La Mission
La Mission de Heiner Müller, traduction de Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger, mise en scène de Michael Thalheimer
Dans une pénombre grise, tourne une grande roue, interminablement, sur une musique répétitive obsédante. Roue du destin, de l’Histoire, elle pénètre jusqu’aux tréfonds du plateau d’où elle exhume, successivement, les comédiens avant de les jeter sur scène. Devant ce mécanisme implacable à la régularité d’horloge, s’agite un homme aviné, rongé par on ne sait quel remord, avant que ne lui apparaisse un ange : « Je suis l’ange du désespoir, je distribue l’ivresse… l’oubli… ». Cependant, Dubuisson ne peut oublier la mission, désormais avortée, que lui a confiée la toute nouvelle République française, en l’envoyant en Jamaïque, «honte des Antilles», pour fomenter le soulèvement des esclaves contre le royaume d’Angleterre. Dubuisson (Charlie Nelson), propriétaire esclavagiste converti à la cause révolutionnaire, est accompagné de deux autres commissaires: un paysan breton, Galloudec (Claude Duparfait) et un Noir, Sasportas (Jean-Baptiste Anoumon). Pour tromper l’ennemi, les trois compères avanceront masqués et affublés de faux-semblants ou plutôt, leurs masques, ici, ce sont leurs visages découverts. Ce choix illustre bien l’art du paradoxe cher à Heiner Müller : «La révolution est le masque de la mort, la mort est le masque de la Révolution», tel est le leitmotiv sinistre qu’il fait répéter à ses protagonistes. A peine sont-il arrivés dans l’île que «la France s’appelle Napoléon» : le projet fait faillite quand Bonaparte proclame le maintien de l’esclavage. Dubuisson sera le seul survivant de cette aventure, ses camarades ont été massacrés et l’interpellent d’outre-tombe. Les fantômes du passé le hantent: ses deux compagnons resurgissent en cauchemars pour rejouer l’échec d’une révolution. Il revit sa trahison dans toute son horreur (mais quel autre choix avait-il ?). Michael Thalheimer, dont on a pu apprécier l’an dernier, dans ce théâtre, la mise en scène de Combat de nègre et de chiens, reprend la même distribution et s’intéresse à une thématique voisine. Il a conçu un dispositif scénique qui s’apparente à une image mentale mouvante où, comme dans un rêve, toute liberté spatio-temporelle est permise. Il se prête donc à un jeu de théâtre dans le théâtre, comme la scène Danton-Robespierre, présentée sous forme de cabaret grotesque. Ou encore le mystérieux épisode de l’homme dans l’ascenseur qui, du coup, s’insère bien dans le spectacle, même s’il n’a rien à voir avec la mission de Dubuisson. Mais dommage, proférée en allemand, cette histoire surréaliste d’employé de bureau s’égarant dans la campagne péruvienne nous échappe partiellement, malgré les surtitres. Malgré la sobriété et la justesse de la scénographie, et un parti-pris d’onirisme, on regrette certaines surcharges qui embrouillent plus qu’elles n’éclairent le spectateur, entraîné dans cette fable complexe et souvent opaque. Ces excès donnent souvent à l’interprétation des comédiens un tour inutilement démonstratif… Restent le plaisir d’entendre la très belle langue d’Heiner Müller, empreinte de poésie et merveilleusement traduite et de suivre une fable qui résonne encore aujourd’hui, dans tout son pessimisme, au sein de nos démocraties essoufflées ou des printemps arabes. « La révolution fatigue», confesse Dubuisson. « Je ne cherche pas à fourguer de l’espoir, je ne suis pas un dealer », disait Heiner Müller.
Mireille Davidovici
Théâtre de la Colline, jusqu’au 30 novembre T: 01 44 62 52 52 ; www.colline.fr