Now chorégraphie de Carolyn Carlson

Now, chorégraphie de Carolyn Carlson,  musique originale de René Aubry

 

imageDans le grand Foyer du Théâtre National de Chaillot, est diffusée en boucle la vidéo de Signes, créée à l’Opéra de Paris en 1997.  «J’évolue plutôt, disait à l’époque Carolyn Carlson, dans un monde de perceptions poétiques, en assemblant des éléments disparates à la manière de Magritte. Pour moi, la danse est une poésie vivante énoncée dans le temps et l’espace».
  Réflexions qui pourraient se rapporter à cette nouvelle chorégraphie.  Olivier Debré, décédé en 1999, était l’auteur des très beaux décors et costumes d’origine de Signes. Les projections vidéo, photos et éclairages exceptionnels de Patrice Besombes, qui était déjà de l’aventure de ce spectacle, habillent avantageusement Now.
Carolyn Carlson et son compositeur René Aubry sont à nouveau réunis, entourés de quatre danseurs et trois danseuses d’une grande présence scénique. Ce couple d’artistes, qui vivait à Venise de 1981 à 1984, a eu un fils musicien, et a réalisé ensemble de belles  créations comme Blue Lady, Steppe et Signes
  Il est à nouveau au service d’un objet poétique qui a demandé deux mois de répétitions et une réactivité permanente du musicien et des danseurs aux volontés de la chorégraphe, qui travaille beaucoup à partir de leurs improvisations. René Aubry a souvent collaboré avec Philippe Genty, et il y a comme un clin d’œil à ses spectacles, quand apparaît une petite maison éclairée de l’intérieur, tenue à bout de bras par ce qui pourrait être un fantôme.
C’est un des thèmes de Now, et Carolyn Carlson dit s’être inspirée de La Poétique de l’espace de Gaston Bachelard; cette maison garantit l’existence d’un foyer paisible dans la première partie, avant que les certitudes ne s’effondrent dans un fracas sonore. Construction et déconstruction sont aussi des sujets récurrents de Now qui, dans la deuxième partie, laissent la nature envahir le plateau, avec des fragments sonores et/ou visuels.
  Avec des images donnant lieu à des interprétations différentes, en fonction du vécu personnel de chaque spectateur. La dureté nostalgique de certaines paroles: «Saisir l’instant…Il glisse entre mes doigts. Maintenant est là, puis s’en va. Juste avant, j’étais là et juste avant Toi, tu n’étais pas là», est compensée par la douceur et la fluidité des mouvements.
Il y a aussi une écoute harmonieuse entre danseurs, compositeur et chorégraphe pour le plus grand plaisir du public, qui peut entendre vers la fin : «La distance entre toi et moi. C’est le temps avant un baiser, et après».

 Jean Couturier

Théâtre National de Chaillot jusqu’au 16 novembre. Une journée: L’artiste et son monde est consacrée à Carolyn Carlson, artiste associée au Théâtre,  le samedi 8 novembre.


Archive pour 7 novembre, 2014

Le festival international de Tbilissi

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Le Festival international de théâtre de Tbilissi.

