Les Palmiers sauvages
Les Palmiers sauvages, d’après la nouvelle de William Faulkner, mise en scène de Séverine Chavrier
Séverine Chavrier travaille un théâtre ancré dans la littérature, et un espace scénique qui fait matière de tout : musique, voix, corps, vidéo, scénographie, et qui semble construit à l’arrache, mais en fait très travaillé, à partir de rudes improvisations avec acteurs et musiciens sur le plateau.
Palmiers sauvages, décrit la passion brutale de deux êtres devenus marginaux: Charlotte a quitté son mari, ses enfants et sa vie plutôt bourgeoise, pour aimer Harry qui interrompt ses études de médecine et va s’enfuir avec elle. Mais les feux de l’amour vont se transformer en descente aux enfers, vécue jusqu’au bout de la chair et de l’âme.
Charlotte finira par en mourir et Harry sera interné. «Une passion vécue comme une œuvre d’art, dit la metteuse en scène, n’est-elle pas une entreprise solitaire, vouée à l’échec? Charlotte nourrit une passion dévorante pour Harry, auteur de romans pornographiques commerciaux; il est aussi fort épris d’elle mais reste nostalgique de sa vie tranquille et accorde de l’importance à sa réussite sociale et financière.
Cette réflexion sur l’art, dit aussi Séverine Chavrier, est aussi un des moteurs de ce roman sensuel, terrien, plein d’odeurs, bruits et silences, avec une cavalcade dans de multiples paysages, entre les moments de vérité essentielle que disent, et se disent les amoureux : l’amour comme souffrance. Les relations existentielles font l’œuvre de Faulkner, mais l’amour aussi fort de ces êtres passionnés mais profondément désemparés ne les mènera qu’à la mort.
Le spectacle est construit comme le paysage chaotique d’une décomposition intérieure avec, chez ce couple, une véritable confusion des sentiments, auxquels font écho les éléments de l’espace auditif et visuel extérieur: vent, tempête, sonorisés à outrance… Ceux d’un univers, urbain ou marin, peu charitable envers l’homme: sensualité lourde d’une nature au mieux indifférente, le plus souvent menaçante, solitude existentielle aigüe, et sauvagerie irrépressible d’un monde auquel on ne peut échapper… Trajet des amants maudits et chemin de croix depuis une vie de bohème jusqu’au cabanon d’une plage!
Cris de secours, de haine ou de souffrance, et coups de marteau – tels ceux qu’on porte aux clous secs frappés d’un cercueil -, et signes saisis comme des éblouissements de la conscience…. Autant de rappels du Bruit et la Fureur (1929) et de Tandis que j’agonise (1930), autres œuvres de William Faulkner.
Dans un immense et poétique entrepôt, conçu avec un humour plein de santé par Benjamin Hautin, s’accumulent, comme dans les réserves d’un supermarché, des boîtes de conserve qui tombent sur le sol, une à une, dans la moquerie et la dérision de la vie, avec un bruit métallique… Symbole d’une industrialisation et d’une production à outrance, jusqu’à l’abandon total de ces objets commerciaux devenus inutiles et oubliés, comme dans un étrange grenier de la mémoire.
Une douzaine de matelas jonche le sol, comme si la vie se réduisait à un lit tranquille, apte à recevoir les ébats des deux amoureux en proie à une passion effrénée. Il y a aussi une machine à écrire antique qui attend son écrivain de pacotille, et quelques photos pornos que filme Charlotte sont projetées en fond de scène, ainsi que les visages et corps des personnages, des rues, des nuages et des paysages ruraux, comme chez Krzystof Warlikowski.
La metteuse en scène possède une véritable culture du théâtre contemporain, et cite des esthétiques qu’elle sait reproduire avec précision. Des musiques diverses, dont des morceaux d’œuvres classiques pour piano, envahissent l’espace et ne le quittent plus; on ressent ainsi une osmose entre images et sons, comme sait en créer, par exemple, François Tanguy et son Théâtre du Radeau.
Les comédiens excellents, fous, engagés, sont heureux de jouer, comme Laurent Papot (Harry), clone du jeune acteur et metteur en scène Vincent Macaigne, (voir Le Théâtre du Blog) qui a cette même effervescence, cette même envie d’en découdre avec le monde et de le parcourir, de le maîtriser pour ensuite le dévorer… et le recracher. Deborah Rouach qui incarne pleinement la pétillante et fragile Charlotte, rappelle cette actrice singulière qu’est Norah Krief; ils y vont aussi à fond, sans distance aucune. Comiques malgré eux, dans leur nudité physique et avec leur micro H.F. collé au corps…
Un spectacle en forme de performance, à la fois sourde et obsédante, prend le cœur du spectateur, sans jamais lui laisser de répit. Pari scénique qui ne peut laisser indifférent, tant ici est pensée et mise en scène la matière foisonnante de cette nouvelle de William Faulkner, avec tous ses excès, où l’âme est malade…
Véronique Hotte
Nouveau Théâtre de Montreuil, jusqu’au 12 décembre. T: 01 48 70 48 90