à l’ essentiel. La forme est le moyen le plus expressif de dire la vérité, elle donne aux idées une acuité extrême, capable de percer le blindage de l’ indifférence. C’est peut-être parce que je n’accepte pas un rapport paisible et contemplatif à vie que me sont encore étrangères les «formes quotidiennes» de ce théâtre. Ne pas céder au circonstances, ne pas transiger avec ses principes au nom des normes standardisé:ce que nous dicte parfois le monde qui nous entoure. Malgré les difficultés, croire ferme en sa voie … Il n’y a que cela qui puisse apporter de la satisfaction dans la vie, que cela ne puisse remplir une vie de sens et de contenu. C’est dans la recherche de ce chemin que je voudrais vivre les années qui me restent.
Iouri Lioubimov
Texte traduit du russe par Béatrice Picon-Vallin et publié dans Lioubimov. La Taganka, ouvrage collectif sous la direction de Béatrice Picon-Vallin, Les Voies de la création théâtrale, volume 20, CNRS Editions, 2000. Voir aussi l’hommage à Lioubimov sur le site du Théâtre du Soleil.