Le nouveau théâtre de Bonlieu à Annecy
Pour ses trente ans, la Scène nationale d’Annecy fait peau neuve; après deux ans et demi de travaux, et pour un montant de quelque vingt millions d’euros. Avec des espaces d’accueil transformés, un restaurant spacieux, confié à une cuisinière hors-pair, venu de chez Laurence Salomon, et avec un hall plus vaste et lumineux, et une coursive vitrée, ouverte sur l’extérieur. Le plateau et la grande salle ont été complètement refaits, des murs aux sièges.
Une grande attention a été portée à l’acoustique auparavant défaillante. Enfin, la Scène nationale gagne 1.702 m2, avec la construction d’une troisième salle, modulable, dédiée aux répétitions, et idéale pour les petites formes. Un équipement ultra-moderne permet à l’établissement culturel de remplir ses missions non seulement de diffusion, mais aussi de production, grâce à des résidences d’artistes: Dominique Pitoiset, Rachid Ouramdame et Camille Boitel, entre autres, en bénéficient pour leur création, cette saison.
L’équipe du théâtre, dirigée par Salvador Garcia, travaille par ailleurs en réseau avec les théâtres de Genève, Chambéry, et Grenoble, et c’est dans cette dynamique qu’elle accompagne depuis plusieurs années Omar Porras. Il a fondé, en 1990, le Teatro Malandro, à Genève, un centre de création, de formation et de recherche, et dont elle accueille régulièrement les spectacles : cette année, une belle proposition, à partir de La Dame de la mer d’Ibsen assez peu montée dans l’espace francophone. Le théâtre invite aussi des artistes régionaux, dont le jeune chorégraphe Thô Anothaï.
La Dame de la mer d’après Henrik Ibsen, adaptation et mise en scène d’Omar Porras
Sur le grand plateau nu, devant un cyclo brillamment éclairé, qui se teintera et s’animera selon la nature des événements, trône un piano à queue dont la musique accompagnera tout le spectacle. Le concertiste entre, salue puis joue quelques mouvements d’une sonate, quand, dans la pénombre, un drôle de bonhomme à l’allure androgyne, Lyngstrand, s’avance.
Il se dit sculpteur, et apprécie la toile que lui soumet le pianiste qui endosse alors le rôle d’un peintre : un paysage de fjord inachevé auquel il manquerait la figure d’une sirène mourante. Le ton est donné. Ce tableau correspond au cadre du drame d’Ibsen: une petite station balnéaire, peuplée d’estivants venus contempler le soleil de minuit.
Après ce prélude et alors que s’annonce un concert au belvédère, on entre dans le vif de l’action. Avec une sirène, Ellida Wangel. « Enlevée à son élément naturel », un phare au bord de mer, par son mari, le bon docteur Wangel, elle éprouve une « vertigineuse nostalgie de la mer ». Femme singulière, elle porte le nom d’un bateau, et les gens l’appellent la dame de la mer car elle ne peut se passer des bains dans le fjord, bien qu’elle y trouve l’ eau « tiède, flasque et visqueuse ».
Malgré l’amour que lui porte son époux et la présence enjouée de ses deux belles-filles, Bolette et Hilde, elle se montre fantasque et inquiète. Hantée par un inconnu, « une ombre qui a traversé ma vie « , un Américain qu’elle croit noyé, Ellida a peur, car mort ou vivant, le marin, créature de la mer comme elle, et à qui elle a juré fidélité, viendra la réclamer.
La mer joue un rôle important dans les pièces d’Ibsen, comme celle-ci, parmi les plus tardives et créée au Christina Theater en 1889, qui baigne dans un univers étrange, imprévisible avec ses calmes et ses tempêtes, peuplé d’esprits maléfiques à la fois effrayants et attirants. Elle exerce une étrange attraction morbide. » Les gens de la mer sont d’une race à part. « Avec des flux et des reflux » confie le docteur à Arnholm, l’ancien soupirant d’Ellida et précepteur des filles, qu’il a appelé à la rescousse, espérant dérider son épouse.
Mais la mélancolie d’Ellida s’aggravera au fil de l’été. Quand, tel un fantôme revenu d’entre les morts, l’homme de la mer surgit dans la brume, une lanterne à la main, entonnant le dernier Lied du voyage d’hiver de Franz Schubert (der Leiermann : le joueur de vielle), et l’enjoint de la suivre, mais il la veut de son plein gré. Wangel, lui, donne à son épouse la possibilité de « choisir librement » .