  La Géorgie, qui fut le soleil de l’URSS, petite nation de 4,4 millions d’habitants de religion orthodoxe, et cerné par des pays musulmans. Avec une frontière mouvante avec la Russie, qui, dit-on, la grignote chaque jour un peu plus, ce qui entraîne un afflux de réfugiés. « Un jour, ta maison est en Géorgie, le lendemain, elle est en Russie »: une histoire à la Gogol qui, comme on sait, était originaire d’Ukraine, pays fier, à la  très ancienne culture,   mais pauvre. Il n’a pas de pétrole mais produit et exporte en abondance de très bons vins grâce à un savoir-faire immémorial…
Les anciennes et nobles demeures du centre de Tbilissi, la capitale, tombent lentement en ruines faute de moyens pour les entretenir, mais les magnifiques églises romanes sont pleines de croyants, fourmillent de vie, et les  popes ont un grand pouvoir politique.
La Géorgie est riche en martyrs qui ont refusé d’abjurer leur foi. Et elle a eu au XIIème siècle Tamara,  une femme-chef,  qu’on appelait non la reine, mais le « roi Tamar ». Le Musée national  a ouvert en 2004 une annexe, un musée de l’occupation soviétique qui gomme en douceur l’image de Staline, célébré cependant non loin de là, dans sa ville  natale de Gori… Contradictions qui mériteraient d’être explorées.
A Tbilissi, a lieu en septembre-octobre, un Festival  international de théâtre qui en est à sa sixième édition et, cette année, sont venues des troupes du Caucase et de villes de la Mer noire. On a pu y croiser des critiques ukrainiens, polonais, moldaves, iraniens, arméniens, ou venus d’Azerbaïdjan et du Kazakstan – qu’auparavant on rencontrait en Russie, du temps de l’URSS, dans les festivals, ou à l’occasion de tournées,  et qu’on n’y voit plus aujourd’hui.
Tristesse de voir rompus des ponts culturels qui font partie de ceux qu’on pensait indestructibles, mais le Festival  de Tbilissi essaie de recréer des liens, et là n’est pas sa moindre qualité. Certains Russes (Le Théâtr.doc de Moscou,  le Théâtre-Atelier de Grigorii Kozlov à Saint-Pétersbourg) ont ainsi fait l’effort de venir. Et  Slava Polounine est aussi venu et a réjoui  tout le monde avec son toujours aussi magnifique Slavasnowshow.
Parmi les troupes invitées: le TiyARTro, compagnie turque multiculturelle et multilingue (yddish,  grec,  turc,  zazaki, ladino, (langue des juifs marranes espagnols réfugiés en Turquie, syriaque, etc..)  met en scène un grand acteur kurde, qui joue en kurde, La dernière bande de Samuel Beckett. On a vu aussi deux théâtres réfugiés à Tbilissi, originaires de lieux occupés, dont les spectacles semblaient malheureusement très « provinciaux », au sens péjoratif du terme.
Deux troupes, dont celle du Théâtre de Mikhaïl Toumanichvili, un acteur de cinéma dans une mise en scène de Guy Masterson ont travaillé sur les thèmes de La Ferme de animaux de George Orwell. Shakespeare était aussi à l’honneur mais dans des mises en scène plutôt pesantes et fantasmatiques… Dans un abondant programme,  nous avons  distingué plusieurs  spectacles géorgiens.
D’abord celui de Robert Sturua, dont on avait vu Richard III et Le Cercle de craie caucasien de Bertold Brecht au Festival d’Avignon 81, a dit, à l’occasion de la disparition récente de Iouri Lioubimov, que, sans ce grand metteur en scène russe, il ne serait rien. Il a présenté ici Asulni, sa dernière création au Théâtre Roustaveli qu’il a réintégré, après en avoir été chassé par la précédente équipe dirigeante. « Un chœur de femmes qui attendent le Messie…. ou Godot? « , nous disait-il en riant, pour présenter cet ovni dérangeant, fondé sur un montage de pièces de Polikarpe Kakabadzé, un auteur classique géorgien, dont, en 1974,  il avait monté une œuvre censurée à l’époque pour sa charge critique anti-soviétique.
Des femmes au maquillage punk voient se succéder des chefs qui promettent tout et qui  ne font rien. Musique tonitruante, éclairages grinçants, allusions évidentes à la situation politique auxquelles le public réagit vivement,  et auquel il lance un appel cinglant : «Jusqu’à quand allez-vous supporter ces mensonges? »
La Géorgie a une riche histoire du théâtre et de grands artistes qui ont précédé Robert Stouroua : comme entre autres, Konstantin Mardjanichvili ou Sandro Akhmeteli envoyé en camp et fusillé en 1937. A la fin des années 90, des familles de théâtre se sont constituées à Tbilissi : ainsi le Royal District Théâtre, établissement privé à vocation internationale et fondé par Merab Tavadzé, dont le petit-fils  Data Tavadzé, a eu, à vingt-cinq ans, l’idée forte de monter, après Femmes de Troie et Mademoiselle Julie, La Maladie de la jeunesse de Ferdinand Bruckner, pièce radicale où des jeunes gens, futurs médecins ou cyniques oisifs, vivaient leur liberté à Berlin, à une époque où les valeurs, dites bourgeoises, sont battues en brèche. Ferdinand Bruckner, en 1926, traitait déjà de thèmes comme les rapports de classe, la sexualité (hétéro comme homo), le suicide, les  drogues ou l’euthanasie…
Sur une petite scène, arène rectangulaire placée au milieu du public réparti dans un ancien caravansérail aménagé, les acteurs s’affrontent; incisifs, violents sans hurlements, ils jouent juste et sont tout proches des spectateurs. Le plateau ressemble à un champ d’expériences pour une génération ouverte à tous les jeux dangereux. Les années vingt du siècle passé interpellent donc avec vivacité  les années dix de celui que nous vivons…
Au Théâtre de la musique et de la danse de Tbilissi, David Doiachvili, un peu plus âgé, et l’un des  élèves de Mikhaïl Toumanichvili, travaille à partir d’improvisations. Il a réalisé Les Bas-fonds de Maxime Gorki, non en mettant en scène les exclus de nos sociétés à Paris, Moscou ou Tbilissi, où l’on rencontre aussi mendiants, gens déchus, ou sans papiers dans les asiles de nuit, mais en considérant la société géorgienne tout entière comme au bout du rouleau, et où l’on en vient à s’exclure de l’humanité.
Maxime Gorki saisit le problème à l’envers : dans tout miséreux, il y a un homme, et dans tout homme, il y a un miséreux en puissance, en voie de précarité totale, semble-t-il nous dire comme les acteurs du spectacle.
La dernière image : après la célèbre tirade  »Etre homme, cela sonne fier », sur la fierté d’être un homme, les   personnages tentent de pagayer à l’intérieur d’une carcasse de baleine; on pense aux plans de Léviathan, le terrible film du russe Andreï Zviaguintsev, que le metteur en scène a sans doute vu.

