By Heart

BY HEART, /Mundo Perfeito, performance de Tiago Rodrigues

image Tiago Rodrigues, jeune metteur en scène portuguais, qui vient d’être nommé directeur du Théâtre national de Lisbonne, nous raconte une histoire : celle de sa grand-mère qui, devenue petit à petit aveugle, demanda à son petit-fils de lui choisir un livre qu’elle pourrait apprendre par cœur. C’est, en fait, le point de départ de cet étonnant « bricolage » que n’aurait pas désavoué Claude Lévi-Strauss.
Le jeune metteur en scène portugais qui a collaboré plusieurs fois avec la fameuse compagnie belge Stan, réalise ici un performance individuelle en même temps qu’un spectacle peu courant, à la fois, simple, beau et d’une grande intelligence.
Rien sur le plateau que dix chaises en demi-cercle, et des cageots pleins de livres. Il demande simplement, avec beaucoup de gentillesse (et cela marche) à dix spectateurs – ce soir-là sept femmes et trois hommes- de venir le rejoindre pour leur faire apprendre par cœur le merveilleux mais difficile sonnet n° 30 de Shakespeare:
« Quand je fais comparoir les images passées
Au tribunal muet de songes recueillis
Je soupire au défaut des défuntes pensés
Pleurent de nouveaux pleurs les jours trop tôt cueillis
Des larmes oublieux, mon œil alors se noie
Pour les amis celés dans la nuit de la mort
Rouvre le deuil de l’amour morte s’apitoie
Au réveil sépulcral des intimes remords
Je souffre au dur retour des tortures souffertes
Je compte d’un doigt las, de douleur en douleur
Le total accablant des blessures rouvertes
Et j’acquitte à nouveau ma dette de malheur
Mais alors, si mon âme, Ami, vers toi se lève
Tout mon or se retrouve et tout mon deuil s’achève »

puis de le dire à la fin, (avec juste deux vers par personne) dans une lecture chorale. Ce qui est loin d’être évident, la traduction en français n’étant pas des meilleures!
Mais les lecteurs d’un soir et le public sont enthousiastes devant cette expérience qui a sa part de tristesse. Ce que nous rappelle  Tiago Rodrigues, puisqu’il s’agit, comme l’avait fait l’épouse d’Ossip Mandelstam (1891-1938) avec les poèmes de son mari (farouche opposant à Staline et qui le paya de sa vie dans un camp), de garder intact un texte, même si sa trace écrite arrivait à disparaître à jamais.

Et c’est probablement, ce qui est ici le plus impressionnant et aussi le plus émouvant avec le formidable récit sur la fin de la vie de sa grand-mère, visiblement une femme exceptionnelle, qui trouva dans la lecture, une foi personnelle. C’est aussi une sorte d’acte de résistance absolue  contre l’oubli que Tiago Rodrigues veut  faire partager au public.
Cet excellent acteur, avec l’air de ne pas y toucher, sait mettre à l’aise ses collaborateurs d’un soir qui lui obéissent scrupuleusement. Et dès qu’il les dirige, ou qu’il lit des lettres à sa grand-mère, extraits d’œuvres de Ray Bradbury, George Steiner ou Joseph Brodski, il a une telle flamme intérieure, une telle force de de conviction que le public est absolument fasciné. Vraiment un beau travail, comme on aimerait en trouver dans cette rentrée un peu difficile où les spectacles sont si souvent tristounets!
On ressort du Théâtre de la Bastille, tout regaillardi, loin des ennuyeux dialogues de Madame Yasmina Reza, tout heureux aussi d’avoir partagé ce beau moment d’intelligence et de sensibilité… Le théâtre, nous rappelle Tiago Rodrigues, cela se partage vraiment, sinon à quoi bon…

Philippe du Vignal

Théâtre de la Bastille  à 19 h jusqu’au 14 novembre T: 01 43 57 42 14.

 


Archive pour 10 novembre, 2014

Go down, Moses

Go down, Moses, mise en scène de Romeo Castellucci

 

  

