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Numance de Miguel de Cervantès, nouvelle traduction et édition de Jean Canavaggio,
Numance, pièce écrite entre 1583 et 1585, a pour thème un événement historique: le suicide collectif des défenseurs d’une cité proche de l’actuelle Soria, dont on peut encore visiter le site. Capitale des Arévaques, bâtie sur une colline abrupte à 1.400 m d’altitude, Numance, à la différence des autres cités celtibères, avait refusé de se soumettre aux Romains, et avait réussi à tenir en échec, seize années durant, plusieurs consuls.
Mais Scipion Emilien, le vainqueur de Carthage, envoyé en Espagne, refuse tout combat, dévaste la campagne environnante, et entoure Numance de circonvallations qu’il fait garder par soixante mille hommes. En 133 avant J.C., après quinze mois de siège, la plupart des défenseurs affamés se donnèrent la mort plutôt que de se rendre, et les survivants furent vendus comme esclaves.
La ville est rasée et Scipion, rentré à Rome, obtient le triomphe. La pièce, synthèse dramatique de Miguel de Cervantès, répond à un souci d’expressivité, créant un enchantement cohérent de scènes qui illustrent la marche inéluctable de Numance vers sa fin.
Jean Canavaggio, spécialiste éclairé de l’œuvre, note qu’entre chaque destinée particulière et le destin collectif de la cité, s’établit un jeu de correspondances réorchestré par l’intervention des allégories: Espagne et Douro, quand Scipion décida de l’encercler, et Guerre, Maladie, Faim, quand les Numantins s’apprêtent à mettre fin à leurs jours.
Scipion essaie d’émouvoir et de séduire un enfant, Barriato qui, après avoir redouté la mort, refuse d’entendre ses paroles et se lance du haut d’une falaise dans l’immortalité. L’apparition finale de Renommée,en couronnant la scène, conclut Numance, et lui donne à la fois son éclat et son véritable sens.
D’un côté, Scipion et ses généraux, et de l’autre, Théogène et les chefs numantins; autour d’eux, veillent soldats, messagers, prêtre, femmes, enfants et allégories, unanimes dans le sacrifice de Numance. La pièce comporte quatre journées, au style sublime et à l’écriture tendue, avec épithètes homériques, parallélismes, antithèses et sentences.
C’est l’une des œuvres les plus singulières que nous ait léguées le Siècle d’or espagnol. La décision collective des assiégés, exclut toute visée militante comme toute vision providentielle, et donne tout son prix à cette apologie de la résistance.
Ce geste assumé s’insère dans le temps, à travers toutes les révolutions possibles. Selon Marie Laffranque, il signifie l’avènement d’une humanité qui, au lieu de se référer sans cesse à des exemples passés, se constitue comme son propre modèle, et le propose aux siècles à venir. Geste de rébellion sans cesse réactualisée, comme, il y a quelque soixante-dix ans pendant la guerre civile en Espagne.
Ce chef-d’œuvre est ainsi pris dans un jeu moderne de perspectives temporelles.
Véronique Hotte
Folio Théâtre N°156, Gallimard
La Dame de pique de Pouchkine, traduit du russe par André Gide et Jacques Schiffrin, dossier et notes réalisés par Sylvie Howlett, lecture d’image de Juliette Bertron
La Dame de pique (1834), nouvelle fantaisiste entre réalisme et fantastique, s’amuse des clichés romantiques – les amours contrariées – dans l’aristocratique Saint-Petersbourg gouvernée par l’argent. Pouchkine poétise le réalisme et se risque à insérer, ici et là, de courts dialogues éloquents qui ne nécessitent nul commentaire mais plutôt une bonne dose d’humour et d’ironie, quant à l’appréciation du monde décadent du XIXème siècle. Le dialogue commence in medias res, sans psychologie esquissée des personnages, ni biographie, ni portrait : seule compte la vivacité des réparties.
La prédiction par les cartes existe en Europe depuis le XVIème siècle, mais diminue au siècle des Lumières. Comme beaucoup de Russes, Pouchkine apprécie les ouvrages populaires et les jeux de prédiction mais sans y croire. En exergue : « Dame de pique signifie malveillance secrète » (Le Cartomancien moderne). Formellement, une histoire de jeu de Pharaon, tel est l’objet de cette Dame de pique.
Au jeu du Pharaon, le banquier distribue (c’est la « taille ») un jeu de cartes ; chaque joueur choisit une carte et mise – ou « ponte »-, puis le banquier distribue un second jeu : si la carte qu’il pose à sa droite, correspond à celle du joueur, le banquier ramasse sa mise ; si c’est celle de gauche, le joueur touche le double de sa mise. Le jeune militaire Tomski raconte à ses amis, après une nuit passée à jouer, l’histoire de sa grand-mère qu’au XVIIIème siècle à Paris, on surnommait la Vénus moscovite, tant sa beauté et ses toilettes, dignes d’une déesse, emportaient tous les cœurs. En ce temps-là, les dames jouaient au pharaon : « Un soir, à la cour, ma grand-mère, jouant contre de duc d’Orléans, perdit sur parole une somme considérable. »
Le grand-père du jeune homme, refusant d’acquitter l’énormité de la dette, la grand-mère se tourne vers un ami mystérieux que Casanova décrit espion dans ses Mémoires, le comte de Saint-Germain qui dispose de sommes énormes, mais refuse d’avancer la dette de la dame mais lui propose de regagner l’argent :« Et il lui révéla un secret que chacun de nous paierait cher… »
Et le soir même, la grand-mère de Tomski parut à Versailles au jeu dit « de la Reine ». Face au duc d’Orléans qui tenait la banque, elle choisit trois cartes, les joua l’une après l’autre en doublant chaque fois sa mise. Elle put donc s’acquitta glorieusement de sa dette. Or, cette histoire fantastique trouble au plus haut point Hermann, un compagnon d’armes de Tomski, un Allemand qui ne joue jamais mais qui, personnage-clé de la littérature russe, observe sans rien dire, économe, prudent et maniaque.