La musique, comme la danse, fait depuis longtemps partie de la formation des jeunes Géorgiens, et sonne toujours très fort sur les plateaux de théâtre, et ce spectacle n’y échappe pas! Dommage, car le jeu des acteurs, vêtus d’une sorte d’uniforme gris, est saisissant. De part et d’autre d’un espace gris, parsemé de rochers et de quelques accessoires nécessaires, les comédiens sont assis sur deux bancs face à face, puis entrent sur une sorte de ring central où ils s’affrontent violemment.
Quand le crescendo est atteint, un ou une autre est prêt à remplacer celui ou celle qui doit reprendre des forces. Ce passage de témoin (non généralisé cependant à l’ensemble de la distribution) qui enlève le pathos inhérent à la pièce, rend ce spectacle sur la société actuelle encore plus pertinent.
Une sonorisation à l’avant-scène souligne les répliques nécessaires et des phrases très connues qui ont valeur de citations. Enfin, au lieu de prendre l’ensemble des personnages comme thème de la pièce, le metteur en scène décortique le destin de chacun et s’attarde sur leur dégringolade personnelle, « romanisant » ainsi le spectacle, en développant, entre autres, le rôle d’Anna et le thème de l’enfant à naître  qui ne vivra pas.

Au Théâtre du drame Kote Mardjanichvili fondé en 1928, on a pu voir, interprété par une troupe italo-géorgienne de l’Emilia Romagna Teatro Fondazione, Le Journal d’un fou, adapté de l’œuvre de Nicolas Gogol et mis en scène par Levan Tsouladzé. Ici, les visions de Poprichtchine sont montrées comme sur un tournage de cinéma, inspiré de celui des Naufragés du Fol Espoir que le metteur en scène a vu au Théâtre du Soleil à la Cartoucherie de Vincennes, et filmées par un cameraman qui serait son double, derrière un rideau qui se déchire ou se déplace, pour laisser entrer la réalité.
Joué en italien et en géorgien, langues dont les musiques s’accordent étrangement, c’est un spectacle aux moyens simples mais d’une grande beauté formelle. Cette tragédie, où le « petit homme » de Gogol, écrasé par le monde et par ses lois, trouve la liberté dans la folie, pose la question de notre liberté dans une société saturée d’informations, événements et codes.

