Go down, Moses, mise en scène de Romeo Castellucci
©Luca del Pia
Nous avons tous en tête le gospel de Louis Armstrong qui berça notre enfance : « Go down Moses / Way down in Egypt land / Tell all Pharaohs to / Let my people go». Cet appel à Dieu qui nomme Moïse, le Pharaon et le peuple juif ne concerne pas seulement les Juifs d’il y a vingt-huit siècles. ce gospel, réactualisé par les soubresauts de l’Histoire noue un lien avec celle du peuple juif mais aussi celle des Afro-Américains appelant à se libérer de l’esclavage. Nous aussi, sommes soumis à des enchaînements existentiels divers, comme si nous étions «exilés de notre être» dans un égarement et une errance irréversibles.
Romeo Castellucci, plasticien d’origine, qui a aussi conçu les décors, lumières et costumes du spectacle, est habité par ces visions et ces rêveries universelles qui constituent ainsi la mémoire incontournable de notre civilisation théologique et culturelle, avec ses ramifications socio-politiques contemporaines.
Moïse, avec l’aide de Dieu, a des pouvoirs extraordinaires : il sépare les eaux de la Mer rouge pour sauver le peuple hébreu, eaux qui vont se refermer sur l‘armée égyptienne qui le poursuit. Moïse fait aussi surgir une source d’un rocher. Soit une « image incroyable de la puissance de Dieu », son bras, son soutien, un poids de gloire et de pouvoir que le Pharaon puis Dieu menace.
Cette recréation plastique, visuelle et sonore de la Création que propose le visionnaire et prophétique Castellucci, dépasse toutes les attentes, et le spectacle est comme bousculé par un grand souffle, avec une audace inouïe, une vague venue des tréfonds des origines et de la mythologie. Certes, nous ne verrons pas de nourrisson logé dans une corbeille de papyrus descendant au gré du vent, dans les remous du Nil.
Mais, dans une scène hyperréaliste, une femme accouche seule dans les toilettes d’une brasserie bruyante, perdue dans son sang qui n’en finit pas de couler de sa chair fragilisée. Un voile de tulle atténue cette vision sur-éclairée, comme une vignette de cauchemar logée à jamais dans l’imaginaire.
Puis, lui succède une scène où un conteneur, rempli à ras bord des détritus de nos temps, laisse surgir des cris d’enfant que l’on devine enfermé dans un sac de plastique noir. Vision d’enfer. Puis, viennent l’ interrogatoire par la police de la mère hagarde qui sera ensuite médicalement observée au scanner, après qu’elle ait parlé d’un abandon d’enfant sur le Nil…
Il y a aussi une image initiale, entêtante et hypnotique dont nous n’avons pas encore parlé, et qui revient une seconde fois, énigmatique et évocatrice pourtant: un long cylindre ronflant qui tourne et reçoit d’en-haut – du Ciel ? – une chevelure qui tourne à toute vitesse, enroulant une chevelure, celle peut-être de la jeune femme qui accouche dans les toilettes. Est-ce une allusion aux restes des morts délibérément et tragiquement données ?
Romeo Castellucci n’a pas cherché son inspiration dans le Quattrocento mais dans les peintures pariétales de Lascaux. Et nous pénétrons alors, comme des invités directement concernés, dans les méandres confus, brumeux et légèrement colorés de la mémoire et de l’imaginaire, un univers d’êtres primitifs, où vit un couple qui enterre son enfant mort, avant de s’accoupler pour vivre encore.
Et la mère primitive, qui voudrait qu’on l’aide, laisse les traces de ses mains terreuses et ensanglantées sur le voile qui cerne la grotte : apparaissent alors les lettres d’un SOS sans réponse…
Un appel à la sauvegarde de notre humanité ébranlée ? Ce spectacle offre au public de fortes images de la pensée.
Véronique Hotte
Nous n’avons pas eu le même choc émotionnel que Véronique, c’est le moins que l’on puisse dire! Il y a au début, un gros cylindre tournant horizontalement, qui enroule une grosse touffe de cheveux descendue des cintres. C’est une sorte d’installation plastique bien éclairée, tout à fait remarquable, et qui serait à sa place dans n’importe quel musée ou centre d’art contemporain, et visiblement inspirée de l’art minimal, mais… on se demande bien ce qu’elle vient faire ici. Romeo Castelluci a été élève d’une école d’art, et cela se voit.
Il y aussi une scène, absolument muette et formidable de vérité et d’intensité. Même si le bruitage n’est pas de qualité de l’image. Tant qu’à faire dans l’hyperréalisme, il aurait mieux valu que ce soit impeccable, et c’est loin de l’être. Mais cette scène – trop longue- de cette jeune femme dégoulinante de sang qui accouche toute seule dans ces toilettes sinistres, n’est pas de celles que l’on oublie…
Ensuite, il y a sur le plateau nu, un scène avec un conteneur à ordures qui pourrait aussi sortir tout droit d’une toile hyperréaliste américaine, et on entend juste les cris d’un bébé sans doute enfoui dans un sac en plastique. Puis il y a l’interrogatoire de cette jeune mère enveloppée dans une pauvre couverture, dans un commissariat où les policiers essayent de lui faire dire où elle a déposé son nouveau-né pou pouvoir le sauver à temps. Alors qu’elle est dégoulinante de sang? Sans passage par la case hôpital? Là aussi, quitte à faire dans le réalisme, autant le faire bien, et jusqu’au bout.
Tout cela rend ce théâtre d’images, pour ne pas dire d’imagerie, des plus suspects, d’autant que le texte, pondu par Romeo Castelluci et son épouse, n’est pas du du bois dont on fait les flûtes. Il y a comme de la tricherie dans l’air… Un peu comme chez Bob Wilson avec Les Nègres de Jean Genet (voir Le Théâtre du Blog) mais pour d’autres raisons. Et on a comme l’impression que le metteur en scène nous fait payer cher ses quelques belles images du début.
Les choses en effet ne s’améliorent guère et nous avons droit à une grande grotte préhistorique, très bien réalisée sur le plan plastique mais dont les scènes qui s’y passent, n’offrent pas la plus petite émotion… Alors qu’on est bouleversé, juste par une empreinte de pied d’adolescent, figée pour l’éternité dans la boue, comme à Pech-Merle (Lot), une de grottes fouillées par le grand André Leroi-Gourhan.
En fait, on ne voit pas bien où le metteur en scène veut nous emmener, et tout se passe comme s’il nous offrait une ballade artistique dans la préhistoire, après nous avoir livré quelques considérations sur l’histoire de Moïse. Mais sans parvenir à établir un véritable unité entre un texte assez faible et sa production d’images. De sorte que cette heure vingt, passée dans une demi-obscurité, engendre inévitablement un profond ennui, puisqu’il n’y a aucun espoir.
Nous vous épargnerons la description des petits incidents techniques qui ont émaillé le spectacle, ce qui n’est guère admissible, compte-tenu des moyens mis à la disposition du metteur en scène. Quant au salut final des comédiens, comment le qualifier autrement que de dégueulasse…
Bref, un spectacle, assez prétentieux, où il y a quelques belles images mais qui reste bien décevant… Le public ne n’y est pas trompé et les applaudissements ont été assez frileux.
Philippe du Vignal
Théâtre de la Ville, Paris, à 20h 30 jusqu’au 11 novembre.