Pris en tenaille entre rêve et réalité fantasmée, Hermann simule un amour pour l’orpheline de la vieille tutrice qu’est devenue en ce XIXème siècle la Vénus moscovite qu’il voudrait approcher pour récupérer son secret de jeu. Dans les nouvelles romantiques, l’homme défie le destin avec le jeu, comme Faust, lors de son pacte avec le diable : un défi de la condition humaine soumise au hasard. Il s’agit de conférer à l’homme, l’espace d’un instant, une toute-puissance interdite.
La fin du XVIIIème siècle, siècle de condamnation des fausses croyances, de la superstition et du triomphe de la libre-pensée, est aussi celui du fraudeur romantique. Jusqu’au bout du récit, règne fantastique et hésitation entre le merveilleux et l’étrange, dans l’inquiétude et le pressentiment du surnaturel. L’univers du joueur relève du passé, du mystère et du mysticisme, un monde propice aux apparitions étranges, aux fantômes et aux figures d’un imaginaire fantasmé.
Le passé s’impose avec une règle d’or inexorable: le témoignage du passage du temps qui fait de la plus belle jeune femme, une sorcière à la beauté féérique disparue. Hermann, hypnotisé par la toilette de la vieille dame qu’il surprend sans qu’elle le sache, et observe patiemment, comme dans un rituel, la laideur qui s’apparente à un mystère. D’où l’analyse comparative de cette scène avec le tableau de Goya, Les Vieilles (1808-1812). Sylvie Howlett pour les commentaires et Juliette Bertron pour la lecture d’image font de cette nouvelle de Pouchkine, un bonheur de lecture.
Une promenade romantique sur le chemin cahoteux et chatoyant du jeu des désirs, que la vie et le rêve dispensent en désordre quand les deux mondes s’interpénètrent.
Véronique Hotte
Folioplus classiques, n°267
Un parfum d’orange amère de Jean Benguigui
Le comédien s’est illustré au cinéma, comme au théâtre d’abord, et nos premiers souvenirs de lui remontent aux premiers spectacles de Patrice Chéreau entre autres, Les Soldats de Jacob Michael Lenz qui avaient révélé en 1967, le jeune metteur en scène, sorti tout doit comme Jean Benguigui, Jean-Pierre Vincent, Jérôme Deschamps du lycée d’exception qu’est Louis-le-Grand à Paris (quelle pépinière et quels profs devait-il y avoir!).
Jean Benguigui nous conte avec beaucoup de tendresse, son enfance de rêve à Oran, et quand on connaît un peu la ville comme nous, on peut imaginer l’amour viscéral de ses habitants pour cette ville, même si elle comme coupée en deux, d’un côté les algériens et de l’autre les pieds-noirs, et l’admiration pour les spectacles de théâtre ou de music-hall, avec Sacha Distel ou Juliette Gréco, venus de Paris, les corridas avec Luis Dominguin, etc… mais aussi pour la nouvelle star de la haute-couture l’Oranais Yves Saint-Laurent qui fait alors ses débuts de grand couturier dans la capitale.
Mais le rêve va bientôt s’écrouler, il n’a que dix-sept ans, et l’O.A.S. (Organisation de l’Armée Secrète française qui luttait pour garder l’Algérie française, avec des attentats criminels), devient de plus en plus menaçante et veut l’enrôler; la guerre est bien là et les ! Sa famille l’envoie donc en métropole finir ses études secondaires…
Avec son oncle Elie, ses cousins, et sa sœur le voilà parti pour la grande aventure. A la fois attaché à Oran et et enfin heureux de quitter le cocon familial où il devait se sentir en sécurité absolue, mais où il devait se sentir un peu enfermé; il retournera quelque dix ans plus tard comme comédien, puis à nouveau en 1990.
Non, cela ne se passe pas au Moyen-Age mais il y a quelque cinquante ans, et ce qu’a vécu le jeune Jean Benguigui, des millions d’autres pieds-noirs comme lui l’ont vécu, et c’est ce qui rend si justes et si passionnants ces souvenirs.
Il rencontre donc Patrice Chéreau, puis entre à l’école du Théâtre National de Strasbourg dont il ne garde pas un excellent souvenir, et retrouve ensuite Jean-Pierre Vincent et Patrice Chéreau qui licenciera peu après sa troupe de copains de lycée pour jouer plus perso, rencontre aussi Robert Gironès, etc…travaille avec Marcel Maréchal, André Engel, Gabriel Garran, Jacques Nichet, et des acteurs comme Jean Carmet, Michel Serrault, ou Gérard Depardieu. C’est donc un peu de toute l’histoire du théâtre français du XXème siècle qui défile devant nous. Et c’est souvent passionnant.
Jean Benguigui commence aussi une carrière au cinéma et dans des téléfilms, dès les années 75, mais, dans les derniers chapitres, où pointe souvent l’auto-célébration, il a comme le souffle court; anecdotes ans grand intérêt qui relèvent plutôt du bloc-notes personnel, style plus convenu, avec entre autres, nombre d’adverbes de manière, et c’est un peu dommage.
Reste un livre-témoignage, somme toute, agréable à lire, où se raconte le parcours d’un homme et d’un comédien aux très nombreuses expériences.
Philippe du Vignal
Editions Fayard. 18 €