Et enfin nous avons pu voir Ramona, le dernier chef-d’œuvre de Rézo Gabriadzé qui, dans son pays,est une légende vivante. Il était venu en France avec La bataille de Stalingrad aux Théâtre des Abbesses en 2000, et si on l’a oublié, (on oublie si vite aujourd’hui!), il serait bon de l’inviter à nouveau avec ses marionnettes, toutes petites personnes sorties de son imagination infinie.
Ramona,est le titre d’une chanson écrite par Gilbert Wolfe en 1927 et le compositeur Mabel Wayne pour la version filmée d’un roman. Très populaire en France, elle fut reprise par Tino Rossi puis, entre autres, par Patrick Bruel et  conte l’histoire d’une jolie locomotive qui est amoureuse d’un grand train envoyé en Sibérie pour la reconstruction de l’Union soviétique après la guerre; elle attend son retour, et rencontre un cirque.
Rézo Gabriadzé dit qu’il a réuni là ses deux thèmes favoris : la machine à vapeur et la tente du cirque. Les minuscules créatures colorées, objets ou personnages, avancent sur des rails, marchent sur un fil, sautent, vivent sous les mains agiles de six manipulateurs, et parlent avec les voix enregistrées d’acteurs soigneusement choisis par Gabriadzé qui alternent langues russe et géorgienne.
Ecrivain, peintre, sculpteur, marionnettiste et cinéaste, Rézo Gabriadzé a décoré la tour et le café qui jouxtent son petit théâtre qui sont ainsi devenus ainsi des œuvres d’art, dans une parcelle féérique du vieux Tbilissi qui n’a pas oublié son passé lié à la Russie. La première de Ramona a d’ailleurs eu lieu à Moscou en 2012…
C’est un spectacle, à la fois simple et sophistiqué, lyrique et plein d’humour, réalisé par un artiste complet à la longue expérience mais qui n’a jamais renoncé à son enfance. Cet hiver, Jean Lambert-wild, directeur de la Comédie de Caen, nommé en décembre prochain au Centre dramatique national de Limoges, va bientôt monter Ubu à Tbilissi avec des acteurs géorgiens. Une initiative qui permettra peut-être d’en amorcer d’autres?

Béatrice Picon-Vallin


Iouri Lioubimov

Iouri Lioubimov in memoriam

 Nous avons demandé à deux des collaborateurs du Théâtre du Blog, Béatrice Picon-Vallin et Gérard Conio, spécialistes de la Russie du XXème siècle et qui  ont connu bien connu le travail de Lioubimov, de témoigner ici de ce que fut la carrière de ce metteur en scène exceptionnel mal connu en France; nous avions pu voir, invité par Antoine Vitez, son Hamlet au Théâtre national de Chaillot.
 
Nous publions aussi un beau texte de lui,traduit par Béatrice Picon-Vallin où il parle très bien du rôle que joua son Théâtre de la Taganka dans la vie artistique russe des années 60.

Ph. du V.

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Pougatchev du poète S. Essenine, 1967. Les intermèdes écrits par Nikolaï Erdman pour ce spectacle avaient été interdits.

LOGO TAGANKAEn octobre, disparaissait, à 97 ans, un des très grands artistes du théâtre russe, Iouri Petrovitch Lioubimov.  Il avait vécu tout ce qu’il a été possible et terrible de vivre au XXème siècle dans son pays: la Révolution, la mort de Lénine, la répression  contre ses parents, la guerre, la mort de Staline, le dégel, la stagnation, la censure, l’exil, la perestroïka…  Grand acteur du Théâtre Vakhtangov, il s’était un beau jour lassé des mensonges du réalisme socialiste et était devenu pédagogue à l’Institut Chtchoukine dont la deuxième promotion deviendra en 1964, à la fin du dégel, le noyau du Théâtre de la Taganka,dont il sera le directeur, que rejoindront, entre autres, le célèbre acteur-chanteur Vladimir Vyssotski ou l’immense décorateur David Borovski.

