Inventer de nouvelles erreurs

Inventer de nouvelles erreurs, par Grand Magasin

 

 Chez eux, on trouve tout, comme dans un célèbre grand magasin qui n’existe plus, et dont la réclame suggérait que même la reine d’Angleterre pouvait y trouver sa couronne. Eux sont plus modestes :  François Hifler, Pascale Murtin, et leurs acolytes, sont plutôt intéressés par l’infiniment banal, et la riche infinie de la banalité, ou de ce qui peut paraître pauvre. Chaque spectacle est un défi, lancé par un tout petit problème, de bricolage, d’électricité, de métaphysique, dont la solution se révèle épique. Celui du jour est le suivant : «Je crois que, dans ce jardin, il n’existe pas deux feuilles parfaitement identiques », dit la princesse au noble seigneur, lequel conteste. La phrase, attribuée à Leibnitz, souligne la singularité des êtres dans le temps. Ici, cela donne un opéra pour deux sopranos pas tout à fait identiques et deux flûtes traversières de même. La partition de Tom Johnson et l’interprétation des quatre musiciennes sont un régal de délicatesse et de sérieux, donc d’humour, dans leurs variations minuscules sur cette phrase unique. Mais avant d’en arriver là, Grand magasin, les deux inventeurs d’erreurs et leur troupe, nous auront donné une leçon de pure logique sur ce qui est le semblable et le différent, l’inclus et l’exclu, et la variation. Cela consiste en un ballet de prénoms, de moustaches ou de non-moustaches, cela ressemble, en chair et en os, à un cahier de vacances pour enfants sérieux : jeux des sept erreurs, jeu du cherchez l’intrus (celui qui a une cravate de telle couleur dans un lot de cravates semblables, etc…). Aux meilleurs moments, cela ressemble aux jeux logiques de Lewis Caroll. Il y a même de « mauvais élèves » qui font vriller la déduction. Voilà : dans ce Grand Magasin, on trouve tout ce qu’on ne trouve pas ailleurs, des objets « improbables », qui n’ont pas du tout l’habitude d’être sous les projecteurs. C’est là, le paradoxe du projet, au cœur de l’art contemporain : placer des événement minimes ou ordinaires en pleine lumière, non pour les donner à voir, ce qui serait trop simple, mais pour les donner à regarder, ce qui demande un petit effort. Nous avouerons que cette logique pour les nuls nous a lassés au bout d’un moment, mais que le délicieux opéra avec costumes de princesse kitsch et pailletés nous a réconciliés avec elle. À voir pour ceux qui adorent le non-sens (lequel en a beaucoup) et les jeux de l’L’OuLiPo, Ouvroir de littérature potentielle…

 

Christine Friedel

T2G Gennevilliers-Festival d’automne, jusqu’au 15 novembre. T: 01 41 32 26 

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Archive pour 14 novembre, 2014

La Mission

La Mission de Heiner Müller, traduction de Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger, mise en scène de Michael Thalheimer

imageDans une pénombre grise, tourne une grande roue, interminablement, sur une musique répétitive obsédante. Roue du destin, de l’Histoire, elle pénètre jusqu’aux tréfonds du plateau d’où elle exhume, successivement, les comédiens avant de les jeter sur scène. Devant ce mécanisme implacable à la régularité d’horloge, s’agite un homme aviné, rongé par on ne sait quel remord, avant que ne lui apparaisse un ange : « Je suis l’ange du désespoir, je distribue l’ivresse… l’oubli… ».  Cependant, Dubuisson ne peut oublier la mission, désormais avortée, que lui a confiée la toute nouvelle République française, en l’envoyant en Jamaïque, «honte des Antilles», pour fomenter le soulèvement des esclaves contre le royaume d’Angleterre. Dubuisson (Charlie Nelson), propriétaire esclavagiste converti à la cause révolutionnaire, est accompagné de deux autres commissaires: un paysan breton, Galloudec (Claude Duparfait)  et un Noir, Sasportas (Jean-Baptiste Anoumon). Pour tromper l’ennemi, les trois compères avanceront masqués et affublés de faux-semblants ou plutôt, leurs masques, ici, ce sont leurs visages découverts. Ce choix illustre bien l’art du paradoxe cher à Heiner Müller : «La révolution est le masque de la mort, la mort est le masque de la Révolution», tel est le leitmotiv sinistre qu’il fait répéter à ses protagonistes. A peine sont-il arrivés dans l’île que «la France s’appelle Napoléon» : le projet fait faillite quand Bonaparte proclame le maintien de l’esclavage. Dubuisson sera le seul survivant de cette aventure,  ses camarades  ont été massacrés et l’interpellent d’outre-tombe. Les fantômes du passé le hantent: ses deux compagnons resurgissent en cauchemars pour rejouer l’échec d’une révolution. Il revit sa trahison dans toute son horreur (mais quel autre choix avait-il ?). Michael Thalheimer, dont on a pu apprécier l’an dernier, dans ce théâtre, la mise en scène de Combat de nègre et de chiens, reprend la même distribution et s’intéresse à une thématique voisine. Il a conçu un dispositif scénique qui s’apparente à une image mentale mouvante où, comme dans un rêve, toute liberté spatio-temporelle est permise. Il se prête donc à un jeu de théâtre dans le théâtre, comme la scène Danton-Robespierre, présentée sous forme de cabaret grotesque. Ou encore le mystérieux épisode de l’homme dans l’ascenseur qui, du coup, s’insère bien dans le spectacle, même s’il n’a rien à voir avec la mission de Dubuisson. Mais dommage, proférée en allemand, cette histoire surréaliste d’employé de bureau s’égarant dans la campagne péruvienne nous échappe partiellement, malgré les surtitres. Malgré la sobriété et la justesse de la scénographie, et un parti-pris d’onirisme, on regrette certaines surcharges qui embrouillent plus qu’elles n’éclairent le spectateur, entraîné dans cette fable complexe et souvent opaque. Ces excès donnent souvent à l’interprétation des comédiens un  tour inutilement démonstratif… Restent le plaisir d’entendre la très belle langue d’Heiner Müller, empreinte de poésie et merveilleusement traduite et de suivre une fable qui résonne encore aujourd’hui, dans tout son pessimisme, au sein de nos démocraties essoufflées ou des printemps arabes. « La révolution fatigue», confesse Dubuisson. « Je ne cherche pas à fourguer de l’espoir, je ne suis pas un dealer », disait Heiner Müller.

Mireille Davidovici

Théâtre de la Colline, jusqu’au 30 novembre T: 01 44 62 52 52 ; www.colline.fr

 

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