« Libre de choisir, libre de renoncer », elle peut alors échapper à l’emprise maléfique du marin, et dans un mouvement parallèle, Bollette, la fille aînée du docteur, trouve, grâce à l’amour d’Arnholm, son ancien professeur, la force de s’arracher à sa terne petite vie familiale, pour découvrir le vaste monde et étudier. Quant à la petite dernière, Hilde, qu’aucun lien n’entrave encore, elle batifole, insouciante, aux côtés de Lyngstrand… Un happy-end surprenant chez le dramaturge norvégien.
Omar Porras a réduit les cinq actes et resserré la distribution autour des protagonistes, pour produire un spectacle rythmé, de deux heures sans entracte. Sans s’attarder à traiter leur psychologie ni à s’appesantir sur leurs états d’âme, il pénètre dans la poétique de la pièce avec la liberté que recherchent justement les personnages du drame. Comme le peintre du début, il traduit Ibsen en images, sans pour autant sacrifier les grands axes de l’intrigue, clairement exposée et respectée. Il projette sur le cyclo d’étranges formes, des petits nuages clairsemés sur bleu azuréen, des taches sombres et tourmentées, des brumes du Nord, ou un encore puissant soleil de minuit.
De la mélancolie qui imprègne toute la pièce, se détachent quelques moments lumineux, et des intermèdes fantaisistes introduits surtout par Lyngstrand, un bouffon poétique. Avec une maîtrise de l’espace exceptionnelle, Omar Porras ordonnance les mouvements des acteurs en un ballet de figures qui prennent place dans le paysage. La musique, écrite et interprétée au piano par Didier Puntos, habite le spectacle, comblant l’indicible qui se cache derrière les mots de l’auteur.
« Ma relation avec la musique n’est pas opportuniste, dit le metteur en scène. Elle ne cherche pas à remplir un espace ou un abîme. C’est un personnage important qui doit se rajouter et qui manque au théâtre, contrairement à l’opéra. Par exemple, si je monte un opéra, je me laisse emporter par la force de la rivière, qui est la musique, et qui m’amène sur la rive, le texte. Elle est ainsi fondamentale à mon travail, ne serait-ce que par la possibilité qu’elle offre de pouvoir entrer dans l’œuvre. »
Omar Porras livre ici une très belle version de la Dame de la mer qu’il ne faut pas manquer, si elle passe dans votre région.
Spectacle joué au Théâtre de Bonlieu, Annecy du 8 au 10 décembre.
Ô chorégraphie et scénographie de Thô Anothaï
Le chant mélodieux d’une soliste japonaise (Mina Mermoud), priant pour l’âme d’un noyé, ouvre le spectacle. Quand la voix éthérée s’évanouit, elle fait place à une toute autre ambiance.Trois danseurs (Saïf Remnide, Thô Anothaï Marino Alexandre), font leur entrée devant l’image projetée d’un torrent de montagne. Dans le fracas de l’eau qui dévale, ils se mettent à évoluer, engageant un combat contre cette force sauvage.
Avec de vifs mouvements inspirés du hip-hop, mais très stylisés, ils luttent, peinent, se cabrent, virevoltent. Chacun des trois interprètes répond à cette violence, corps solides, muscles bandés, comme dans les compétitions de hip-hop.
C’est avec plus de douceur que les artistes affrontent l’eau qui envahit le plateau: glissades, plongeons, ébats, les corps testent ce sol liquide, où tous les appuis et les figures se trouvent transformés. La technique du danseur doit s’adapter, et faire sien cet univers fluide. Les deux tambours japonais de Daï Castaing, aux sons telluriques émergent progressivement des reflets de l’eau, créant une très belle image, et le musicien vient rythmer la troisième partie de la pièce.
C’est la seconde chorégraphie de Thô Anothaï, qui développe ici un style original dans une belle scénographie. Formé au hip-hop et au jazz, il mâtine sa danse de touches orientales. Né au Laos il y a trente quatre ans, il fait ici appel à des souvenirs de son enfance, notamment la fête de l’eau. Et comme ici, il entend fonder ses prochaines pièces sur l’exploration d’autres éléments. On regrette seulement que les interprètes se trouvent parfois comme isolés dans cette confrontation avec l’univers aquatique, car la danse manque un peu de choralité. Peut-être le hip-hop tend-il à privilégier la performance individuelle ?
Mais Thô Anothaï fait ici des débuts très prometteurs.
Mireille Davidovici
Spectacle dansé au Théâtre de Bonlieu, à Annecy, les 9 et 10 décembre.