Pendant vingt ans, à partir de La Bonne âme du Se-Tchouan qui fit sensation à Moscou, où Brecht n’était  pas  personna grata, avec un type de jeu simple, direct et ludique, troué de songs dénonciateurs ou entraînants  qui tranchait sur la grisaille générale, et jusqu’à l’exil de Lioubimov en 1984, après que la censure eut interdit trois de ses spectacles, le Théâtre  de la Taganka fit salle archi-comble tous les jours, et parfois deux fois par jour!

Lioubimov était un «artiste d’action», doué d’une étonnante énergie mais aussi d’humour, d’audace et de courage ; il savait s’entourer, et défendre ses spectacles, mais aussi ceux de ses collègues. C’était un homme libre, à la tête d’un collectif d’acteurs talentueux, qui mettaient la main à la pâte de la création, pendant toute la période qu’on a appelé l’âge d’or de la Taganka, dont les spectacles politiques, poétiques et musicaux, maîtrisaient les techniques du montage et  s’adressaient à l‘immense pays tout entier.  Au retour d’exil de Lioubimov en 1988-89, et après une période d’euphorie incroyable, les relations se détériorèrent; dans un contexte politique difficile, le Théâtre de la Taganka vécut le «temps des troubles», des  luttes de pouvoir et des scissions violentes.

Mais  Iouri Lioubimov continua d’y travailler sans relâche, et l’année dernière, alors qu’il avait quitté la Taganka à l’issue d’un conflit houleux, il mit encore en scène une nouvelle version des Démons de Dostoïevski  au Théâtre Vakhtangov, ainsi qu’une version du Prince Igor au Bolchoï — deux spectacles étonnants de force.  Son dernier voyage fut pour Paris, en novembre de l’an passé, sur les traces de Molière dont il avait monté Le Tartuffe en 1968, car il préparait un opéra avec le compositeur V. Martynov, d’après L’Ecole des femmes. Des artistes, comme Lev Dodine, Robert Stouroua et tant d’autres lui doivent beaucoup.   En hommage à Iouri Lioubimov, voici un  texte de lui qui en écrivait peu, datant de 1982, quand la situation de la Taganka qui, depuis sa création, était la cible de la censure, se trouvait dans une situation de plus en plus tendue.

Béatrice Picon-Vallin

imageYouri Lioubimov est mort dans une étrange solitude, puisqu’en 2011, il avait perdu sa troupe du théâtre de la Taganka qu’il avait créé en 1964.  Et quand sa dernière compagnie l’a chassé, (en dépit de sa gloire internationale il est mort comme un SDF du théâtre  sans maison à lui..On a coutume en Russie de célébrer la cérémonie funèbre  (la « panikhida ») des acteurs dans leur théâtre où tous viennent lui dire un dernier adieu… Lioubimov n’aura pas eu cette ultime reconnaissance…
Il semble que sa femme hongroise, très autoritaire, ait provoqué le conflit avec sa troupe…Il a continué à créer jusqu’au bout des spectacles, mais, pour la deuxième fois, il s’est retrouvé sans famille. Or, en Russie on reste attaché au théâtre de répertoire et à la troupe.
Le théâtre d’entreprise est méprisé par les vrais théâtreux…Il y a des relèves, des renouvellements mais toujours au sein d’une troupe, comme au Vakhtangov où Rimas Tuminas, un metteur en scène lithuanien, après avoir eu du mal à s’imposer a  complètement galvanisé la troupe en l’arrachant à la routine… avec notamment un  Eugène Onéguine, fabuleux,  à la fois d’invention et de métier, grâce à un talent personnel et à des comédiens accomplis.
Après son exil en 1984, le théâtre de  la Taganka avait été dirigé par un autre grand metteur en scène russe, Efros. Mais après sa mort, Lioubimov était revenu triomphalement à la tête de son théâtre, pendant la perestroïka. Puis un conflit l’a opposé à Goubenko,et  la troupe se divisa en deux théâtres distincts.