©Luca del Pia

©Luca del Pia

Nous avons tous en tête le gospel de Louis Armstrong qui berça notre enfance : « Go down Moses / Way down in Egypt land / Tell all Pharaohs to / Let my people go». Cet appel à Dieu qui nomme Moïse, le Pharaon et le peuple juif ne concerne pas seulement les Juifs d’il y a vingt-huit siècles. ce gospel, réactualisé par les soubresauts de l’Histoire noue un lien avec celle du peuple juif mais aussi celle des Afro-Américains appelant à se libérer de l’esclavage. Nous aussi, sommes soumis à des enchaînements existentiels divers, comme si nous étions «exilés de notre être» dans un égarement et une errance irréversibles.
Romeo Castellucci, plasticien d’origine, qui a aussi conçu les décors, lumières et costumes du spectacle, est habité par ces visions et ces rêveries universelles qui constituent ainsi la mémoire incontournable de notre civilisation théologique et culturelle, avec ses ramifications socio-politiques contemporaines.
Moïse, avec l’aide de Dieu, a des pouvoirs extraordinaires : il sépare les eaux de la Mer rouge pour sauver le peuple hébreu,  eaux qui vont se refermer sur l‘armée égyptienne qui le poursuit. Moïse fait aussi surgir une source d’un rocher. Soit une « image incroyable de la puissance de Dieu », son bras, son soutien, un poids de gloire et de pouvoir que le Pharaon puis Dieu menace.
Cette recréation plastique, visuelle et sonore de la Création que propose le visionnaire et prophétique Castellucci, dépasse toutes les attentes, et le spectacle est  comme bousculé par un grand souffle, avec une audace inouïe, une vague venue des tréfonds des origines et de la mythologie. Certes, nous ne verrons pas de nourrisson logé dans une corbeille de papyrus descendant au gré du vent, dans les remous du Nil.
Mais, dans une scène hyperréaliste, une femme accouche seule dans les toilettes d’une  brasserie  bruyante,  perdue dans son sang qui n’en finit pas de couler de sa chair fragilisée. Un voile de tulle atténue cette vision sur-éclairée,  comme une vignette de cauchemar logée à jamais dans l’imaginaire.
Puis, lui succède une scène où un conteneur, rempli à ras bord des détritus de nos temps, laisse surgir des cris d’enfant que l’on devine enfermé dans un sac de plastique noir. Vision d’enfer. Puis, viennent l’ interrogatoire par la police de la mère hagarde qui sera  ensuite médicalement observée au scanner, après qu’elle ait parlé d’un abandon d’enfant sur le Nil…
Il y a aussi une image initiale, entêtante et hypnotique dont nous n’avons pas encore parlé, et qui revient  une seconde fois, énigmatique et évocatrice pourtant: un long cylindre ronflant qui tourne et reçoit d’en-haut – du Ciel ? – une chevelure qui tourne à toute vitesse, enroulant une chevelure, celle peut-être de  la jeune femme qui  accouche  dans les toilettes. Est-ce une allusion aux restes des morts délibérément et tragiquement données ?
Romeo Castellucci n’a pas cherché son inspiration dans le Quattrocento mais dans les peintures pariétales  de Lascaux. Et nous pénétrons alors, comme des invités directement concernés, dans les méandres confus, brumeux et légèrement colorés de la mémoire et de l’imaginaire, un univers d’êtres primitifs, où  vit un couple  qui enterre son enfant mort, avant de s’accoupler pour vivre encore.
Et la mère primitive, qui voudrait qu’on l’aide, laisse les traces de ses mains terreuses et ensanglantées sur le voile qui cerne la grotte : apparaissent alors les lettres d’un SOS sans réponse…
Un appel à la sauvegarde de notre humanité ébranlée ? Ce spectacle offre au public de fortes images de la pensée.

 Véronique Hotte

    Nous n’avons pas eu le même choc émotionnel que Véronique, c’est le moins que l’on puisse dire! Il y a au début, un gros cylindre tournant horizontalement, qui enroule une grosse touffe de cheveux descendue des cintres. C’est une sorte d’installation plastique bien éclairée, tout à fait remarquable, et qui serait à sa place dans n’importe quel musée ou centre d’art contemporain, et visiblement inspirée de l’art minimal, mais… on  se demande bien ce qu’elle vient faire ici. Romeo Castelluci a été élève d’une école d’art, et cela se voit.
Il y aussi une scène, absolument muette et formidable de vérité et d’intensité. Même si le bruitage n’est pas de qualité de l’image. Tant qu’à faire dans l’hyperréalisme, il aurait mieux valu que ce soit impeccable, et c’est loin de l’être. Mais cette scène – trop longue- de cette jeune femme dégoulinante de sang qui accouche toute seule dans ces toilettes sinistres,  n’est pas de celles que l’on oublie…
  Ensuite, il y a sur le plateau nu, un scène avec un conteneur à ordures qui pourrait aussi sortir tout droit d’une toile hyperréaliste américaine, et on entend juste les cris d’un bébé sans doute enfoui dans un sac en plastique. Puis il y a l’interrogatoire de cette jeune mère enveloppée dans une pauvre couverture, dans un commissariat où les policiers essayent de lui faire dire où elle a déposé son nouveau-né pou pouvoir le sauver à temps.  Alors qu’elle est dégoulinante de sang? Sans passage par la case hôpital? Là aussi, quitte à faire dans le réalisme, autant le faire bien, et jusqu’au bout.
 Tout cela rend ce théâtre d’images, pour ne pas dire d’imagerie, des plus suspects, d’autant que le texte, pondu par Romeo Castelluci et son épouse, n’est pas du du bois dont on fait les flûtes. Il y a comme de la tricherie dans l’air… Un peu comme chez Bob Wilson avec Les Nègres de Jean Genet (voir Le Théâtre du Blog) mais pour d’autres raisons. Et on a comme l’impression que le metteur en scène nous fait payer cher ses quelques belles images du début.
Les choses en effet ne s’améliorent guère et nous avons droit à une grande grotte préhistorique, très bien réalisée sur le plan plastique mais dont les scènes qui s’y passent, n’offrent pas la plus petite émotion… Alors qu’on est bouleversé, juste par une empreinte de pied d’adolescent, figée pour l’éternité dans la boue,  comme à Pech-Merle (Lot), une de grottes fouillées par le grand André Leroi-Gourhan.

En fait, on ne voit pas bien où le metteur en scène veut nous emmener, et tout se passe comme s’il nous offrait une ballade artistique dans la préhistoire, après  nous avoir livré quelques considérations sur l’histoire de Moïse. Mais sans parvenir à établir un véritable unité entre un texte assez faible et sa production d’images. De sorte que cette heure vingt, passée dans une demi-obscurité, engendre inévitablement un profond ennui, puisqu’il n’y a aucun espoir.
Nous vous épargnerons la description des petits incidents techniques qui ont émaillé le spectacle, ce qui n’est guère admissible, compte-tenu des moyens mis à la disposition du metteur en scène. Quant au salut final des comédiens, comment le qualifier autrement que de dégueulasse…
Bref, un spectacle, assez prétentieux, où il y a quelques belles images mais qui reste bien décevant… Le public ne n’y est pas trompé et les applaudissements ont été assez frileux.

Philippe du Vignal

Théâtre de la Ville, Paris,  à 20h 30 jusqu’au 11 novembre.

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