Ainsi se laissa-t-il vivre
Ainsi se laissa-t-il vivre, d’après Vie de poète, Microgrammes, Petite prose et Lettres de Robert Walser, adaptation, mise en scène et scénographie de Guillaume Delaveau
Un titre inspiré de la dernière phrase de Lenz (1835) de Georg Büchner, anti-héros errant, solitaire qui arrive à Strasbourg, lourd du fardeau de l’existence : « Ainsi laissa-t-il dès lors aller sa vie. »
Selon ses Lettres, Robert Walser, né en 1878 à Bienne (Suisse), fait son apprentissage dans une filiale de la banque cantonale, devient ensuite commis de commerce à Bâle, Stuttgart et Zurich, puis vit comme écrivain pendant sept ans à Berlin, et pendant autant d’années à l’hôtel de la Croix-Bleue à Bienne.
Cette époque, de 1913 à 1920, fut sans doute la plus belle de sa vie, avant qu’il ne soit interné à l’asile psychiatrique de Herisau pendant près de trente ans jusqu’à sa mort dans la neige, un jour de Noël 1956, lors d’une promenade. Deux recueils de nouvelles, Vie de poète et Petite Prose parlent de sa vie aléatoire et de ses relations houleuses avec les éditeurs et le milieu littéraire. La perdition sociale du poète correspond aussi à l’accomplissement de son œuvre.
Après avoir quitté Berlin, il survivra donc à Bienne, grâce à la publication de petites proses dans des journaux. Il s’exprime avec un nouveau langage et une graphie miniature au crayon sur des bouts de papier. Les Microgrammes, à la syntaxe et aux sonorités nouvelles, sont des récits plutôt autobiographiques qui révèlent l’amour de la flânerie et du monde, chez ce vagabond en quête de petits boulots et de chambres d’étudiant : « Ainsi, me laissais-je vivre ».
Dans l’ombre que troue la lumière d’une bougie, un film en noir et blanc projeté sur le mur montre un homme jeune au corps nu, puis un homme vêtu, plus âgé. Sur son lit et à sa table de travail, l’homme écrit sa vie et son œuvre, dans le dénuement et un goût authentique de l’art. Ici, la voix du narrateur commente les anecdotes et égrène le récit où les voix particulières circulent d’un personnage, et d’une scène à l’autre.
Les portraits en pied de tous ces hommes, en habit et chapeau feutre noirs dessinent une fresque onirique, imprégnée d’un esprit fin XIXème siècle. Les fenêtres vitrées font allusion, grâce à la lumière, à l’enfermement psychiatrique, et il y a un tableau de Gilles Aillaud où il a peint trois rondins de bois dans un paysage de neige, comme une citation des Trois bûches de Robert Walser .
Une troupe ambulante investit un château, accueillie par un prince éclairé qui incite les artistes à s’adonner à leur création: écriture, peinture, musique, chant, comédie, mais ils se lassent du confort offert et préfèrent quitter ces lieux luxueux, pour fréquenter des gens frustes qui les inspireraient davantage. Le public croit entendre, avec le narrateur, le vent extérieur nocturne depuis la chambre du poète qui aurait bien voulu être forestier ou jardinier, contemplant forêts et montagne ombrageuse: l’admirateur des espaces sauvages se souvient des petits matins humides, quand il longeait la rivière, ou d’un paysage d’été avec le bleu du ciel, le vert des forêts et le jaune des champs de blé. En tenue de voyageur folâtre et insouciant, le marcheur évoque l’Italie du Sud et indispose les Allemands…
Face à cette figure extravagante au chapeau à branchages rupestres, son éditeur et ami se moque : « Vous laissez voir trop distinctement votre âme, votre état intérieur, c’est pure sottise. » Autrement dit: défions-nous de la fausse excentricité car l’originalité est dans les idées et le caractère.
Feuillages, éclairages solaires ou lunaires dans sa chambre de rêveur, le locataire, habité de visions, arpente physiquement l’espace vertigineux dans des excursions téméraires au milieu des herbes où il écoute le chant des oiseaux : « Tout varie sans cesse matin midi et soir qui métamorphose les choses comme par enchantement. » Une élégante femme à voilette, familière des ruches d’élevage – elle est plus tard logeuse ou maîtresse de maison – plaît au jeune étudiant. Mais il décide un jour de prendre congé et de quitter son repos rustique pour s’en aller dans une de ces « centrales de la civilisation et de la culture », dans une de ces grandes villes bruyantes pour se procurer un peu de respect et de considération.En vain. Il abandonnera son projet d de venir écrivain car il se sent détenir trop peu de culture.
Lit de bois, chaises, nuit, ombres et lumières, brume et neige qui recouvre tout. Avant qu’elle ne touche terre, la neige voile de pureté, s’associe aux fleurs de printemps et à l’éclat lunaire, page vierge ou toile de tableau. Silence mélancolique, engourdissement, tel est le voyage d’hiver romantique dont Robert Walser aime le spectacle qui signifie pour lui la fragilité de l’existence et qui élève l’âme,.
La mise en scène de Guillaume Delaveau, d’une réelle beauté et très sensuelle, propose au spectateur une fresque vivante à trois dimensions, un voyage poétique dans la nature et la saveur des mots, entre solitude ou ensemble de collègues majordomes. Les acteurs, Régis Laroche, Daniel Laloux, Gérard Hardy, Régis Lux, Vincent Vabre, Benjamin Wangermée et Vincent Rousselle, se plient aux exigences d’un poème feutré et assourdi par l’intensité de présences intériorisées avec tact : Emmanuelle Grangé, figure féminine romantique à la majesté pâle, incarne l’objet des pensées du poète ravi, mais aussi… sa logeuse triviale qui traîne les pieds.
C’est une invitation au rêve dans l’univers somptueux de Robert Walser, entre un paysage éclatant de blancheur et une écriture à l’encre de Chine, pleine d’humour et de vie.
Véronique Hotte
Théâtre National de Strasbourg, Espace Grüber, jusqu’au 16 novembre.