En 2011, violemment contestée par sa troupe et Youri Lioubimov doit alors quitter son poste de directeur mais il continua à créer des spectacles. Toujours très créatif et très demandé, il signa sa dernière mise en scène au Bolchoï avec Le Prince Igor en 2013.
D
estin hors du commun d’un metteur en scène aux relations parfois difficiles avec sa troupe, et pendant ses années d’exil, Loubimov semblait avoir perdu à la fois sa  compagnie et  ses moyens. Comme Otomar Krejca, cet autre grand metteur en scène qui n’a jamais retrouvé en Occident la qualité des spectacles qu’il avait créés dans son Za Branou à Prague.

Un metteur en scène sans troupe est comme un général sans armée qui peut remporter quelques batailles avec des mercenaires mais ne gagnera plus la guerre. Et le succès de nombreux metteurs en scène est dû à leur fidélité aux mêmes comédiens,  techniciens, et  dramaturges, même s’ils ne sont pas à la tête d’un théâtre officiel comme la Comédie-Française.
Le théâtre est avant tout une œuvre collective et l’une des causes, sans doute, de son déclin actuel, notamment dans le domaine de l’opéra, est dû au culte des «stars » et à la disparition du théâtre de répertoire que l’on  a souvent accusé de routine, voire de sclérose et  les spectacles s’usent quand ils restent trop longtemps à l’affiche. Mais il ne peut y avoir de vrai théâtre sans mariage entre un créateur et une troupe qui le suit. Ce fut le cas de la Taganka avec Loubimov, comme  aujourd’hui, du théâtre Vakhtangov avec Tuminas,  metteur en scène lituanien qui a apporté du sang neuf à une troupe vieillissante.

Malgré les nombreuses études qui lui ont été consacrées, le rôle de Youri Loubimov au théâtre de la Taganka attend toujours ses historiens, quant à sa filiation avec l’avant-garde des années vingt, qu’il a perpétuée à la fois par sa rupture avec la tradition de Stanislavski et par ses liens avec le  théâtre d’agit-prop qu’il avait su retourner contre lui-même.
Il était devenu sous sa baguette, un théâtre à contre-courant, à la fois sur les plans esthétique et politique. Mais au pays de l’homme double, il serait naïf de considérer que l’existence de ce théâtre, malgré les pressions de la censure, était due au simple hasard. Le régime avait besoin de se créer des alibis pour maintenir l’équilibre entre le dogmatisme de sa forme et l’épuisement de son contenu. Lioubimov dans ses spectacles redonnait du sens à un contenu moribond et contre une forme dont la rigidité ne faisait plus illusion.

Une autre leçon de l’expérience de Loubimov est l’effondrement programmé de la création artistique quand elle est libérée du poids de la censure et qu’elle a perdu ses repères en perdant ses raisons de lutter. L’art s’autodétruirait-il, quand il n’entre plus en résistance contre une société autoritaire?
Youri Lioubimov aura gardé jusqu’à sa mort une puissance de création exceptionnelle, mais son isolement enlevait à ses  spectacles la force d’inspiration qui avait marqué ses rapports avec le pouvoir communiste. Une société permissive engendre souvent un vide intellectuel, artistique et moral. On en a un exemple tous les jours dans notre société libérale où l’art et la culture sont devenus des adjuvants du marché…

Gérard Conio

 

 Un mélange explosif des éléments scéniques de Iouri Lioubimov

Une rencontre avec un public nouveau est toujours pour nous, un événement d’une extrême importance. Il faut à chaque fois gagner la confiance du spectateur et c’est un travail difficile. Le théâtre doit savoir que son art ne  suscite un écho vivant que lorsqu’ il sait entendre son époque. Notre première mise en scène fut La bonne Âme de Se-Tchouan de Bertold Brecht, un artiste d’ une activité sociale stupéfiante, d’ un tempérament politique éclatant. Nous assignons comme un objectif à chacun de nos spectacles: ne laisser personne indifférent à la vie de notre société. Nous ne dissimulons pas notre rapport à ce que nous représentons, nous ne fuyons ni la satire ni le pathétique, nous rions ouvertement de ce qui nous révolte et affirmons avec toute notre sincérité ce qui nous semble vrai et juste.

Il y a plus de dix-sept ans, notre Théâtre est né d’un studio, d’un cours d’acteurs où j’enseignais, à l’Institut Chtchoukine près du Théâtre Vakhtangov. Et notre désir le plus cher est de rester fidèle à l’esprit de studio de notre jeunesse, avec son intransigeance à l’égard du mensonge et du conformisme. Pour un théâtre, dix-sept ans, c’est un âge mûr, et conserver cet esprit se fait d’ année en année plus difficile. Que Dieu nous épargne la vieillesse en art et que ce calice n’approche pas nos lèvres ! Il  faut pourtant beaucoup d’art pour être juste. La sincérité ne s’obtient qu’à travers le polissage d’une technique à facettes multiples. C’est pourquoi, chaque spectacle, chaque recherche pour trouver comment « résoudre une pensée» est inséparable à nos yeux des recherches sur une esthétique contemporaine. Pour nous, c’est dans la langue imagée de la scène que la concentration des événements, caractéristique de la vie actuelle. doit trouver son expression.

Le Théâtre de la Taganka tend vers une poésie saturée d’images, à l’imagination généreuse, aspirant à une jonction audacieuse du proche et du lointain, de l’historique et de l ‘intime. Pasternak nommait la métaphore « une écriture cursive de l’esprit» , illumination instantanée et d’emblée saisissable. Nous cherchons aussi des techniques métaphoriques, les plus efficaces pour exprimer nos pensées et nos sentiments, et nous comptons sur l’activité créatrice du spectateur. La spécificité du discours artistique ne consiste pas à rechercher à tout prix l’originalité, mais à traduire une nécessité vitale. Comment parlera celui qui ne sait pas dire ce qu’il veut dire? En an, un discours mal articulé peut se retourner contre son auteur, devenir la parodie des idées qu’il présente, tout comme la transcription scrupuleuse sur scène d’un fait réel peut devenir mensonge.

Quand Coquelin s’endormait en scène, les critiques écrivaient qu’il ne savait plus représenter un dormeur de façon vraisemblable: c’est dans la fiction que se trouve la vérité du théâtre. L’art parle par images et nous nous efforçons de donner, non pas une copie conforme de la vie, pareille à un masque mortuaire, mais son concentré, ses facettes les plus vives. Un mélange de charbon et de salpêtre produit, on le sait, de la poudre. Nous cherchons, nous aussi, un mélange explosif des éléments scéniques, nous voulons qu’ils produisent une étincelle capable d’illuminer tout, de long en large, et de jeter sur la vie spirituelle de l’homme une intense lumière.

Je crois qu’il faut chercher ce qui est nouveau à la jonction des divers genres. La création est, comme le dit Vladimir Maïakovski, « un voyage dans l’inconnu à la découverte du nouveau. « Derrière la ligne de la rampe, les objets, les faits, les hommes doivent rejeter leurs apparences aux contours estompés et nous frapper par leur nouveauté. En balayant l’habituel, l’art tend à l’ essentiel. La forme est le moyen le plus expressif de dire la vérité, elle donne aux idées une acuité extrême, capable de percer le blindage de l’ indifférence. C’est peut-être parce que je n’accepte pas un rapport paisible et contemplatif à vie que me sont encore étrangères les «formes quotidiennes» de ce théâtre. Ne pas céder au circonstances, ne pas transiger avec ses principes  au nom des normes standardisé:ce que nous dicte parfois le monde qui nous entoure. Malgré les  difficultés, croire ferme en sa voie … Il n’y a que cela qui puisse apporter de la satisfaction dans la vie, que cela  ne puisse remplir une vie de sens et de contenu. C’est dans la recherche de ce chemin que je voudrais vivre les années qui me restent.

Iouri Lioubimov

Texte traduit du russe par Béatrice Picon-Vallin et  publié dans  Lioubimov. La Taganka, ouvrage collectif sous la direction de Béatrice Picon-Vallin, Les Voies de la création théâtrale, volume 20, CNRS Editions, 2000. Voir aussi l’hommage à Lioubimov sur le site du Théâtre du Soleil.

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